Nous avons tendance à croire que ce qui est évident pour nous l’est également pour les autres. Bon nombre de personnes pensent qu’encourager une jeune fille souffrant d’anorexie à manger, à arrêter de vomir ou à supprimer l’usage des laxatifs suffit pour qu’elle renonce à ses comportements dangereux. Si cela était si simple, il y aurait moins d’anxieux, de déprimés, de dépendants au tabac, à l’alcool ou aux drogues. Pour qu’une personne réussisse à changer de manière persistante, il est nécessaire qu’elle y trouve des avantages. De plus, il faut que les déterminants biologiques du comportement et les mécanismes de régulation des grandes fonctions physiologiques n’interfèrent pas avec la volonté de la personne. Les conditions d’environnement, notre histoire personnelle, nos expériences passées influencent nos comportements et peuvent aussi entraver notre désir de changer.
Des stades de changement
Une théorie du changement a été élaborée pour de nombreux comportements tels que l’addiction à l’alcool, le tabagisme ou l’usage de drogue. James Prochaska, Carlo Di Clemente et John Norcross ont publié en 1994 un livre qui offre une meilleure compréhension des réticences d’une personne à changer son comportement et des conditions de son engagement vers la guérison. Intitulé Changing for Good, l’ouvrage décrit différents mécanismes pouvant agir comme facteurs de changements. Le changement ne résulte plus uniquement de la volonté pure et simple d’une personne, mais s’apparente à une construction à travers des étapes bien identifiables appartenant à une séquence obligatoire mais non linéaire. Le changement n’est plus une question de détermination et de force morale. Partant de ce principe, ajuster la manière d’intervenir auprès de la personne en fonction des étapes franchies est très souvent utile. Cette théorie pourra vous éclairer sur les réactions de colère de votre fille lorsque vous serez confrontés à sa résistance ou à son opposition. Par exemple, si vous reprenez le contrôle de son alimentation, comme nous vous proposerons de le faire, en refusant de lui acheter des produits allégés ou en lui interdisant l’accès à la cuisine, vous devez garder à l’esprit que vous l’amenez à modifier ses habitudes et comportements alors qu’elle ne s’y sent pas prête.
Concrètement, le modèle de Prochaska, Di Clemente et Norcross propose une description en six étapes du processus des résistances ou des engagements dans le changement de comportement.
« Les autres pensent que j’ai un problème alimentaire »
Il s’agit du stade le plus difficile à gérer pour les parents et les thérapeutes. Au cours de cette phase, la jeune fille juge son comportement non problématique et n’a donc aucune intention de le modifier. Non seulement, elle ne reconnaît pas son caractère dangereux, mais elle estime en tirer des bénéfices. Elle nie la réalité potentiellement délétère, justifie ses comportements, trouve des excuses et minimise les conséquences négatives de ce qu’elle fait. Sa réalité, certes subjective et correspondant à la réalité de son expérience vécue, la conduit à se montrer agacée lorsqu’une personne de son entourage lui fait part de ses préoccupations à son sujet. Les raisons de ses comportements ont pour l’adolescente une légitimité et elle ne voit aucune raison de changer. Au cours de ce stade, il est pratiquement impossible de convaincre votre fille que le changement est indispensable. La jeune fille va défendre inébranlablement son droit à se comporter comme elle le désire.
Vous pouvez seulement dire ou montrer à votre fille très laconiquement et sans la juger que vous ne pouvez pas cautionner ses comportements. Plus vous essaierez de la convaincre de changer et plus vous justifierez votre propre point de vue, plus elle sera sur la défensive.
« J’ai peut-être un problème alimentaire »
La jeune fille commence à admettre la possibilité d’un problème. Elle évalue le « pour » et le « contre » et montre beaucoup d’ambivalence. D’un côté, elle est persuadée de la nécessité de ses comportements, mais d’un autre côté elle est effrayée par les conséquences de l’anorexie. Ce stade qui peut durer longtemps est marqué par la procrastination, c’est-à-dire la tendance à tout remettre au lendemain. Pour la jeune fille, il s’agit d’une période d’anxiété, de doute et de grande confusion, car tous les efforts consentis pour atteindre son objectif, à savoir la construction d’une identité particulière et sécurisante dont elle est fière, sont remis en question.
À ce stade, prenez le temps de l’écouter, ne cherchez pas à la convaincre. Si elle vous demande votre avis, donnez-lui votre point de vue simplement. N’hésitez pas à lui dire que vous comprenez ses difficultés et sa douleur face à ses intentions opposées.
« J’envisage de faire des efforts pour manger »
C’est le stade de la prise de décision. La jeune fille considère qu’elle a plus d’avantages à modifier son comportement que de désavantages. Elle va se renseigner et commencer à chercher des solutions, souvent à l’insu de ses parents. Elle a l’intention d’agir dans les prochaines semaines, mais n’a pas encore montré de changement de comportement. Elle se sent coupable et va donc avoir tendance à éviter les personnes proches.
Ce stade est très frustrant pour les parents qui attendent que leur fille modifie son comportement, alors qu’elle ne fait que l’évoquer.
S’abstenir de critiquer ses hésitations et ses promesses non tenues est la bonne attitude. Vos remarques négatives ne feront qu’empêcher votre fille de passer à l’action et de vous parler librement.
« Je mange chaque jour un peu plus et je prends du poids »
Il s’agit du stade de la modification active des comportements, des expériences ou de l’environnement afin de vaincre les problèmes. Cette phase requiert un investissement considérable en temps et en énergie. Les changements réalisés à ce stade sont plus visibles et reçoivent une plus grande reconnaissance extérieure. On assimile souvent de façon erronée l’action et le changement, en oubliant le travail antérieur ayant préparé au changement et les efforts nécessaires pour le maintenir. Au cours de ce stade, la jeune fille commence à manger des quantités plus importantes. Progressivement, elle croit de plus en plus en sa capacité à changer sa vie. Mais elle est souvent fragilisée émotionnellement, la peur de manger ou de grossir demeurant très présente.
Durant ce stade, la personne éprouve un grand besoin de compréhension et de soutien de la part de ses proches car, même si elle reprend du poids et rassure son entourage, l’anorexie est toujours bien présente. La satisfaction des parents est souvent interprétée par la jeune fille comme un désintérêt ou un manque d’attention à sa détresse intérieure.
« Je ne veux pas perdre le bénéfice de mes efforts »
Lorsque la jeune fille a repris des habitudes alimentaires saines, a atteint un poids satisfaisant, limite la pratique compulsive d’exercice physique et se sent mieux, on parle du stade de maintien. La jeune fille consolide les gains obtenus et s’organise pour prévenir les rechutes. Généralement, le maintien est perçu comme un stade statique. Pourtant, face à une situation stressante, la jeune fille risque de retourner à ses anciens comportements. Il s’agit donc pour elle de stabiliser le changement comportemental, c’est-à-dire de maintenir les changements acquis et de les généraliser à d’autres situations de la vie.
« J’ai retrouvé le plaisir de manger et de vivre »
Les nouveaux comportements font désormais partie intégrante de la vie, à tel point que les risques de rechute sont pratiquement inexistants.
La plupart des personnes ne maintiennent pas les changements à leur premier essai. Le processus est rarement linéaire mais plutôt ponctué de hauts et de bas avec des retours possibles à un stade antérieur.
L’ensemble de la théorie décrite ci-dessus permet de mieux comprendre les motifs de la résistance au changement et à la guérison. Elle est utile dans la conduite des thérapies individuelles du jeune adulte ou de l’adulte, lorsque les parents ont un rôle moindre à jouer dans la reprise du contrôle de l’alimentation et de la symptomatologie anorexique.
Dans la situation d’une adolescente, nous considérons qu’il n’est pas possible pour les parents d’attendre que leur fille envisage de modifier ses comportements. Elle n’a pas achevé sa période de développement physiologique et psychologique et n’est donc pas apte à prendre toutes les décisions favorables à sa santé. De plus, la dénutrition entrave le changement en altérant la capacité à prendre des décisions et plus on attend, plus la situation se complique.
À retenir
Si vous incitez votre fille à se faire soigner alors qu’elle n’y est pas prête, il est normal qu’elle manifeste son désaccord.
Ne cherchez pas à ce que les choses évoluent rapidement.