La course aux préhumains1
Les premiers préhumains, dont l’existence se situe plusieurs millions d’années avant Lucy, mon cher australopithèque, sont au cœur de deux ouvrages de référence. Il y a d’abord le livre de Michel Brunet, D’Abel à Toumaï, qui évoque les découvertes que ce paléoanthropologue a faites au Tchad, Abel et Toumaï étant précisément deux préhumains âgés respectivement de 3,5 et 7 millions d’années2. Quant à l’autre livre, The First Human, il est dû à Ann Gibbons, journaliste scientifique américaine très au fait de l’histoire de la paléoanthropologie3. Ces deux ouvrages traitent à la fois de notre discipline, l’histoire de l’homme, mais aussi de l’histoire des sciences de l’homme, de la manière dont la communauté scientifique depuis quatre-vingts ans s’est intéressée aux fossiles qui précèdent le genre Homo et a, pour cela, poursuivi fouilles et prospections, en Afrique du Sud d’abord, en Afrique de l’Est ensuite, en Afrique du Centre enfin. Depuis quatre-vingts ans, ai-je dit… Il se trouve, en effet, que la première découverte du premier préhumain, un petit crâne, a été faite en 1924 à Taung au Bechuanaland par un carrier, recueillie par un géologue et confiée par lui à l’anatomiste de son université, à Johannesburg ; c’est cet anatomiste, Raymond Dart, qui le premier estima qu’il devait s’agir d’un ancêtre de notre famille, d’une sorte de préhumain… Voilà le point de départ de toutes les recherches de cette préhumanité menées depuis avec le succès que l’on sait. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le livre d’Ann Gibbons a pour sous-titre The Race to Discover our Earliest Ancestors : « la course à la découverte de nos ancêtres les plus anciens ». Telle est bien en effet le comportement de notre communauté scientifique, avec sa compétition, parfois sévère, mais ses collaborations aussi et ses résultats de très bonne tenue.
Lucy, trente ans après4
À Aix-en-Provence s’est tenu un colloque international intitulé Lucy, trente ans après, où la présence des trois « papas » de Lucy, préhumain de 3 millions d’années, s’imposait. Ce colloque était organisé par l’un des trois, Maurice Taieb, géologue de l’équipe qui l’a mise au jour ; Donald Johanson et moi-même, les deux autres, y étions conviés.
Comme nous sommes des historiens, il est bien évident que nous avons toujours besoin de datation et, comme nous envisageons aussi, cela va de soi, l’évolution du milieu, nous cherchons toujours de nouveaux moyens pour mieux comprendre l’environnement de ces préhumains. Or ce que l’on a appris, concernant les datations, c’est que l’on pouvait utiliser, dans des endroits où il n’y avait pas de niveau volcanique, les mesures du béryllium (10 et 11). Le béryllium se forme dans l’atmosphère, mais il est précipité dans les sédiments et, comme c’est un isotope instable, sa décroissance peut être quantifiée. Pour le moment, c’est un outil à l’essai, notamment au Tchad, où l’on ne dispose pas d’autre technique de datation des préhumains que l’estimation relative de leur âge par le degré d’évolution des animaux qui leur sont contemporains.
Concernant l’étude de l’environnement, plusieurs moyens sont, bien sûr, à notre disposition. Il y a toujours l’étude des pollens, qui diffèrent suivant les plantes. Lorsque les pollens n’existent plus, parce qu’ils ont été détruits, on a appris que l’étude des phytolithes, particules de silicate aux formes variées qui précipitent dans les cellules de tissu végétal, pouvait nous indiquer la température de l’époque, mais aussi la transpiration et l’évaporation des plantes – en somme, l’humidité et la manière dont le milieu était planté.
Paysages des préhumains5
L’environnement des hommes fossiles est l’un de mes domaines de recherche favoris. Dans un colloque récent, Lucy, trente ans après, qui traitait entre autres d’environnement6, on a beaucoup parlé, non pas de savane cette fois, mais de forêt. Il est apparu que ce milieu était en effet un peu plus présent au début de l’histoire des hominidés qu’on ne se l’était imaginé. Pour autant, cela n’a jamais été une forêt humide, une forêt dense. Comme je l’ai proposé à l’occasion de ce colloque, pour bien resituer le préhumain dans le milieu qui était le sien, le plus simple, me semble-t-il, est de se souvenir de trois dates, auxquelles j’ai associé trois sigles, m’adaptant de mon mieux aux collègues anglophones présents.
— 8 ou 10 millions d’années : BB pour Big Branching : grand embranchement, grande séparation entre préchimpanzés et préhumains à partir d’ancêtres communs.
— 4 millions d’années : GG pour Grass Growing : ouverture du paysage, développement considérable de la prairie, de l’herbe. Les premiers hominidés à bipédie exclusive (Australopithecus anamensis) apparaissent et s’ils ne grimpent plus, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont plus grand arbre à grimper.
— 3 millions d’années : HH pour Homo Hunter : l’homme chasseur, le début du genre Homo, le début de l’homme qui se met à tailler la pierre et à manger de la viande.
BB, GG, HH… Ces moyens mnémotechniques, certes un peu stupides, me paraissent commodes pour se souvenir de ces trois grandes périodes qui témoignent d’une tendance incontestable du paysage à s’ouvrir de plus en plus depuis une petite dizaine de millions d’années…
Un nouveau gisement éthiopien de préhumains7
De nouveaux ossements ont été découverts près du « berceau » de Lucy. C’est dans la revue Nature que Tim White et vingt-deux collaborateurs viennent, en effet, d’annoncer la découverte faite à Asa Issie, dans le nord-est de l’Éthiopie, l’Afar8, d’une trentaine de restes de préhumains attribuables à quelque huit individus. Il s’agit d’une forme déjà décrite au Kenya, Australopithecus anamensis, un peu plus ancienne que Lucy.
Voici, dans l’ordre de leurs âges géologiques, les fossiles d’Homininae trouvés dans cette région d’Afrique. Il y a d’abord Ardipithecus ramidus, un petit préhumain qui a de petites dents à l’émail mince et un âge minimum de 4,4 millions d’années ; viennent ensuite Australopithecus anamensis, dont je viens de parler, qui a 4,2 millions d’années au plus, et Australopithecus afarensis, qui a, au maximum, 3,8 millions d’années. L’individu Lucy, 3,2 millions d’années, appartient à l’espèce Australopithecus afarensis.
Dans son article, Tim White envisage une filiation entre ces espèces : Ardipithecus serait l’ancêtre d’Australopithecus anamensis, lui-même grand-père d’Australopithecus afarensis. Je ne pense pas personnellement que la phylogénie soit aussi simple : Australopithecus afarensis a des coudes très stables et des genoux instables, alors qu’Australopithecus anamensis présente juste l’inverse, c’est-à-dire des genoux extrêmement stables et des coudes très instables. Cela signifie qu’Australopithecus anamensis est, dès 4,2 millions d’années, une forme préhumaine qui ne grimpe plus, alors qu’Australopithecus afarensis (Lucy), plus récent, marche mais continue à grimper. Je vois donc mal leur filiation, mais cette découverte garde évidemment toute son importance : il est toujours précieux de disposer d’éléments nouveaux pour tenter de mieux comprendre l’histoire de l’homme.
Nouvelles datations9
L’histoire de notre famille se décline en deux grandes phases successives, les préhumains et les humains, phases se recouvrant en partie, car les derniers des préhumains sont contemporains des premiers des humains. Pour rafraîchir les mémoires, je rappelle que le plus vieil hominidé (préhumain) que l’on connaisse aujourd’hui a 7 millions d’années, qu’il s’appelle Toumaï, et que le premier homme (humain) digne de ce nom date de près de 3 millions d’années.
En Afrique du Sud, en 1994, un collègue, Ron Clarke, découvrait dans les couches les plus profondes de Sterkfontein – une grotte bien connue des chercheurs, car elle fournit des préhumains depuis les années 1930 – un nouveau petit squelette qui semblait avoir 4 millions d’années : celui-ci devenait alors le plus ancien fossile de préhumain d’Afrique du Sud10. D’autres mesures d’âge viennent justement d’être faites à l’Université de Leeds ; elles portent cette fois sur les stalactites qui se trouvent sous et sur le squelette, et elles avancent un âge d’un peu plus de 2 millions d’années – disons, 2,2 millions seulement11. Cela n’est pas révolutionnaire, certes, mais cela signifie que l’Afrique du Sud semble plutôt avoir été une province tardive dans l’histoire de l’évolution de l’homme et cela confirme que certains préhumains ont donné naissance au genre Homo, alors que d’autres préhumains continuaient leur évolution.
Découvrira-t-on, dans les années qui viennent, un hominidé sud-africain plus ancien ? Il y a un autre site dans ce pays (Makapansgat) qui propose des datations de près de 3 millions d’années pour ses préhumains (australopithèques) et les universitaires de Leeds envisagent de vérifier les dates de ce gisement-là aussi…
Le gène qui fit l’homme12
Figurez-vous que l’on vient de découvrir un gène qui aurait joué un rôle clé dans l’évolution du cerveau humain ! C’est une avancée importante pour la génétique, mais aussi pour la paléoanthropologie et, pourquoi pas, la philosophie. On doit cette découverte à l’équipe d’un collègue généticien américain, du nom de David Haussler13. Elle aiderait, ni plus ni moins, à répondre à la question : « Qu’est-ce qui rend les humains plus intelligents que les autres primates ? »
N’oublions pas pour autant que, hors de l’environnement, il n’y a point de salut14. S’il n’y avait pas eu un changement climatique important, en l’occurrence une sécheresse dans les régions tropicales il y a 3 millions d’années, l’homme ne serait pas apparu et ce gène ne se serait, par suite, sans doute pas exprimé. C’est au moment où, entre 2 et 3 millions d’années, on voit cochons, éléphants, rhinocéros et chevaux changer de dents, singes et antilopes de brousse s’en aller, antilopes de prairie et rongeurs de steppe prospérer, que l’on voit aussi les hommes troquer leur denture de végétarien contre une denture d’omnivore et développer leur cerveau comme jamais. Soumis, comme tous les autres animaux, à une crise climatique sévère, l’homme a pu avoir le gène qu’il fallait pour s’adapter adéquatement. Devenu beaucoup plus vulnérable depuis qu’il était contraint d’évoluer en milieu découvert, il devint plus malin et se mit à élaborer des stratégies de défense face à des prédateurs qui n’en auraient fait autrement qu’une bouchée. Trouver un gène, le gène, le fameux gène qui nous a fait une grosse tête, c’est bien, mais il ne faut pas perdre de vue que ce gène, si gène il y a, n’aurait pas pu se développer sans les conditions environnementales adéquates qui lui ont permis de le faire.
Les outils15
À l’occasion du colloque international d’Aix-en-Provence dont j’ai déjà parlé, celui intitulé Lucy, trente ans après, il a été dit que l’outil des premiers humains était vieux de près de 3 millions d’années et que cet outil n’était pa...