L’environnement
En 1648 les Cosaques, sous la conduite de l’hetman Bogdan Khmelnitski (1595-1657), déclenchent une guerre pour libérer l’Ukraine de la domination du royaume polonais qui opprimait ce pays depuis plusieurs siècles. Les combats qui durent jusqu’en 1654, se déroulent en Pologne, en Ukraine, en Biélorussie et en Lituanie.
La plupart des historiens du judaïsme considèrent que cette guerre suscita un tournant dans la condition juive de ces régions. Au cours des persécutions de l’âge féodal, surtout entre le XIe et le XIVe siècle, notamment en Allemagne, mais aussi en France et en Angleterre, les juifs ashkénazes* (littéralement « allemands », mais plus généralement nord-européens) trouvèrent dès la seconde moitié du XIIIe siècle un refuge et un accueil favorable en Pologne et dans les États voisins. Les rois de Pologne et d’autres princes souhaitaient insuffler un apport d’économie marchande dans leurs possessions encore très féodales. Les juifs vont y exercer les professions de marchands, d’intendants pour les grands domaines de l’aristocratie, de fermiers pour le recouvrement des impôts, de tenanciers de débits de boisson, mais aussi d’artisans et de petits commerçants. Les communautés juives, les Kahalim* (H., singulier Kahal*), auxquelles les juifs adhèrent obligatoirement, disposent par ailleurs d’une large autonomie religieuse, culturelle et juridique ; enfin elles lèvent également des impôts, en grande partie au bénéfice des autorités polonaises.
Néanmoins la société féodale se désagrège. La guerre évoquée ci-dessus est une conséquence des situations insupportables qui affectent particulièrement les paysans ukrainiens. Ceux-ci se trouvaient souvent bien plus en relation de subordination directe avec des collecteurs d’impôts, des intendants juifs agissant pour le compte des propriétaires féodaux polonais qu’avec ceux-ci mêmes. Les juifs se transforment alors en « boucs émissaires », victimes particulièrement vulnérables des insurgés. Nombre de juifs sont massacrés d’horrible manière au cours des hostilités. D’autres insurrections ont lieu au XVIIIe siècle et l’insécurité est grande au sein des communautés juives. En Pologne le clergé catholique répand un antisémitisme virulent ; l’Église et les autorités civiles exigent sans cesse des taxes et des pots-de-vin des communautés juives. Les conditions de vie sont particulièrement éprouvantes pour les couches les plus pauvres.
Or précisément à cette époque, des attentes messianiques, certes toujours virtuellement présentes au cœur de la foi et de l’imaginaire juifs – mais surtout comme perspective lointaine – vont se concrétiser avec l’apparition du pseudo-messie Sabbataï Tsvi (1626-1678). Celui-ci, né à Smyrne, aujourd’hui Izmir, en Turquie, parvient à se faire reconnaître en tant que Messie par de nombreux juifs d’Orient ; l’influence du mouvement « sabbatéen » toucha également la Pologne et les régions avoisinantes, où les tragédies endurées rendaient les juifs particulièrement réceptifs à un message annonçant salut et rédemption7. Sabbataï Tsvi, qui prônait notamment la licence sexuelle et l’abrogation des commandements judaïques, finit par se convertir à l’islam en 1666. Toutefois, cette apostasie ne mit pas fin au phénomène : de nombreux fidèles continuèrent à croire en secret aux idées de Tsvi. Celui-ci eut d’ailleurs un disciple en Pologne, autre pseudo-messie, Jacob Frank (1726-1791), né en Podolie, Ukraine. Personnage charismatique, qui se présentait comme la réincarnation de Tsvi, il connut une audience non négligeable en Ukraine, en Galicie, en Hongrie, toutes régions où se développera le hassidisme. Frank rejetait l’autorité du Talmud* – corpus cumulé de commentaires bibliques qui depuis deux millénaires font autorité au sein du judaïsme ; lui aussi prônait la licence sexuelle, pratiquait la magie et affirmait avoir des dons prophétiques. En 1759, Frank et six cents de ses adeptes se convertirent au catholicisme, avec l’aval du clergé polonais. Il passa néanmoins treize ans en prison ce qui aurait encore rehaussé son prestige parmi ses fidèles. Le mouvement finit par disparaître au début du XIXe siècle, alors que le hassidisme s’épanouissait déjà8.
Sabbatianisme et frankisme furent peut-être un terreau d’où surgit le hassidisme, mais celui-ci, contrairement à ces deux mouvements, resta fidèle aux fondements du judaïsme, à ses commandements et à sa rigueur morale. En fait, si les deux messianismes ci-dessus furent en quelque sorte des « révoltes contre le ghetto »9, le hassidisme représente une révolte à l’intérieur du « ghetto », c’est-à-dire contre les situations régnant au sein des communautés juives officielles reconnues par les autorités non juives, les kahalim*. Pour satisfaire aux exigences financières polonaises, ceux-ci dominés par les fermiers, les intendants et les marchands imposent durement les juifs les plus pauvres et les plus défavorisés : colporteurs, artisans, mendiants10. Dans ces milieux modestes, beaucoup croyaient aux effets des amulettes, aux miracles, à la conjuration de démons que leur proposaient des prédicateurs itinérants, maguidim*. On désignait nombre de ces faiseurs de prodiges et de guérisons, comme des Baaléi Shêm*, des « maîtres du nom » (divin), car ils étaient censés connaître le nom ineffable de Dieu, d’où l’efficacité de leurs dons.
Le Baal Shêm Tov ; aspects majeurs du hassidisme
Un de ces prédicateurs et guérisseurs, Israël Ben Eliezer (1700-1760), né à Okopy en Galicie au sein d’une famille humble et pieuse11, qui devint célèbre sous le nom de Baal Shêm Tov (le bon maître du nom) – également connu par l’acronyme Besht*, initiales de son pseudonyme –, ne fut pas seulement, tels ses confrères, exorciste, guérisseur de mélancolie et de stérilité ou encore faiseur de miracles, mais il se révéla également comme un guide et maître charismatique de petits groupes de disciples, des hassidim*, c’est-à-dire des « pieux », dont le cercle tendit à s’élargir au fur et à mesure. Après avoir vécu un temps à Slusk en Lituanie, il s’installa entre 1740 et 174512 à Miedzyboz en Ukraine, une petite ville sur les terres des comtes Czartoryski, où il résida jusqu’à sa mort13. Les tensions entre couches sociales juives y étaient vives, notamment entre les arendators (Pol.), fermiers des impôts, meuniers, etc. – le plus souvent serviteurs juifs des Czartoryski –, et les petites gens, artisans, petits commerçants juifs. Cependant le Baal Shêm Tov, au cours de son long séjour dans cette ville, réussit à ne pas se mettre à dos les divers groupes juifs en présence. Le fondateur d’une réforme religieuse considérable n’avait donc nullement été perçu par ses contemporains comme un dissident ou un charlatan, ni d’ailleurs comme le fondateur d’un nouveau mouvement. Néanmoins, le hassidisme, chassidout* en hébreu, chessides* en yiddish, littéralement la piété, va devenir une puissante vague qui rencontrera rapidement l’opposition de nombre d’autorités des communautés de la région.
Le Baal Shêm n’avait pas laissé d’écrits, mais ses disciples s’étaient chargés de transcrire ses dires, tandis que des récits plus ou moins véridiques sur sa vie s’étaient répandus oralement14. Par ailleurs, son disciple majeur, le maguid* Dov Baer de Meseritz (1710-1772), devint l’organisateur et le théoricien du hassidisme naissant, dont il répandit les idées majeures15.
Les fondements du hassidisme viennent de la Cabale*. Celle-ci est constituée d’un ensemble de textes qui ont été accumulés dès les premiers siècles de notre ère, à côté du Talmud. La Cabale, dont l’ouvrage majeur est le Zohar, ou livre des Splendeurs, est une œuvre très complexe et ésotérique et l’écrasante majorité des hassidim, ceux des débuts du mouvement comme ceux d’aujourd’hui, ne connaissent nullement ces textes dont la lecture est le fait de quelques érudits mystiques. Certains concepts de la Cabale, surtout ceux développés par Isaac Louria (1534-1572) ont particulièrement influencé la pensée des fondateurs du hassidisme. L’un d’eux est la devékouss*, communion mystique, affective avec Dieu. Pour le hassidisme, à condition de le vouloir, on peut accéder à cet état dans les activités les plus banales, manger, boire, travailler, mais aussi les relations sexuelles, car les « étincelles divines » pénètrent chaque chose et tous les actes. De la sorte, et c’était précisément une innovation, les fondateurs du hassidisme mettaient l’accent sur la possibilité, pour tout croyant, même l’illettré, d’atteindre en toute situation cette devékouss*. Par ailleurs l’allégresse devait concourir à cet état affectif, disposition qui contrastait avec celle plutôt austère qui dominait dans les synagogues habituelles.
Certes la prière liturgique demeurait pour les hassidim un moyen essentiel d’accéder à une communion mystique. Un balancement fervent pendant la prière n’était pas inconnu dans la synagogue, mais les hassidim y recoururent désormais plus systématiquement et ils y ajoutaient des clameurs et des attitudes extatiques. Par ailleurs, la danse dans l’oratoire, uniquement masculine, prenait vite un caractère enfiévré ; pour le Baal Shêm Tov et ses disciples, c’était bien un moyen précieux pour atteindre l’enthousiasme religieux et la devékouss*. Ces façons de danser et de prier restent d’ailleurs très présentes chez les hassidim d’aujourd’hui.
Dans les oratoires hassidiques, la prééminence donnée à la ferveur dans la prière, et accessoirement à la danse, suscitait une nouvelle échelle de valeurs des comportements religieux. L’ignorant illettré et inculte, appartenant le plus souvent aux catégories sociales les plus humbles, trouvait grâce à l’importance de ces modes d’expression une respectabilité que la synagogue lui déniait, car le savoir et l’étude talmudiques, jusque-là privilège des riches et des érudits, y étaient des critères majeurs de méri...