CHAPITRE 1
Le nouvel ordre narcissique
Pourquoi lui et pas moi, qu'est-ce qu'il a de plus que moi ? Pourquoi ne serais-je pas en haut de l'affiche ? Les questions de la suprématie et de la rivalité existent depuis l'origine de l'homme. Deux mouvements opposés s'affrontent, depuis toujours. Dans l'Ancien Testament comme dans l'Évangile est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même… » L'idée est simple, il s'agit de vouloir pour autrui le bien que nous désirons pour nous-même. En même temps, dans la société humaine primitive, ce qui fut une horde sauvage, le père, violent, garde pour lui toutes ses femmes. Il chasse ses fils à mesure qu'ils grandissent. Un jour, les fils chassés se réunissent, tuent, déciment la horde paternelle. En mangeant ce père tué, ils réalisent le repas totémique qui leur donne les forces et les pouvoirs de leur père. Cette rivalité entre les individus, les humoristes l'ont bien captée. Iznogoud, le vizir du calife, n'a qu'une seule et même idée : « Je veux devenir calife à la place du calife ! » Toute son existence est animée de cette seule et même idée. Elle est à la source de toutes ses aventures, toutes ont pour but de détrôner le calife pour le remplacer. Iznogoud symbolise les forces obscures de la rivalité : l'hypocrisie, l'envie, les intrigues, l'égoïsme. Cette idée d'assouvir un besoin de puissance et de détrôner un supérieur a introduit dans le langage de tous les jours l'expression « vouloir devenir calife à la place du calife ». La notion de « superhéros », telle que l'incarne Iznogoud, concerne autant les humoristes que les jeux de console. L'expression de la rivalité en politique existe depuis l'aube de l'humanité, elle est parfaitement illustrée par l'opposition, plus de quatre cents ans avant J.-C., entre Thucydide et Alcibiade. Quelques faits : Thucydide, homme politique et historien, s'oppose avec violence à Alcibiade qui veut entraîner Athènes dans une guerre contre la Sicile. Thucydide le décrit comme un individu imbu de lui-même, il cite les propos d'Alcibiade pour le tourner en dérision : « Le commandement m'appartient mieux qu'à d'autres… Ce qui m'attire la malveillance est précisément ce qui fait ma gloire… » Thucydide se fait bien des ennemis, outre l'hostilité d'Alcibiade, il fait l'objet d'un ostracisme c'est-à-dire d'un exil hors de la cité. Thucydide exprime alors un fort ressentiment vis-à-vis d'Alcibiade : « Bien des gens se montrèrent effrayés par les extravagances scandaleuses de sa vie et par l'énormité des ambitions qu'il manifestait par tous ses actes. Si Alcibiade voulait la guerre, c'était pour son profit et pour satisfaire sa vanité et sa soif de commandement. »
Voici cette question éternelle : il existe une morale des hommes qui défend l'amour du prochain et, depuis l'aube de l'humanité, les individus se combattent pour accéder à une position dominante. Quels en sont les premiers ressorts ?
Le besoin de dominer
Une première explication dérive de la zoologie. Dans beaucoup d'espèces animales existe un individu dominant, le plus souvent un mâle mais parfois une femelle. Les autres membres du groupe suivent, se soumettent à lui. L'individu dominant jouit de prérogatives alimentaires ou sexuelles. Chez le chimpanzé, l'individu dominant utilise des méthodes sophistiquées comme la fraternisation ou la capacité à nouer des alliances politiques afin de prendre le pouvoir du groupe. Dans la plupart des espèces, l'origine du pouvoir provient de la force physique ou de l'habileté à déjouer les pièges ou les difficultés de l'existence. Dans l'espèce humaine, le besoin de dominer s'explique par plusieurs facteurs. Dans de nombreux cas, l'individu manifeste des prétentions exagérées ; il cherche à dominer les autres. Par sa naissance, ses études, son rang social, il se croit au-dessus de ses congénères ; cet élitisme devient une vertu dominante. Parfois, c'est une revanche sur des origines sociales pauvres, une compensation d'une petite taille, une contrepartie au sentiment d'être une victime ou une exception, lié à une disgrâce physique ou à un handicap. Ce sentiment de revanche poussera l'armateur milliardaire Aristote Onassis à conquérir Jacqueline Kennedy, veuve du président des États-Unis assassiné, image de la beauté, du luxe et du pouvoir. Dans ce besoin de dominer l'autre s'expriment les transmissions familiales des valeurs de réussite ou bien les messages implicites de la société sur l'importance de la célébrité, du pouvoir.
Enfin le sentiment d'être au-dessus des autres représente un des aspects essentiels du narcissisme. Comme l'évoque encore Thucydide dans le portrait au vitriol qu'il dresse d'Alcibiade en faisant parler ce dernier : « Est-ce donc un crime, à qui est animé d'un noble orgueil, de ne pas aller de pair avec tout le monde ? Tous ceux qui se distinguent de la foule provoquent de leur vivant la jalousie de leurs égaux et même de ceux qui les entourent… »
Ce besoin de dominer l'autre s'illustre de différentes façons. Il n'y a pas d'enjeu vital ; l'objectif n'est pas la survie, il s'agit simplement du plaisir d'être devant. Saint Augustin se reconnaît, dans Les Confessions, une tentation « d'être craint ou d'être aimé des hommes » mais il avoue que cette « gloriole » est une « duperie » qui exprime une « répugnante vanité ». Dans la rivalité extraordinaire qui opposa le philosophe allemand Husserl à son élève Heidegger, Husserl, plus âgé, exprimait une confiance absolue vis-à-vis de son élève alors que ce dernier le critiquait fortement puis le dénigrait en public. Husserl dira que « la trahison de Heidegger fut une attaque contre les racines les plus profondes de son existence ». Le besoin d'être à la tête d'une école de pensée philosophique fut un des moteurs, bien sûr pas le seul, qui conduisit Heidegger à ne pas défendre son maître lorsque les lois antisémites se développèrent dans l'université allemande, obligeant Husserl à démissionner de son poste. Cela appartient à l'histoire de la phénoménologie.
Une apparente convivialité
Une autre question vient à l'esprit : le bal des ego prend-il une importance accrue actuellement, est-ce un fait plus marquant de la société actuelle ?
La mode est à la convivialité. Une apparence égalitaire réunit beaucoup d'entre nous sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, nous avons des « amis » par centaines, milliers ou plus. Ce sentiment de convivialité anime aussi bien la publicité que les valeurs de l'entreprise ou les innombrables clubs que développent des marques, des groupes industriels : clubs de consommateurs, d'actionnaires, d'utilisateurs… La convivialité postule l'ouverture vers les autres. Elle prône des rapports humains détendus, simples, souples et égalitaires. À cette idée de convivialité s'associent le sentiment de bien vivre ensemble, l'esprit d'équipe et un climat de confiance et de bienveillance. Mais ce concept de convivialité est battu en brèche, il explose, dans des circonstances où se jouent des rivalités pour une promotion, le maintien de son emploi ou bien des exigences professionnelles accrues du fait d'une tension économique ou de la rigidification de la gestion des ressources humaines. La convivialité laisse planer l'idée d'un sentiment égalitaire ou d'une sécurité. La convivialité est sous-tendue d'un idéal « rousseauiste ».
Pour Rousseau, les hommes vivent dans l'abondance, la liberté et l'égalité. L'amour des autres fait partie de la « perfectibilité » qu'il accorde à la nature humaine. Ainsi, la convivialité définit une des modalités d'une vision égalitaire, pacifique, positive, regroupant les êtres humains. Mais cette tendance égalitaire, pacifiste, s'oppose à d'autres passions plus instinctives émanant de l'agressivité humaine. Il intervient aussi un phénomène, au sein de communautés où tout devient identique, de mise en épingle de tensions et de rivalités sur des thèmes mineurs. À Freud revient la paternité du terme de « narcissisme des petites différences ». Ce narcissisme oppose les supporters d'un même club de football regroupés dans des associations différentes ; il sépare les « amateurs de Mac » et « ceux de PC », comme il opposera dans les derbys sportifs deux villes aussi proches que Bayonne et Biarritz. Voilà deux clubs situés à moins de 15 kilomètres l'un de l'autre, tous deux figures majeures du Pays basque. Comme peuvent l'exprimer quelques tags ou graffitis : « Je soutiens le club de Biarritz et tous les ennemis de Bayonne. » Ce narcissisme des petites différences justifiera de revendiquer des origines bretonnes, occitanes ou alsaciennes. Il peut entraîner des comportements plus inquiétants. Les petites différences mises en exergue vont justifier des esprits de corps, des appartenances exclusives à des groupes humains ou à des associations. Les anciens élèves d'une grande école s'uniront pour favoriser l'accession à un poste d'un des leurs, de la même façon des groupes bâtis autour d'une identité – énarques, compagnons du devoir, internes des Hôpitaux, anciens scouts – vont privilégier les leurs. Dans ce qui est devenu un espace de vie similaire, là où bien des individus se ressemblent, le narcissisme des petites différences devient le moteur de la rivalité. Si, dans la plupart des cas, cette rivalité appartient au domaine de l'émulation ou de la compétition, dans quelques circonstances, elle va pousser à l'exclusion et au combat violent.
Ces lignes de fracture, déjà comparées à la tectonique des plaques continentales, provoquent une contradiction majeure, entre ce profond sentiment d'égalité et de convivialité et le besoin d'apparaître différent, d'exister dans une singularité et de marquer une originalité voire une supériorité par rapport aux autres.
Uniformisation et singularité
Ce phénomène est-il plus marqué actuellement ? Si l'on considère la tendance à l'uniformisation, le rabotage des singularités, le caractère similaire des conduites comme celui des enseignes commerciales, on se rend compte que, de plus en plus, à travers la planète, les hommes acquièrent l'idée d'une civilisation commune. Une vingtaine de grandes marques se retrouvent aussi bien à Shanghai qu'à Rio de Janeiro, à Paris ou à Singapour. Mais au sein de cette uniformisation se manifeste un besoin fondamental d'exister et de faire valoir son identité. Strenger évoque cette « bourse globale du moi, notre individualité ressemblant à une action cotée à Wall Street, dont la valeur monte et descend au cours de la journée, selon le nombre de clics, d'avis favorables, ou en fonction de notre positionnement dans tel ou tel classement professionnel, social, amical ». Le développement de groupes ethniques, religieux, de supporters sportifs en représente un autre exemple. Écoutons la prière d'un supporter du club de football Boca Juniors de Buenos Aires : « S'il vous plaît, faites votre possible pour que mes cendres puissent être introduites dans la Bombonera [nom du stade] et soient dispersées sur le terrain. » On est fan de « Boca » jusqu'à la mort et même au-delà. Ce sentiment d'appartenance s'exprime dans le testament des fans. On rapatrie des cendres de supporters, elles arrivent par bateau depuis les États-Unis pour être dispersées sur le stade. Ce qui transcende le sentiment d'appartenance à une famille ou à une ville, c'est l'appartenance au club de football.
Pourquoi s'intéresser actuellement à ce phénomène ?
Les tensions évoquées plus haut laissent les individus perplexes. Dans le discours ambiant fait de convivialité, la survenue de moments personnels difficiles ou de crises professionnelles va faire apparaître des failles. Ces failles se manifestent par une souffrance à l'origine d'un mal-être au travail mais également de somatisations ou de troubles musculo-squelettiques : des douleurs, des courbatures et un sentiment d'intense pénibilité. Une longue série de suicides en entreprises a soudain révélé l'importance des enjeux relationnels et de gestion humaine qui affectaient la vie de chacun. De façon analogue, les caractéristiques de certaines personnalités jouissant sans vergogne de leur pouvoir sur les autres, les petits chefs, les tyrans d'entreprise, les harceleurs professionnels, sont maintenant mieux connues. Ces personnalités exercent une action corrosive et déstructurent progressivement des individus soucieux de leur travail et de leur insertion dans la vie sociale. Lorsque la seule règle se résumait au travail et à l'obéissance, nul ne songeait à se rebeller. À partir du moment, c'est heureusement le cas, où des concepts comme la qualité de vie, le bien-être dans l'entreprise, la prise en considération des besoins humains au travail infiltrent notre quotidien, dès lors ces aspérités que présentent les ego surdimensionnés, ceux qui écrasent les autres, les despotes du quotidien, vont prendre un relief particulier. Comment naissent de tels ego, comment s'expriment-ils, comment les reconnaître et essayer de réagir ? Toutes ces questions prennent une acuité particulière.
CHAPITRE 2
Qu'est-ce que l'ego ?
À cette question, tout le monde apporte une réponse, l'ego appartient au langage quotidien. Ego en latin veut dire « je » ou « moi », mais ce mot a subi, comme les mots « stress » ou « schizophrénie », une telle vulgarisation qu'on en arrive à lui donner plusieurs sens. En fait, il en existe deux ; ils ne sont pas superposables. Ils rendent compte de la plupart des utilisations du mot ego. Le premier sens est le plus commun, celui du langage de tous les jours, il donne à l'ego la signification de fierté, d'orgueil, d'égoïsme ou de vanité. Ce sens est celui entendu quand l'on parle d'ego surdimensionné, exagéré, surmultiplié. Il indique cette surestime de soi, dont la personne a peu ou prou conscience, mais dont les autres perçoivent le caractère démesuré. Le deuxième sens d'ego, plus scientifique, appartient à la psychologie dite du moi. L'ego est le moi. Le moi possède deux composantes, à l'image d'une enveloppe et de son squelette. L'enveloppe est l'état de conscience de nous-même, notre manière d'être, notre personnalité, celle perçue des autres et celle que nous croyons percevoir. Il s'agit d'une interface. Le squelette du moi fonctionne comme un creuset où se mélangent des forces et des influences. De la même façon que l'os est un tissu vivant en construction et en destruction, dans le moi des forces et des pulsions inconscientes, qui appartiennent au ça, se confrontent aux règles définies par la société et aux exigences parentales du surmoi. Entre les deux, le ça et le surmoi, un système maîtrise les conflits internes et les pulsions. Il tente de s'adapter aux exigences de la réalité extérieure. Le résultat final aboutit à notre personnalité, c'est le moi.
Si l'on interroge plusieurs personnes sur la définition qu'elles donnent à l'ego, elles parlent de l'estime de soi, de la capacité à s'occuper de soi-même, à se gratifier, mais elles citent aussi le fait d'avoir une trop bonne opinion de soi-même, au point de se prendre pour une personne importante, une personne de valeur. Si l'on veut rester dans le monde de la psychologie, il faut juste rappeler les origines de l'ego et ses fonctions.
La construction du moi
À l'origine, le moi est un système unificateur. Toutes les perceptions corporelles que perçoit le bébé, les sensations externes et internes, sont unifiées et permettent à l'individu d'avoir une conscience complète de lui-même. Il distingue alors ce qui lui appartient et ce qui appartient à l'autre. Il comprend l'existence de délais entre un besoin et sa satisfaction, comme avoir faim et obtenir le sein de sa mère. L'intégration de la notion de délais introduit la temporalité, il y a des satisfactions immédiates, d'autres sont différées. Le bébé développe des pensées, des interrogations, des inquiétudes, ainsi le moi devient progressivement une conscience de soi. Le moi se conçoit comme un filtre et un organisateur. Comme filtre, il perçoit les signaux de danger, aussi bien intérieurs qu'extérieurs. Si une angoisse se manifeste en présence du danger, elle va connaître de multiples destins pour se fixer sur des pensées, des situations extérieures inquiétantes, les phobies, des craintes corporelles. Comme organisateur, le moi exprime sa capacité à transformer des éléments primaires en des éléments plus élaborés ou secondaires. Ces éléments primaires que sont l'impulsivité, les réactions neurovégétatives, l'accélération du cœur, le fait de rougir ou de transpirer, les impatiences physiques, vont évoluer vers des pensées ou des images. Les éléments secondaires traduisent une canalisation, une élaboration. Ils s'expriment par la pensée logique, le raisonnement, l'imaginaire et la créativité. Le moi fonctionne en interaction permanente avec le monde extérieur et son ambassadeur initial essentiel qu'est la maman. La maman intervient dans les processus primaires. Elle berce le corps, elle le réchauffe, elle introduit les odeurs, les rythmes. Elle répond à la faim et à la soif. Mais la mère intervient aussi dans les processus secondaires. La comparaison entre le visage de la mère et celui d'une autre personne fait naître l'angoisse de l'étranger vers le neuvième mois. Des défaillances dans la régulation des processus primaires ou des processus secondaires susciteront chez le sujet des lézardes, des failles, pouvant toucher l'intégration unifiée de l'image de lui-même ou les rapports qu'il nouera avec les autres et le monde extérieur. Nous sommes là à l'origine des anomalies qui peuvent altérer l'ego. Une insuffisance maternelle, une maladie physique grave, des traumatismes blessent le développement de l'ego, son fonctionnement se fera sur un mode moins harmonieux. Il utilisera des systèmes archaïques, moins élaborés et moins mûrs, comme la pensée magique, un mauvais contrôle des impulsions ou des pensées irrationnelles. Cette importance particulière accordée au fonctionnement de l'ego a donné naissance à l'egopsychologie.
L'egopsychologie
Le développement de cette branche de la psychologie a surtout été marqué en Amérique du Nord. Cette école de pensée met l'accent sur les fonctions de l'ego. L'une des plus essentielles vise à réguler harmonieusement les interactions entre le ça et le surmoi, en tenant compte des âges de développement de l'individu. Dans l'egopsychologie, une grande importance est conférée à l'environnement : le rôle des parents, les événements extérieurs. Les éléments pulsionnels et fantasmatiques, moins immédiats dans la conscience, sont abordés avec moins d'importance. Dans cette perspective les interactions mère-enfant jouent un rôle essentiel, selon Spitz. En un mot, l'essentiel est relationnel. On accorde un intérêt tout particulier aux processus, c'est-à-dire à l'ensemble des phénomènes relationnels qui agissent en permanence avec le monde extérieur. L'egopsychologie s'intéresse à notre capacité d'adaptation à ...