Deux siècles pour comprendre la fécondation
Il aura fallu deux siècles pour que l’évidence se fasse jour. Les savants du XVIIe et du XVIIIe siècle ont multiplié les expérimentations souvent ingénieuses, mais l’éclairage idéologique qui baignait leurs recherches les a empêchés de comprendre le rôle exact de l’homme et de la femme dans la fécondation.
L’idéologie contre les faits
« L’homme lui-même provient d’un œuf », s’était déjà exclamé William Harvey en 1651 – ce qui avait suscité les sarcasmes de quelques esprits caustiques comparant la femme à une poule pondeuse. Quant à Antony Van Leeuwenhœk, découvrant en 1677 les spermatozoïdes, il s’était laissé emporter par son enthousiasme. Poète, il croit observer de véritables familles d’animalcules. Il distingue sur les lames de son microscope des spermatozoïdes mâles et des spermatozoïdes femelles, et, à la saison des amours, il voit de petits spermatozoïdes accompagnant leur mère… Albrecht von Haller, au début du XVIIIe siècle, après avoir minutieusement disséqué des ovaires de femme, conclut que l’élément fondamental de l’œuf de De Graaf est son contenu liquidien à partir duquel se forme l’embryon.
L’abbé Spallanzani (1729-1799) cherche simplement à étudier les mécanismes de la reproduction des batraciens. Il accouple mâles et femelles, avec ou sans culotte. « Les suites de l’expérience furent telles qu’on doit les attendre, aucun des œufs n’a pu éclore en cas de culotte empêchant le contact des spermatozoïdes. » Il est un des premiers à pratiquer l’insémination artificielle, en 1780 il ensemence ainsi une chienne en chaleur. Il a également prouvé qu’il existait dans le sperme des batraciens un « principe » nécessaire à la fécondation. En filtrant le sperme et en le déversant sur les œufs, il n’obtient pas de têtards, s’il badigeonne ces mêmes œufs de sperme frais, l’éclosion a lieu.
Au XVIIIe siècle, les connaissances en embryologie restent très limitées. Les explications du processus de fécondation sont aussi dogmatiques que fantasques et se combattent à coups d’arguments idéologiques. Les épigénistes considèrent que l’embryon prend forme et se structure étape par étape, en fonction de l’environnement. Les pré-formationnistes voient en lui un homme miniature, un homuncule, déjà tout entier formé. La découverte, à la fin du siècle précédent, des gamètes mâles et femelles, a compliqué le débat au lieu de l’éclairer. Les uns, à la suite de François de Plantade, affirment que l’embryon provient à part entière du spermatozoïde ; les autres, à l’instar de Charles Bonnet, défendent la thèse oviste : tout est contenu dans l’ovule, et l’animalcule spermatique n’est porteur que de l’aura seminalis, principe qui permet au germe contenu dans l’ovule de se développer !
Aux thèses privilégiant l’homme ou la femme s’ajoutent celles des moléculistes, chaque partie du corps de l’homme et de la femme participe à l’élaboration de la semence. Lors de la fécondation, les molécules s’apparient par genre, selon un phénomène d’attraction qui n’est pas sans rappeler l’attraction newtonienne : celles des membres avec celles des membres, celles du visage avec celles du visage. Et si l’appariement ne se fait pas de façon appropriée, l’enfant pourra être difforme. Cette explication lumineuse, à défaut d’être exacte, expliquerait les malformations congénitales. Une variante de cette thèse se retrouve chez les séminovistes. Pour eux, la fusion n’est pas une fusion de semences : la jonction se fait dans l’œuf féminin. De toutes les théories, c’est la moins erronée, mais c’est aussi celle qui a le moins de partisans.
Même aveuglement en ce qui concerne le lieu de la fécondation. Nombreux sont les observateurs qui rapportent des cas de grossesses extra-utérines, pourtant, seuls l’ovaire ou l’utérus sont considérés comme dignes de participer à la génération. L’idée que la rencontre entre les deux semences puisse se faire dans la trompe, un conduit « borgne », est écartée.
La religion, qui interdit des recherches sacrilèges, peut inciter les savants à faire l’ombre sur certaines de leurs réussites. Au lendemain des expériences de Spallanzani, le chirurgien écossais John Hunter pratique une insémination artificielle sur l’épouse d’un homme atteint d’une malformation de l’urètre. L’opération aurait été couronnée de succès, mais lui-même se garde bien de la mentionner dans ses écrits, et seul le bouche à oreille en avertit ses confrères. Un siècle plus tard, rien n’a changé. Le Dr Gigon, médecin des hôpitaux d’Angoulême, attend vingt et un ans avant de faire état d’une insémination qu’il aurait réussie en 1846. En un temps où les mécanismes de la fécondation ne sont pas élucidés, une telle expérience montre que le coït n’est pas indispensable à la conception. En 1890 enfin, un médecin, le Dr Dickinson, ose l’impensable, pratiquer une insémination avec sperme de donneur. Pour la première fois, les enfants adultérins entrent dans le champ de la médecine et de la vie conjugale.
Pas plus que le médecin antique, le savant des Lumières ne connaît donc l’origine de la semence, ni la part que prennent respectivement la femme et l’homme dans la reproduction. À la fin du XIXe siècle les tenants de la « conception électrique » sont encore nombreux, le coït vu comme une excitation électrique qui provoque la croissance de l’œuf, niché dans la matrice féminine. Trente ans plus tard, les mécanismes de la fécondation seront élucidés.
La naissance de l’hérédité
L’embryologie moderne voit le jour dans les dernières décennies du XIXe siècle. Karl Ernst von Baer découvre le véritable ovule, et son trajet dans la trompe ; surtout, il montre que les différentes parties de l’embryon se développent à partir de trois feuillets germinatifs. Mais sur la formation de l’embryon, les mécanismes de la fécondation et le mystère de l’hérédité, un voile épais demeure. Au milieu du siècle les histologistes se contentent d’admettre une relation entre l’ovule et le spermatozoïde, réfutant l’hypothèse, jusqu’alors vivace, d’une « imprégnation à distance » de l’œuf féminin par l’aura seminalis.
Premier pas vers la connaissance des mécanismes de l’hérédité des caractères acquis, les fameux travaux du prêtre morave Gregor Mendel (1860-1868) ne seront véritablement exploités par les biologistes que trente ans plus tard. Par ses études sur les pois, il démontre l’existence des caractères génétiques récessifs ou dominants. En 1883, la découverte par Edouard Van Beneden des chromosomes des gamètes mâles et femelles permettra de comprendre la transmission de ces caractères. Les chromosomes sont deux fois moins nombreux dans les cellules germinales que dans l’embryon, ce qui suggère que l’apport héréditaire du père et de la mère est identique. Entre-temps, en 1875, Oscar Hertwig est parvenu, en étudiant les oursins, à observer la pénétration du spermatozoïde dans l’ovule et la conjugaison des deux noyaux. Le mécanisme de la fécondation est enfin élucidé. L’apparition de l’embryon a désormais une explication logique
En 1880 le coup de grâce est porté à la thèse darwinienne de l’hérédité des caractères acquis par le savant allemand August Weismann. Il mène une série d’expérimentations sur des souris auxquelles il coupe la queue à chaque génération et observe que les portées suivantes ne comptent que des souriceaux normaux. De là sa conviction que les caractères acquis ne peuvent être transmis à la descendance. Le premier, il formule une théorie cohérente et complète de l’hérédité, posant les fondements de la génétique moderne. L’hérédité, postule-t-il, dispose d’un substrat, le « plasma germinatif », qu’il situe dans le noyau, plus précisément sur les chromosomes. Ce plasma permet à la fois la transmission invariante, d’une génération à l’autre, des caractères de l’espèce, et celle des caractères particuliers propres à chacun des parents.
La génétique moléculaire et la découverte de l’ADN
Il manquait à Weismann un élément fondamental pour affiner sa thèse, la découverte des mutations. Ce sera l’œuvre de Hugo De Vries, vers 1900. Là encore, un pan de la théorie darwinienne s’effondre. Darwin n’accordait que peu d’importance aux mutations brutales surgies de novo et estimait que la transformation des espèces se faisait de façon graduelle par accumulation d’une série de variations imperceptibles. De Vries affirme, à l’inverse, que les espèces apparaissent dans leur forme achevée, et de façon spontanée, sous l’effet des mutations et du hasard. L’année suivante, les travaux de Thomas Hunt Morgan viennent confirmer ses thèses et renforcer l’idée que les chromosomes sont bien le substrat de l’hérédité. Le support véritable de cette hérédité, l’ADN (Acide désoxyribonucléique, présent dans les noyaux cellulaires et porteur de caractères génétiques) ne sera découvert qu’en 1944 après les travaux de McLeod, McCarty et surtout d’Ostwald T. Avery à l’Institut Rockefeller de Bio-chimie. Enfin, et surtout, c’est en 1953 que James Watson et Francis Crick révéleront sa structure en double hélice, et la théorie du génome atteindra son apogée dans les années 1970 avec Jacques Monod et François Jacob. L’homme devient l’enfant du « hasard et de la nécessité ».
La décennie suivante n’est pas sans apporter son lot de bouleversements. Sur la circulation de l’information génétique et sur la mise en évidence dans les gènes de zones non codantes ne délivrant aucun message. Les travaux les plus récents, sans dénier tout rôle à la génétique, remettent en lumière le rôle de l’épigenèse, c’est-à-dire de l’environnement. Les modifications physico-chimiques des conditions de culture de l’embryon in vitro peuvent entraîner des variations importantes du poids fœtal, ainsi que cela a été constaté dans des expérimentations sur le veau ou le mouton. Ceci confirme que les manipulations in vitro des ovocytes (cellule sexuelle féminine contenue dans le follicule ovarien jusqu’à la ponte ovulaire) et de l’embryon peuvent avoir des effets dont l’apparition n’est pas immédiate. À notre époque où l’on insiste tant sur les facteurs héréditaires, de telles données permettent de souligner le rôle fondamental de l’épigenèse dès les premiers instants de la vie.
La génétique doit donc retrouver quelque modestie, renoncer à ses dogmes et, sans plus prétendre constituer une métaphysique de l’être, se contenter d’être un moyen explicatif de la physiologie humaine. On l’a vu : dans le domaine de l’embryogenèse, ni le dogme du préformationnisme ni celui de l’épigenèse n’approchent, seuls, de la vérité. Il faut prendre une troisième voie, qui admet l’un et l’autre. De même que la lumière est onde et corpuscule, de même le développement de l’individu est épigénétique et préformationniste ; et de même, l’embryon est une personne potentielle sans l’être. Telle est la...