« Haïssez-moi ou aimez-moi, peu importe, car c’est toujours moi que je regarde à travers vous. » Telle est la formule magique qui fait vivre la personne narcissique de gloires éphémères en déboires quotidiens. Définir la personnalité narcissique est loin d’être facile, car il n’y a pas un seul type de personne narcissique mais un véritable spectre dont les nuances vont de la normalité à la pathologie majeure.
S’agit-il du banal égocentriste qui tire toujours la couverture à soi ? ou de l’exhibitionniste qui veut être toujours au centre de la conversation ? de l’impatient qui refuse de faire la queue comme tout le monde ? du vaniteux au moi gonflé par le vent qu’il brasse pour affirmer son importance ? ou d’un arrogant pervers prêt à tout pour jouir, avec un sourire cynique, du malheur des autres ? ou d’une femme fatale qui va faire vivre à un homme éperdu les tourments d’un amour sans réciprocité ? ou encore d’un Don Juan querelleur et oublieux de ses conquêtes ? du sous-chef de bureau devenu enfin chef, ou de l’assistant devenu professeur de médecine, ou de la secrétaire qui a réussi à épouser le grand patron ?
À un moment où à un autre, chacun a pu présenter un de ces comportements outranciers qui transgressent les règles du bien vivre ensemble, témoignent de peu d’humanité ou enfreignent les bienséances de la politesse. Mais il en faut plus pour parler de personnalité narcissique : il est nécessaire de mener un style de vie qui soit en perpétuelle inflation de soi. C’est la répétition des mêmes comportements, des mêmes émotions et des mêmes discours, à travers de multiples situations, qui permet de la reconnaître. Ces comportements et ces émotions traduisent une vision du monde particulière : les narcissiques osent, prétendent, ambitionnent, jugent et parlent sans cesse d’eux-mêmes, car ils sont les meilleurs et savent qu’ils méritent ce que la vie peut apporter de mieux. Leur singularité est précieuse à tous, car ils irradient et attirent ; ce qui les place au centre d’un univers dont ils sont le soleil et les autres des planètes qui tournent autour d’eux pour capter un peu de leur lumière. Le fan club ne peut vivre que dans la lumière de sa star préférée et certains fans couchent sur le paillasson de leur idole pour avoir le privilège de l’entrevoir au soleil levant.
Brèves rencontres avec les narcissiques
Le terrain de rencontre avec les narcissiques est la vie quotidienne, le travail, les loisirs et la vie amoureuse. Ils fréquentent peu les cabinets des psys en dehors des périodes de mal-être ou de dépression. Il est difficile de les aider car l’image de grandeur coïncide mal avec l’humilité d’une demande de soins qui pourraient changer ce qu’ils sont. Il est donc difficile mais pas impossible de nouer avec eux une alliance thérapeutique.
Après une longue carrière on se souvient davantage de ses échecs que des réussites. La vie est un travail inachevé. Un problème non résolu marque plus la mémoire que l’issue positive d’une thérapie. Voici trois exemples de consultations initiales qui tournent autour de la problématique du narcissisme et qui reflètent différents troubles de personnalité.
Narcisse flamboyante
Mme N. est la dernière patiente de l’après-midi. C’est une femme de haute taille, au sourire dominateur, qui s’assoit dans le fauteuil en face de moi et avant toute entrée en matière me toise et me demande : « Qu’avez-vous à me vendre ? » Quelque peu interloqué, mais amusé par ce début inattendu, je lui fais observer que je n’ai rien à vendre car il s’agit d’une consultation de psychiatrie d’un CHU et qu’en général les personnes qui viennent me voir commencent par m’expliquer les raisons personnelles qui les ont fait venir. Plutôt que de se préoccuper de ce je pourrais lui proposer, elle pourrait m’expliquer ce qui l’amène ici, pour que je lui réponde au mieux. Rien n’y fait et elle continue, avec ironie à me mettre dans la position d’un démarcheur qui cherche à placer sa camelote, en inversant la position classique de la demande de soins, où le patient exprime ses souffrances pour y trouver remède. Comme j’ai le temps, je poursuis ce dialogue de sourds où elle ne révélera rien d’elle-même et où je lui ferai un cours très simplifié sur les thérapies cognitives et également les traitements pharmacologiques. Elle ne témoigne d’aucune anxiété d’ailleurs et conserve sa position hautaine et un sourire narquois. Finalement la consultation se termine et je lui conseille de revenir le jour où elle aura la possibilité de m’expliquer les raisons de sa venue. Elle ne reviendra pas.
Narcisse provocatrice
Mme T. représente la plus brève consultation que j’aie jamais donnée. Je vais la chercher dans la salle d’attente, lui dis bonjour et lui serre la main et l’invite à s’asseoir dans le fauteuil. Elle me regarde un instant et dit d’un ton courroucé : « Suis-je donc si laide que vous ne m’avez même pas regardée lorsque vous m’avez dit bonjour dans la salle d’attente ? »
Or je l’avais regardée, ce qui me permet de dire des années après qu’il s’agissait d’une jeune femme brune, jolie et de petite taille. Mais, avant même que je puisse dire quoi que ce soit, elle se lève et part en claquant la porte.
Narcisse en demande
Mme Z. est la consultation la plus humoristique que j’aie donnée de ma vie. Elle arrive dans mon bureau et après les salutations d’usage elle me dit avec une certaine emphase : « Je viens du dispensaire de V., où je suis suivie depuis plusieurs années. Là-bas j’ai entendu dire que vous étiez un sale con. Je pense que cela me ferait le plus grand bien de venir ici en thérapie pour vous traiter régulièrement de sale con…
– Vous venez juste de le faire, et je ne suis pas certain que vous alliez mieux.
– Pas vraiment. Mais il faut bien le dire et vous devriez le reconnaître si vous êtes honnête : vous êtes véritablement un sale con, dit-elle en riant aux éclats.
– J’imagine que si vous êtes suivie au dispensaire de V., vous avez un traitement.
– Effectivement j’ai un traitement très lourd de neuroleptiques, mais je pense qu’une thérapie où je pourrais vous insulter me ferait du bien.
– Permettez-moi d’en douter… Je pense même que cela pourrait aggraver votre état. Et, à mon avis, il vaut mieux que vous continuiez de prendre le traitement qui vous a été prescrit par le dispensaire et de voir avec mes excellents collègues s’ils peuvent vous proposer autre chose et ce dans votre propre intérêt. »
Elle semble songeuse, puis au bout d’un moment : « Si c’est dans mon intérêt… Vous avez peut-être raison.
– Je pense qu’il vaut mieux retourner voir mes collègues du dispensaire de V. Ils ont toutes les compétences...