Y a-t-il encore une sociologie ?
eBook - ePub

Y a-t-il encore une sociologie ?

  1. 254 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub

Y a-t-il encore une sociologie ?

DĂ©tails du livre
Aperçu du livre
Table des matiĂšres
Citations

À propos de ce livre

Depuis plus de trente ans, Raymond Boudon travaille Ă  dĂ©velopper une sociologie scientifique qui s'inscrit dans la veine des pĂšres fondateurs: Durkheim, Weber, Tocqueville, Pareto, Simmel et les autres. Il s'explique ici sur sa mĂ©thode et sa dĂ©marche, commente ses thĂšses sur l'utilisation des mathĂ©matiques en sociologie, sur l'Ă©ducation, sur l'idĂ©ologie, ou encore ses rĂ©centes analyses sur les valeurs et la rationalitĂ©. Une invitation Ă  la sociologie et peut-ĂȘtre Ă  une autre sociologie, par l'un de ses grands maĂźtres. Raymond Boudon est professeur Ă  l'universitĂ© Paris-IV. Il a Ă©tĂ© Ă©lu Ă  l'AcadĂ©mie des sciences morales et politiques, Ă  l'Academia europaea et, Ă  titre Ă©tranger, Ă  la British Academy, Ă  la SociĂ©tĂ© royale du Canada, Ă  l'American Academy of Arts and Sciences, Ă  l'AcadĂ©mie des sciences humaines de Saint-PĂ©tersbourg et Ă  l'AcadĂ©mie des arts et sciences d'Europe centrale. Il a notamment publiĂ© L'InĂ©galitĂ© des chances, La Logique du social, L'IdĂ©ologie ou l'origine des idĂ©es reçues, L'Art de se persuader, Le Sens des valeurs et DĂ©clin de la morale? DĂ©clin des valeurs. Robert Leroux est professeur au dĂ©partement de sociologie de l'UniversitĂ© d'Ottawa (Canada). Il est spĂ©cialiste d'histoire de la pensĂ©e sociologique et d'Ă©pistĂ©mologie des sciences sociales.

Foire aux questions

Il vous suffit de vous rendre dans la section compte dans paramĂštres et de cliquer sur « RĂ©silier l’abonnement ». C’est aussi simple que cela ! Une fois que vous aurez rĂ©siliĂ© votre abonnement, il restera actif pour le reste de la pĂ©riode pour laquelle vous avez payĂ©. DĂ©couvrez-en plus ici.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptĂ©s aux mobiles peuvent ĂȘtre tĂ©lĂ©chargĂ©s via l’application. La plupart de nos PDF sont Ă©galement disponibles en tĂ©lĂ©chargement et les autres seront tĂ©lĂ©chargeables trĂšs prochainement. DĂ©couvrez-en plus ici.
Les deux abonnements vous donnent un accĂšs complet Ă  la bibliothĂšque et Ă  toutes les fonctionnalitĂ©s de Perlego. Les seules diffĂ©rences sont les tarifs ainsi que la pĂ©riode d’abonnement : avec l’abonnement annuel, vous Ă©conomiserez environ 30 % par rapport Ă  12 mois d’abonnement mensuel.
Nous sommes un service d’abonnement Ă  des ouvrages universitaires en ligne, oĂč vous pouvez accĂ©der Ă  toute une bibliothĂšque pour un prix infĂ©rieur Ă  celui d’un seul livre par mois. Avec plus d’un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu’il vous faut ! DĂ©couvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l’écouter. L’outil Écouter lit le texte Ă  haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l’accĂ©lĂ©rer ou le ralentir. DĂ©couvrez-en plus ici.
Oui, vous pouvez accĂ©der Ă  Y a-t-il encore une sociologie ? par Raymond Boudon, Robert Leroux en format PDF et/ou ePUB ainsi qu’à d’autres livres populaires dans Sciences sociales et Sociologie. Nous disposons de plus d’un million d’ouvrages Ă  dĂ©couvrir dans notre catalogue.

Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2003
ISBN
9782738175953

II

Aux fondements
de l’individualisme mĂ©thodologique


ROBERT LEROUX — Retraçons la genĂšse de l’individualisme mĂ©thodologique. À quel moment avez-vous eu l’idĂ©e d’élaborer, d’une façon gĂ©nĂ©rale, un modĂšle thĂ©orique qui explique l’action sociale Ă  partir de ses composantes individuelles ?
RAYMOND BOUDON — Mon intĂ©rĂȘt pour une sociologie de type individualiste commence Ă  se cristalliser au moment oĂč j’entre au Centre d’études sociologiques du CNRS, en 1962-1963, lorsque je commence Ă  travailler avec AndrĂ© Davidovitch sur des questions de sociologie judiciaire. À cette Ă©poque, je prĂ©parais ma thĂšse sur L’Analyse mathĂ©matique des faits sociaux. Mon objectif principal relevait de l’épistĂ©mologie. Je souhaitais surtout inventorier les fonctions des modĂšles mathĂ©matiques dans les sciences sociales. Mais mes conversations avec Davidovitch m’ont laissĂ© apparaĂźtre la possibilitĂ© d’apporter une contribution originale. Elles m’ont amenĂ© Ă  me demander s’il n’était pas possible de chercher Ă  rĂ©pondre par la construction de modĂšles formalisĂ©s aux questions qu’il se posait Ă  propos des rĂ©gularitĂ©s statistiques sur lesquelles il travaillait.
R. L. — Pouvez-vous nous parler de Davidovitch ?
R. B. — Davidovitch Ă©tait un homme affable, chaleureux, intarissable. J’ai tout de suite sympathisĂ© avec lui. Juriste de formation, ayant occupĂ© des fonctions judiciaires, il Ă©tait devenu sociologue et reprĂ©sentait au Centre d’études sociologiques la sociologie de la justice et du crime. Les travaux criminologiques de Gabriel Tarde Ă©taient pour lui une source d’inspiration. Lorsque j’ai fait sa connaissance, il travaillait sur le Compte gĂ©nĂ©ral de la justice criminelle : un rapport annuel produit par le ministĂšre de la Justice depuis NapolĂ©on. Davidovitch, qui avait disposĂ© sur les Ă©tagĂšres de son bureau toute la collection du Compte, y avait discernĂ© des tendances sĂ©culaires qui l’intriguaient. Un problĂšme l’intĂ©ressait tout particuliĂšrement. Lorsque des faits dĂ©lictueux sont portĂ©s Ă  la connaissance du parquet, celui-ci peut engager l’affaire dans la machine judiciaire, ou la « classer ». Or Davidovitch avait repĂ©rĂ© que la proportion des affaires classĂ©es par la justice augmentait de maniĂšre continue dans le temps, depuis le dĂ©but du XIXe siĂšcle. Il s’interrogeait sur les raisons d’ĂȘtre de cette tendance.
R. L. — Comment voyait-il ou voyiez-vous les choses ?
R. B. — Cette donnĂ©e macroscopique ne pouvait Ă©videmment rĂ©sulter que des dĂ©cisions microscopiques prises par les magistrats du parquet, annĂ©e aprĂšs annĂ©e. À la fin du XIXe siĂšcle, Tarde s’était interrogĂ© sur les raisons qui faisaient que les taux d’acquittement devant les tribunaux correctionnels dĂ©clinaient rĂ©guliĂšrement. Il avait Ă©tĂ© magistrat. Il avait assumĂ© la responsabilitĂ© du Compte gĂ©nĂ©ral de la justice criminelle. Il avait proposĂ© d’expliquer cette donnĂ©e macroscopique en prenant au sĂ©rieux l’idĂ©e qu’elle ne pouvait ĂȘtre que le rĂ©sultat des dĂ©cisions individuelles des magistrats instructeurs. Lorsqu’un magistrat instructeur dĂ©cide d’envoyer une affaire Ă  l’audience, c’est qu’il a l’impression d’avoir rĂ©uni suffisamment d’élĂ©ments pour que le procĂšs se termine par une condamnation. Sinon, il aura fait tourner la machine judiciaire Ă  vide. Cela n’est pas trĂšs grave dans une juridiction ou dans une conjoncture oĂč les crimes et dĂ©lits sont rares et oĂč les ressources de la justice sont suffisantes. Cela devient d’autant plus grave que l’insuffisance des ressources de la machinerie judiciaire par rapport Ă  l’augmentation de la criminalitĂ© s’accroĂźt. Ayant observĂ© une tendance Ă  une augmentation de cette disparitĂ©, Tarde Ă©mit l’hypothĂšse qu’elle expliquait la diminution tendancielle des taux d’acquittement, le magistrat instructeur moyen devant au cours du temps accorder de plus en plus d’importance Ă  la probabilitĂ© selon lui (Ă  la probabilitĂ© subjective) que l’affaire se termine par une condamnation. C’est Davidovitch qui m’avait fait connaĂźtre ces analyses de Tarde. Il avait l’impression qu’il fallait expliquer l’évolution de la proportion des affaires classĂ©es de la mĂȘme maniĂšre.
R. L. — Quelle a Ă©tĂ© votre contribution propre Ă  cette recherche ?
R. B. — J’ai alors construit un modĂšle de simulation permettant de traduire ces logiques de comportement. Il s’agit d’un modĂšle trĂšs simple qui met en scĂšne un magistrat idĂ©al-typique essayant, en fonction de la gravitĂ© des actes et en fonction du risque d’encombrement de la justice, de prendre la meilleure dĂ©cision possible. Il est rĂ©sultĂ© de ce travail un article que j’ai signĂ© avec Davidovitch. Il se compose de deux parties dont l’un et l’autre avons assumĂ© la responsabilitĂ©. Curieusement, Davidovitch se prĂ©sentait, se voyait et Ă©crivait plutĂŽt comme un « durkheimien » : il dĂ©crivait volontiers les individus comme soumis Ă  des forces sociales anonymes. Mais il analysait spontanĂ©ment les phĂ©nomĂšnes qui l’intriguaient comme rĂ©sultant de comportements individuels de caractĂšre stratĂ©gique. Je crois que de telles « contradictions » ne sont pas rares. Durkheim lui-mĂȘme ne fait pas dans Le Suicide ou dans Les Formes Ă©lĂ©mentaires de la vie religieuse ce qu’il recommande de faire dans Les RĂšgles de la mĂ©thode sociologique. On est sensible Ă  la contradiction entre deux propositions appartenant Ă  un mĂȘme systĂšme d’arguments. On peut ne pas ĂȘtre attentif Ă  une contradiction entre des propositions appartenant Ă  deux systĂšmes d’arguments indĂ©pendants auxquels on adhĂšre Ă©galement. La construction de ce modĂšle de simulation avait eu en mĂȘme temps pour moi un cĂŽtĂ© ludique. Le dĂ©but des annĂ©es 1960 Ă©tait l’époque des trieuses Ă  cartes perforĂ©es et des ordinateurs dĂ©voreurs de mĂštres carrĂ©s dont les performances n’arrivaient pas Ă  la cheville du plus modeste ordinateur d’aujourd’hui. Le modĂšle grossier que j’avais construit avait Ă©tĂ© Ă©crit en langage Fortran. Je m’étais beaucoup amusĂ© Ă  dĂ©couvrir l’existence de ce langage rigide oĂč toute erreur grammaticale est impitoyablement sanctionnĂ©e : l’interlocuteur-machine ne comprend plus rien aux messages qu’on lui adresse.
R. L. — C’est Ă  partir de ce moment-lĂ  que l’individualisme mĂ©thodologique a pris de l’importance Ă  vos yeux ?
R. B. — C’est bien Ă  ce moment-lĂ  que j’ai eu l’impression vague que l’individualisme mĂ©thodologique Ă©tait la mĂ©thodologie fondamentale des sciences sociales. Vague car, Ă  l’époque, je ne connaissais mĂȘme pas l’expression « individualisme mĂ©thodologique ». De mon expĂ©rience avec Davidovitch, je me contentais de tirer la conclusion gĂ©nĂ©rale qu’il fallait prendre au sĂ©rieux l’idĂ©e que ce sont les comportements individuels qui sont la cause des phĂ©nomĂšnes macroscopiques, et particuliĂšrement des tendances que font apparaĂźtre les relevĂ©s statistiques. Dans ma thĂšse, le thĂšme de l’individualisme mĂ©thodologique n’apparaĂźt pas, si ce n’est de façon implicite dans le chapitre sur les affaires classĂ©es, qui reprend ma contribution Ă  l’article que j’avais signĂ© avec Davidovitch. De nouveau, l’individualisme mĂ©thodologique y est prĂ©sent, mais non nommĂ©. J’avais donc Ă  l’époque de ma thĂšse dĂ©jĂ  utilisĂ© l’approche de l’individualisme mĂ©thodologique, mais comme M. Jourdain faisait de la prose. L’idĂ©e selon laquelle le sociologue doit prendre au sĂ©rieux le fait que les comportements individuels sont les causes des phĂ©nomĂšnes macroscopiques inspira ensuite mon InĂ©galitĂ© des chances. J’ai essayĂ© dans ce travail de reconstituer une multitude de donnĂ©es statistiques produites par divers systĂšmes d’observation du monde scolaire, en tentant de les interprĂ©ter explicitement comme le rĂ©sultat des dĂ©cisions prises par les individus. C’est donc au contact du « terrain », en cherchant Ă  expliquer les propriĂ©tĂ©s des courbes statistiques qu’on pouvait relever Ă  propos de divers phĂ©nomĂšnes, que j’ai compris l’importance de cette idĂ©e selon laquelle les donnĂ©es sociales, tels les pourcentages d’affaires classĂ©es, tels les pourcentages d’élĂšves ou d’étudiants qui s’orientent vers telle ou telle voie Ă  l’intĂ©rieur du systĂšme scolaire, devaient ĂȘtre analysĂ©es comme le produit de comportements individuels. L’idĂ©e est simple Ă  Ă©noncer, mais sensiblement plus difficile Ă  mettre en Ɠuvre. Cette difficultĂ© est l’une des raisons pour lesquelles elle ne s’est pas encore plus largement imposĂ©e.
R. L. — C’est en effet dans L’InĂ©galitĂ© des chances, je crois, que vous utilisez le terme d’individualisme mĂ©thodologique. Avec le recul, il semble que c’est aussi dans cet ouvrage, en tout cas, qu’on a l’impression que vous dĂ©veloppez d’une façon systĂ©matique un modĂšle gĂ©nĂ©ral dans lequel vous cherchez Ă  situer le comportement individuel dans son contexte social.
R. B. — Ayant quittĂ© le CNRS pour l’universitĂ© de Bordeaux, j’ai dĂ©cidĂ© de proposer un cours de sociologie de l’éducation. Les annĂ©es 1964 et suivantes furent celles de l’explosion scolaire : l’effervescence des esprits accompagnait l’explosion des effectifs. Elle stimula la sociologie de l’éducation, qui connut un intĂ©rĂȘt croissant. Il Ă©tait normal que je choisisse ce sujet comme thĂšme de cours. J’ai donc commencĂ© Ă  rassembler des statistiques. Ayant Ă©tĂ© invitĂ© Ă  des colloques de l’OCDE sur des sujets de sociologie de l’éducation, j’en ai rapportĂ© des montagnes de donnĂ©es. Je les ai interminablement compulsĂ©es, essayant d’y dĂ©celer des rĂ©gularitĂ©s, d’en dĂ©gager des diffĂ©rences. J’ai en mĂȘme temps pris connaissance de l’abondante littĂ©rature produite en Scandinavie, au Royaume-Uni, aux États-Unis, bien sĂ»r aussi en France (je pense ici aux travaux d’Alain Girard et Alfred Sauvy) et ailleurs sur les relations entre origine sociale et niveau scolaire, entre origine sociale et statut social acquis. Mon idĂ©e Ă©tait qu’on devait pouvoir expliquer certaines de ces donnĂ©es en les analysant comme la consĂ©quence de la logique des comportements individuels. Je poursuivis donc sur ce nouveau terrain l’idĂ©e qui m’avait guidĂ© dans mon exercice de sociologie judiciaire. Bien entendu, les logiques de comportement en question devaient ĂȘtre contextualisĂ©es. C’était dĂ©jĂ  le cas de mon magistrat instructeur idĂ©al-typique : il Ă©tait dĂ©crit comme prenant ses dĂ©cisions dans un contexte dont, en l’occurrence, une caractĂ©ristique essentielle Ă©tait le degrĂ© de disparitĂ© entre le niveau de la criminalitĂ© et les ressources de la justice. Il en allait de mĂȘme dans le cas de ce nouveau terrain : les dĂ©cisions d’orientation scolaire, les vƓux des familles ou des Ă©lĂšves en matiĂšre d’orientation sont prises aussi dans un contexte dont il s’agit d’identifier les caractĂ©ristiques. Ayant la conviction que la mĂȘme mĂ©thodologie paraissait devoir ĂȘtre efficace sur des sujets trĂšs diffĂ©rents, c’est effectivement Ă  partir de ce moment que j’ai commencĂ© Ă  voir clairement qu’elle avait sans doute une portĂ©e gĂ©nĂ©rale.
R. L. — C’est chez Weber lui-mĂȘme, dans la fameuse lettre de 1920 que vous avez souvent citĂ©e, que l’on trouve peut-ĂȘtre pour la premiĂšre fois, d’une maniĂšre plus ou moins explicite, l’expression « individualisme mĂ©thodologique ».
R. B. — Max Weber Ă©crit exactement que « la sociologie doit pratiquer une mĂ©thode strictement individualiste » (« Soziologie muss strikt individualistisch in der Methode betrieben werden »). L’expression « individualisme mĂ©thodologique » a Ă©tĂ© ensuite officialisĂ©e par Joseph Schumpeter qui avait dans sa jeunesse, comme il le note dans son History of Economic Analysis, effectuĂ© des vacations pour le compte de Weber. Il est bien possible que l’expression lui ait Ă©tĂ© inspirĂ©e par Weber. Mais elle n’est devenue courante que plus tard, sous l’influence de Friedrich von Hayek et de Karl Popper. Les convictions Ă©tant souvent le produit d’associations d’idĂ©es, l’impopularitĂ© de Hayek pendant toutes les dĂ©cennies oĂč sa pensĂ©e fut Ă©crasĂ©e par celle de Keynes a rejailli sur la notion d’individualisme mĂ©thodologique : c’était une notion « libĂ©rale », donc condamnable. Ce n’est bien sĂ»r pas moi qui ai dĂ©couvert la lettre de Weber Ă  laquelle vous faites allusion. Mais lorsque j’ai tentĂ© d’attirer l’attention de la communautĂ© des sociologues sur cette lettre, en la mettant en Ă©pigraphe du Dictionnaire critique de la sociologie, plusieurs commentaires entortillĂ©s ont dĂ©veloppĂ© l’idĂ©e que l’affirmation selon laquelle « la sociologie doit pratiquer une mĂ©thode strictement individualiste » Ă©tait en parfaite contradiction avec l’Ɠuvre de Weber. Weber n’avait-il donc pas tous ses esprits lorsqu’il a Ă©crit cette lettre Ă  Liefmann, dont il reprend pourtant les attendus ailleurs ? En tout cas, pour moi, il n’y avait aucun doute que la phrase en question exprimait au contraire l’essence de l’Ɠuvre de Weber. Mais comme il est indiscutable qu’il est un gĂ©ant de la sociologie, il Ă©tait impossible aux yeux de certains qu’il eĂ»t jamais adhĂ©rĂ© Ă  une notion clairement condamnable, puisque Hayek l’avait dĂ©fendue : les associations d’idĂ©es animent aussi la vie scientifique.
R. L. — À quel moment prĂ©cisĂ©ment avez-vous commencĂ© Ă  lire les travaux de Max Weber ?
R. B. — J’ai de la difficultĂ© Ă  rĂ©pondre avec prĂ©cision Ă  cette question parce que je l’ai toujours lu, mais pendant trĂšs longtemps de façon superficielle : il Ă©tait entendu qu’il fallait le lire ; donc je le lisais. À l’époque de ma thĂšse, j’étais convaincu que le grand homme Ă©tait plutĂŽt Durkheim. De plus, Weber est un auteur trĂšs difficile dans la mesure oĂč il dĂ©veloppe des thĂ©ories parfois importantes en quelques phrases. C’est le cas par exemple de sa thĂ©orie de la magie. Elle reprĂ©sente une sorte de rĂ©volution copernicienne. Elle nous dit que le secret de l’explication de la magie ne rĂ©side pas dans la magie elle-mĂȘme, mais dans la perception que l’observateur se fait du magicien. Une thĂ©orie rĂ©volutionnaire tient ici en une phrase : « Pour le primitif, le comportement du faiseur de feu est tout aussi magique que celui du faiseur de pluie. » Weber laisse au lecteur le soin de dĂ©velopper lui-mĂȘme la phrase en question et la puissante thĂ©orie qu’elle contient. La phrase de Weber n’est que la premiĂšre d’un dĂ©veloppement que le lecteur est invitĂ© Ă  reconstituer : « Pour le primitif, le comportement du faiseur de feu est tout aussi magique que celui du faiseur de pluie. Or, pour l’observateur, il ne l’est pas. Cela indique que
 » Cette maniĂšre d’écrire ne rĂ©sulte pas seulement d’un souci de sobriĂ©tĂ© de la part de Weber, mais aussi tout simplement, de ce que beaucoup de ses Ă©crits ont la forme de notes. Peu de ses travaux ont Ă©tĂ© publiĂ©s de son vivant. Aussi ne pouvons-nous jamais ĂȘtre complĂštement sĂ»rs qu’ils nous soient parvenus dans la forme dĂ©finitive qu’il leur aurait donnĂ©e. C’est pourquoi Weber est trĂšs difficile Ă  lire. Dans Le JudaĂŻsme antique, il explique par une thĂ©orie prĂ©cise pourquoi, Ă  la diffĂ©rence des pharisiens, les sadducĂ©ens ne croient pas Ă  la rĂ©surrection des morts : ici encore, l’explication tient en quelques phrases. En raison de mes « prĂ©notions », mais aussi de la difficultĂ© des textes de Weber, ce n’est que trĂšs progressivement que j’ai compris que son Ɠuvre propose un nombre considĂ©rable de thĂ©ories puissantes, mais dont on ne mesure l’originalitĂ© qu’à condition de dĂ©velopper ses indications elliptiques. En raison de la difficultĂ© de son Ɠuvre, de la combinaison entre concision et abondance qui la caractĂ©rise, elle a donnĂ© naissance Ă  des lieux communs. Le lieu commun le plus courant est qu’elle tĂ©moigne surtout d’une Ă©rudition impressionnante, qu’elle dĂ©veloppe des conjectures brillantes mais fragiles, qu’elle est de caractĂšre avant tout descriptif. Un autre lieu commun est que Weber serait le pĂšre du relativisme. Un troisiĂšme, le plus cĂ©lĂšbre, qu’il aura...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Sommaire
  5. Préface
  6. Avant-propos
  7. I - Les années de formation
  8. II - Aux fondements de l’individualisme mĂ©thodologique
  9. III - Relecture des sociologues classiques
  10. IV - Pour une sociologie critique
  11. V - La sociologie et les sciences connexes
  12. VI - Idéologies, croyances et valeurs
  13. VII - Éducation, universitĂ© et vie intellectuelle
  14. Bibliographie