Comme le rappelle lâexpert vĂ©tĂ©ran amĂ©ricain Loch Johnson1, le renseignement rĂ©pond Ă un besoin anthropologique : la nature humaine espĂšre une amĂ©lioration de sa condition, mue par un instinct dâambition, et craint simultanĂ©ment le danger, soumise Ă un instinct de survie, ce qui provoque chez lâhomme la recherche dâinformation (sâinscrivant dans un « cycle du renseignement »), la protection de lâinformation quâil dĂ©tient (justifiant le « contre-espionnage »), la recherche dâun avantage accru (possiblement sous la forme dâune « action clandestine ») et la protection contre les abus du secret (aujourdâhui dĂ©nommĂ©e accountability). On peut Ă©largir cette exigence individuelle Ă celle de toute communautĂ©. Le besoin de renseignement est ainsi liĂ© Ă ce que lâuniversitaire canadien Charles-Philippe David appelle la « permanence de lâĂ©tat dâinsĂ©curitĂ©2 ». La notion de renseignement est donc de ce fait presque aussi ancienne que celles dâespionnage et dâhistoire, mais elle ne se laisse pas facilement apprĂ©hender : comme lâindique un observateur amĂ©ricain, « toutes les tentatives pour dĂ©velopper des thĂ©ories ambitieuses sur le renseignement ont Ă©chouĂ©3 ». En 2002, un des historiens internes de la communautĂ© amĂ©ricaine du renseignement, Michael Warner4, regrettant lâabsence dâune « dĂ©finition du renseignement communĂ©ment acceptĂ©e », soulignait la nĂ©cessitĂ© de cette dĂ©finition.
Il faut pourtant se garder dâenserrer le renseignement dans des concepts trop vagues. Comme lâa indiquĂ© lâexpert suĂ©dois Wilhelm Agrell, « si tout est renseignement, rien nâest renseignement5 ». Il ne faut pas non plus en donner une dĂ©finition trop absolue car, comme le rappelle le criminologue canadien Jean-Paul Brodeur, « le renseignement nâest pas un objet qui tient sa spĂ©cificitĂ© de ses caractĂšres intrinsĂšques mais plutĂŽt de ses propriĂ©tĂ©s relationnelles6 » avec des notions comme lâinformation, le savoir, la science, la preuve, la surveillance, le producteur, le destinataire, le contenu ou le processus.
En français dâaujourdâhui, le mot « renseignement » dĂ©signe une double rĂ©alitĂ©. Il reprĂ©sente dâune part une information particuliĂšre, mĂȘme si sa particularitĂ© ne doit pas aller jusquâĂ considĂ©rer, comme le veut la thĂ©orie amĂ©ricaine de lâintelligence exceptionalism, quâil sâagisse dâune information radicalement diffĂ©rente des autres. Celle-ci rĂ©pond Ă des besoins spĂ©cifiques, sâinscrit dans des considĂ©rations dâĂtat et dans un souci permanent de sĂ©curitĂ©. Il est dâautre part une organisation, une structure, une machinerie confinĂ©e, relevant de lâĂtat et travaillant sous le contrĂŽle de lâexĂ©cutif. Il est donc nĂ©cessaire dâidentifier prĂ©cisĂ©ment ce type particulier dâinformation, dĂ©nommĂ©e intelligence en anglais, Nachrichten en allemand, ŃĐ°Đ·ĐČДЎĐșĐž en russe, jĆhĆ en japonais ou qĂng bĂ o (æ
æ„) en chinois, mais aussi de dĂ©crire les traits caractĂ©ristiques de la machinerie qui le produit. Cette information singuliĂšre, marquĂ©e par le secret et le confinement, doit compter avec lâavĂšnement de la sociĂ©tĂ© de lâinformation, dĂ©finie, elle, par lâaccumulation dâinformations globalisĂ©es, ouvertes et concurrentielles. Au XVIIe siĂšcle, le mathĂ©maticien britannique Thomas Bayes a dĂ©montrĂ© comment il Ă©tait possible dâamĂ©liorer les probabilitĂ©s de bonne dĂ©cision en mixant de nouvelles et dâanciennes informations7. Mais si le renseignement sâinscrit dans une approche gĂ©nĂ©rale que lâon peut qualifier de « bayĂ©sienne », son Ă©conomie est diffĂ©rente.
Il est nĂ©cessaire de mesurer comment et dans quelles conditions ce secteur des politiques publiques, profondĂ©ment enracinĂ© dans une culture du secret, du cloisonnement et de la clandestinitĂ©, sâinsĂšre dans les dĂ©mocraties fondĂ©es sur le suffrage, la dĂ©libĂ©ration, la critique, la transparence et le droit, avec quelles tensions, quels arbitrages et quelle cohĂ©rence. Câest dire la difficultĂ© de trouver une dĂ©finition synthĂ©tique, consensuelle, pour une rĂ©alitĂ© qui est Ă lâĂ©vidence composite et parfois contradictoire. Câest dire aussi le poids des dĂ©fis, des obstacles et des contradictions qui pĂšsent sur lâĂ©volution du renseignement aujourdâhui.
1. Ă la recherche dâune dĂ©finition fonctionnelle du renseignement
Cette quĂȘte est Ă rapprocher, parmi de nombreuses tentatives, de dĂ©finitions qui permettent de mettre en Ă©vidence les fonctions du renseignement.
a) Lâapproche psychologique
Selon les Grecs anciens, le renseignement Ă©tait la mĂštis : une intelligence avisĂ©e et rusĂ©e, qui Ă©tait divinisĂ©e. Selon la dĂ©finition de lâhellĂ©niste (et rĂ©sistant) Jean-Pierre Vernant8, il sâagissait dâun « ensemble complexe, mais trĂšs cohĂ©rent, dâattitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacitĂ©, la prĂ©vision, la souplesse dâesprit, la feinte, la dĂ©brouillardise, lâattention vigilante, le sens de lâopportunitĂ©, des habiletĂ©s diverses, une expĂ©rience longuement acquise ». Cette approche nâest pas dĂ©passĂ©e et retrouve mĂȘme peut-ĂȘtre ces jours-ci un sens nouveau face aux soubresauts que connaĂźt le monde. Sous cet angle, le renseignement est une attitude correspondant Ă la notion de situational awareness Ă©voquĂ©e par des auteurs anglo-saxons comme David Omand, aussi bien quâune envie et un dĂ©sir de connaĂźtre et comprendre. Il sâoppose autant Ă une vision doctrinaire des rĂ©alitĂ©s quâĂ un abandon crĂ©pusculaire devant celles-ci. Câest aussi, comme le signale le romancier Percy Kemp, « une affaire de bĂȘte Ă sang froid9 ». En suivant la caractĂ©rologie proposĂ©e par le philosophe Gaston Berger10, le recours au renseignement serait le fait de personnalitĂ©s de type secondaire qui nâauraient de lâhistoire quâune vision exaltĂ©e.
b) Lâapproche organisationnelle
Le renseignement est aussi une mĂ©canique â une machinery, selon lâexpression naguĂšre retenue par le gouvernement britannique â et un processus mettant en jeu de nombreux acteurs individuels et collectifs qui relĂšvent de lâĂtat. Dans cette perspective, il sâagirait de produire une information que le secteur privĂ© ne peut offrir aux autoritĂ©s. Selon lâexpert amĂ©ricain Bruce Berkowitz11, « la justification dâun appareil de renseignement est de trouver et interprĂ©ter une information concernant la sĂ©curitĂ© nationale dont le gouvernement a besoin mais quâil ne peut obtenir des mĂ©dias ou dâautres sources commerciales. Cette information relĂšve gĂ©nĂ©ralement des catĂ©gories suivantes : de lâexpertise que le secteur privĂ© ne peut entretenir parce quâelle serait non profitable ; de lâinformation que le secteur privĂ© ne veut ou ne peut collecter parce quâelle serait non profitable ou trop exigeante sur le plan technologique ; de lâinformation que le secteur privĂ© ne veut ou ne peut collecter en raison des contraintes lĂ©gales ou des risques ». Il y aurait ainsi une vision sinon marchande, du moins Ă©conomiste, du renseignement.
La machine Ă renseigner sâinscrirait alors dans une dimension cybernĂ©tique, selon lâexpression forgĂ©e par Norbert Wiener en 1948. Selon Mark Lowenthal, qui constitue toujours un guide sĂ»r, le renseignement correspond dâabord Ă un « processus par lequel des informations spĂ©cifiques importantes pour la sĂ©curitĂ© nationale sont demandĂ©es, collectĂ©es, analysĂ©es et fournies ». InspirĂ© par les mĂ©thodes dâorganisation industrielle des annĂ©es 1920 et par une attention particuliĂšre au contrĂŽle de sa confection, il vise Ă la qualitĂ© du produit quâil fournit Ă ses destinataires. Compte tenu de ses origines, il ne peut cependant Ă©chapper au risque dâobsolescence : pour le commentateur David Rothkopf, « les consĂ©quences profondes de lâavĂšnement de lâĂąge de lâinformation posent de questions sĂ©rieuses sur lâavenir du renseignement [âŠ]. Il y a un besoin toujours plus urgent de repenser comment, pourquoi, quand, oĂč et par quels moyens le renseignement est collectĂ©, analysĂ© et utilisĂ©12 ».
c) Lâapproche politique
Certains auteurs, tels les experts britanniques Peter Gill et Mark Phythian13 ou lâhistorien SĂ©bastien-Yves Laurent14, soulignent que le renseignement nâest pas seulement un processus dâinformation et de connaissance mais aussi un processus de puissance impliquant politique et action. Câest le « pouvoir de renseignement » (intelligence power) dĂ©fini par le vĂ©tĂ©ran britannique Michael Herman, qui peut devenir aussi « pouvoir du renseignement ».
On sâattache ici Ă sa finalitĂ©, en liant son particularisme Ă son destinataire : une « information collectĂ©e, organisĂ©e ou analysĂ©e pour les acteurs ou les dĂ©cideurs15 » ou une « information politiquement pertinente, collectĂ©e par des moyens ouverts et clandestins et soumise Ă lâanalyse, afin dâĂ©duquer, dâĂ©clairer ou dâaider le dĂ©cideur dans la formulation et la mise en Ćuvre de la politique Ă©trangĂšre et de sĂ©curitĂ© nationale16 ». Le renseignement est alors un adjuvant de la dĂ©cision. Comme le veut la dĂ©finition allemande du renseignement, câest lâĂ©clairage (AufklĂ€rung) qui est recherchĂ©. Aux Ătats-Unis, les buts officiels du renseignement sont ainsi, en vertu de lâExecutive Order (EO) 12333 prĂ©sidentiel du 4 dĂ©cembre 1981 amendĂ©, dans sa derniĂšre rĂ©daction, le 31 juillet 2008, de « fournir au PrĂ©sident, au Conseil de sĂ©curitĂ© nationale et au Conseil de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure lâinformation nĂ©cessaire pour fonder les dĂ©cisions relatives a...