L’étude scientifique des préférences et de la rationalité est connue sous de nombreuses dénominations. Dans la littérature contemporaine, on la retrouve le plus souvent sous les « étiquettes » suivantes : psychologie des préférences et de la décision, psychologie du raisonnement, psycho-économie, théorie comportementale de la décision, étude du jugement et de la prise de décision (Judgment and Decision-Making), illusions cognitives, ou encore Heuristiques et biais. Cette dernière dénomination procède d’un axe de recherche et d’une théorisation spécifique qui repose pour l’essentiel sur les travaux précurseurs d’Amos Tversky et de Daniel Kahneman.
En matière de préférences et de rationalité, on distingue généralement deux approches théoriques principales. La première relève de ce qu’on appelle en sciences sociales les théories normatives. Cette approche met l’accent sur les axiomes et les critères de décisions idéales prises par des sujets considérés comme pleinement rationnels. La seconde approche, qui relève des théories cognitives (souvent qualifiées, de manière trop réductrice, de « théories descriptives »), s’intéresse plutôt aux principes et aux mécanismes de décisions réelles prises dans certaines conditions par des sujets réels. Au-delà de cette distinction fondamentale se pose donc la question des rapports complexes qui existent entre les théories normatives et les théories cognitives.
Empiriquement, il apparaît en effet que les sujets réels dans des situations ordinaires de la vie quotidienne, comme dans le cadre de situations artificielles contrôlées (telles que le permettent les expériences en laboratoire) ne respectent pas, dans la plupart des cas, les principaux axiomes des théories normatives. Cependant, si les préférences, les choix ou les décisions ne sont pas rationnels au sens normatif du terme, les sujets réels ne sont pas pour autant « insensés », comme l’ont souligné Tversky et Kahneman. Les comportements non rationnels – du point de vue normatif – tendent à suivre des règles qui peuvent être souvent caractérisées par des modèles mathématiques. Les manquements à l’objectivité apparaissent donc, pour une grande partie d’entre eux, systématiques et prévisibles.
D’une manière générale, les théories normatives ne constituent pas le modèle de référence auquel tendent à se conformer les processus réels de prise de décision, même lorsqu’ils se manifestent dans des conditions « idéales », c’est-à-dire, par exemple, après une longue réflexion, en disposant d’une information exhaustive et d’instruments de calcul (papier, crayon, etc.). Le plus souvent, les processus cognitifs apparaissent en contradiction avec les canons de la théorie rationnelle de la prise de décision.
Au sein de la communauté scientifique, les réactions à la réfutation empirique de la théorie normative ont été multiples. Nous pouvons toutefois en distinguer quatre principales. La première relève d’une posture que l’on pourrait qualifier d’« évolutionnisme adaptatif ». Pour les partisans de cette approche, les théories normatives constituent une construction séduisante mais totalement inutile, dans la mesure où elles reposent sur la modélisation d’un objet inexistant, d’un « néant ». Ainsi, la notion même de « rationalité » serait vide de contenu. Ne serait rationnel que ce qui a contribué positivement à la survie biologique de notre espèce au cours de l’évolution (Gigerenzer, 1991). Cette approche est à notre avis insatisfaisante dans la mesure où elle constitue une position nihiliste. Les hommes ont en effet été capables de développer progressivement, par la culture et l’éducation, la logique, les mathématiques et le raisonnement scientifique. Ces instruments sont donc aussi le produit de notre évolution.
La deuxième peut être qualifiée de « comptabilisme ». Pour les partisans de cette approche, les théories normatives peuvent et doivent être corrigées conformément aux théories cognitives les plus solides. Il convient pour cela de privilégier les phénomènes d’apprentissage et d’autocorrection, et de laisser de côté les phénomènes transitoires, les prises de décisions inconsidérées, trop rapides ou résultant d’incompréhensions. Les approches normatives et cognitives sont censées converger pourvu que l’on néglige les phénomènes parasites (le « bruit de fond » psychologique) et que l’on se concentre sur les situations d’équilibre cognitif. Cependant, ce point de vue ne nous paraît pas fondé. Comme nous le verrons plus loin, ces « bruits de fond » constituent en fait des invariants, des universaux cognitifs de l’espèce humaine.
La troisième tient en un « normativisme » excessif. Les partisans de cette approche considèrent en effet que les théories normatives sont les seules théories réellement intelligibles. Les phénomènes psychologiques mis en évidence sont perçus comme marginaux et contingents. La psychologie de la décision résulterait donc, fondamentalement, de l’analyse d’aberrations transitoires. Quel que soit l’intérêt des cas présentés, ce qui existe de facto ne saurait affecter les normes de ce qui devrait être en principe. La séparation entre la sphère normative et la sphère cognitive est ici radicale. Les sciences économiques se doivent, par exemple, de continuer à se concentrer essentiellement sur une théorie de la rationalité pure.
La quatrième approche, que nous développerons dans le cadre de cet ouvrage, est celle de la double compétence. Nous considérons en effet que les théories normatives sont indispensables à la compréhension des phénomènes observés dans la vie courante, ou à l’occasion d’expériences en laboratoire. Les théories normatives restent le système de référence pour les théories cognitives de la décision. Elles légitiment la modélisation des phénomènes cognitifs, par exemple, notre faculté naturelle à raisonner, à comprendre les mathématiques, la logique, les probabilités, les lois fondamentales de l’économie, etc. Il existe cependant une autre faculté tout aussi naturelle : celle qui sous-tend les intuitions et les stratégies spontanées dans la résolution de problèmes (les « heuristiques »), comme nous le verrons un peu plus loin.
En somme, si les principes du raisonnement spontané, les critères des choix et des préférences réels ne sont pas réductibles aux normes rationnelles, ils ne sont pas non plus concevables indépendamment de ces normes. Une formule me semble particulièrement bien exprimer cette idée : « ni réductibles ni indépendants ». La stratégie de recherche le plus fructueuse consiste donc en une analyse comparative systématique entre l’approche normative et l’approche cognitive.
Méthodologie
Notre analyse repose sur des situations expérimentales claires et contrôlables dans lesquelles (1) un nombre limité d’options prédéfinies est proposé à des sujets « moyens », (2) les sujets sont invités à faire un ou plusieurs choix au terme d’un processus de « raisonnement » (conscient ou inconscient), qui s’inscrit dans une courte période de réflexion qui leur est accordée. (3) Il existe par ailleurs pour chacune de ces situations expérimentales des critères de rationalité qui sont censés structurer les choix individuels. Dans cette perspective, il convient d’exclure, d’une part, les choix arbitraires qui relèvent des goûts ou des habitudes personnels, et d’autre part, les décisions que l’on pourrait qualifier d’axiologiques et qui relèvent pour l’essentiel de l’éthique ou de la morale.
Les données caractéristiques de notre domaine de recherche sont constituées de préférences et de choix manifestes d’une majorité de sujets expérimentaux qui contredisent, de manière systématique et reproductible, les critères normatifs de la rationalité, mais qui peuvent être expliqués par des principes cognitifs suffisamment généraux. En outre, ces principes, dans leur ensemble et en bonne approximation, laissent supposer que notre objet d’étude est bien la connaissance des préférences et la psychologie des choix et de la prise de décision.
D’une manière générale, les critères de rationalité doivent être (a) suffisamment précis pour posséder un véritable contenu, et (b) suffisamment généraux pour que leur transgression manifeste par un sujet pleinement informé et libre de choisir soit considérée comme une atteinte à la rationalité imposant une explication par des processus cognitifs.
Quelques principes normatifs
Le principe de l’invariance procédurale
Le principe normatif de l’invariance procédurale peut être défini comme l’obligation de maintenir le choix d’une option lorsque les conditions logiquement équivalentes d’un même ensemble d’options sont proposées aux sujets. Autrement dit, les préférences doivent être indépendantes des « variations » dans les descriptions des différentes options offertes lorsque celles-ci sont toutes exhaustives, fiables et « clairement » interchangeables entre elles (d’un point de vue normatif abstrait).
Amos Tversky et E. Shafir (1996) ont cependant mis en évidence de manière expérimentale un certain nombre de choix contraires au principe de l’invariance procédurale. C’est notamment le cas dans les expériences suivantes. Imaginez tout d’abord que vous deviez choisir entre, d’une part :
(a) la certitude de gagner 240 €, et ;
(b) la possibilité de gagner 1 000 € avec une probabilité de 25 % (et donc une probabilité de 75 % de ne rien gagner du tout).
Et, d’autre part, entre :
(c) la certitude de perdre 750 €, et ;
(d) la possibilité de perdre 1 000 € avec une probabilité de 76 % (et donc une probabilité de 24 % de ne rien perdre du tout).
84 % des sujets placés devant ce dilemme préfèrent l’option (a) à l’option (b), et 87 % préfèrent l’option (d) à l’option (c). Ainsi, il apparaît qu’environ 85 % des sujets préfèrent la combinaison des options (a) et (d).
Imaginez maintenant que vous deviez choisir entre :
(e) la possibilité de gagner 240 € avec une probabilité de 25 % ou de perdre 760 € avec une probabilité de 75 %, et ;
(f) la possibilité de gagner 250 € avec une probabilité de 25 % ou de perdre 750 € avec une probabilité de 75 %.
Le choix apparaît ici évident dans la mesure où l’option (f) domine l’option (e). En effet, à probabilité égale, le gain est supérieur, et la perte inférieure, dans l’option (f). Ainsi, lorsqu’ils sont placés face à ce dilemme, la quasi-totalité des sujets choisit l’option (f).
Pourquoi ce choix est-il contraire au principe de l’invariance procédurale ? Examinons les deux dernières options de la manière suivante :
(e) 240 €, p = 25 % ; – 760 €, p = 75 %
(f) 250 €, p = 25 % ; – 750 €, p = 75 %
Il convient de noter ici que l’option (e) est précisément la combinaison mathématique des options (a) et (d), et l’option (f) la combinaison mathématique des optio...