Quand il est si simple !
Jacques-Henri est un très bel adolescent, disert, délicieux, incontestablement intelligent et surtout charmeur. Je dirai, pour aller vite et parce que l’hypothèse diagnostique m’a effleuré un court instant, qu’il est tout sauf pervers. Il traîne cependant, à seize ans, un symptôme de taille dans cette classe de troisième qui s’étire : il ne fait rien, comme il n’a d’ailleurs jamais rien fait, de ce qui lui déplaît ou qui requiert le moindre effort : « Ça m’gonfle ! Et quand ça m’gonfle, ça m’gonfle. Alors j’me taille ou j’fais aut’ chose. Et si j’peux pas faire aut’ chose, j’pense à aut’ chose. Voilà, c’est pas plus compliqué qu’ça. V’zêtes pas comme ça, vous ? Moi, j’crois qu’j’suis comme vous, comme mon père, comme ma mère, comme tous ! Sauf qu’j’assume. » Pour le reste, il fait le strict minimum. Et à la condition expresse que le prof lui plaise. « Y en a des sympas. Mais la plupart, c’est des zombis qui n’pensent qu’à une chose, le travail, le travail, le travail ! Y a pas qu’ça dans la vie. Eux, i z’ont qu’ça dans la tête. I sont graves. I sont capables de m’faire la gueule toute une semaine pour trois verbes irréguliers qu’j’ai pas sus ou parce que j’ai séché un cours pour voir un pote qu’était juste de passage ! » Il faut aussi qu’on tolère son impertinence : « Y en a qui disent ça, mais c’est pas vrai. J’réagis, c’est tout. J’vais quand même pas m’écraser ou faire d’la lêche quand j’trouve quèqu’chose naze. Y en a qui comprennent qu’y a pas qu’le travail dans la vie et qui m’ont à la bonne ! Ça s’rait pas comme ça, s’i m’trouvaient pas normal ! »
Indifférent aux sanctions des conseils de discipline qui « n’comprennent rien à rien », proposé régulièrement aux redoublements quand ce n’est pas aux renvois. « Ça sert à rien. J’leur ai dit qu’s’i m’laissaient passer cette année j’accepterais de redoubler l’an prochain. I veulent rien entendre ! C’est rageant. I m’prennent pour qui ? Moi, j’ai qu’une parole. Si j’dis qu’j’accepterai de redoubler l’an prochain, j’accepterai. I z’ont qu’à m’prendre au mot. I verront. » Il enjoint alors à sa mère de se débrouiller pour lui chercher des excuses, le faire passer de classe ou lui trouver un nouvel établissement. Et elle le fait, et y parvient, tout étonnant que ce soit ! Quand il lui arrive de manifester un brin de ras-le-bol ou qu’elle entreprend de faire preuve d’autorité, Jacques-Henri parvient à faire intervenir son père, lequel, démissionnaire plus encore que magnanime, appuie sa demande.
Il n’aime rien tant que de fréquenter des garçons plus âgés que lui et en général brillants, leur affirmant qu’il sera un jour un grand homme et qu’il sera riche. « J’s’rai avocat d’affaires international. » Il n’a rien qui puisse faire craindre de le voir un jour adopter le profil de ces adolescents violents promis à la délinquance. Il trouve d’ailleurs ces derniers « nuls », parce qu’il se prévaut de valeurs morales qu’il défend non sans bagout. Son seul problème, c’est que, dans le long catalogue de ces valeurs morales, ne figure en aucune manière la notion d’effort.
« Où est l’problème ? », comme on pourrait presque l’entendre dire, alors que tout est si simple !
Je les ai vus se multiplier avec le temps, les Jacques-Henri, et à un rythme accéléré au cours de la seconde moitié de ma carrière. Ils venaient parfois de loin et ils tranchaient nettement sur leurs contemporains que je suivais depuis leur naissance. Je n’en étais pourtant pas spécialiste. Mes collègues, qui eux l’étaient, faisaient état du même accroissement de leur recrutement. Le phénomène explique sans doute à lui seul que les pouvoirs publics, qui avaient déjà ouvert des services de médecine réservés à cette tranche d’âge, aient consenti, ces dernières années, à multiplier les « maisons des adolescents » dans certaines grandes villes.
C’étaient principalement des garçons. Qui répondaient à une forme de stéréotype au sein duquel l’échec scolaire venait toujours au premier plan, occultant parfois des symptômes plus graves auxquels les parents semblaient cependant ne pas attacher grand cas. Si, sans en être exclues, les filles, un peu moins nombreuses, n’entraient pas exactement dans le même cadre, c’est pour la simple raison que les troubles qu’elles manifestaient – obésité, opposition, fugues, dépression, anxiété, anorexie, boulimie, etc. – prenaient largement le pas sur le reste, échec scolaire inclus.
Un tel fait permet de pointer au passage la différence du niveau d’inquiétude des parents face à l’expressivité sexuée des symptômes de leurs adolescents.
Le souci développé autour de l’échec scolaire des garçons semble en effet toujours préfigurer celui qui se dessinera autour du choix de leur orientation et de leur avenir professionnel. On ne peut pas imaginer un fils sans un métier ! « Il fera évidemment ce qu’il voudra, l’essentiel est qu’il soit heureux », ne se lasse-t-on pas de professer, mais on ne peut tout de même pas le laisser continuer ainsi sans réagir quand on sait que l’accès à de solides études reste encore la meilleure assurance contre le chômage ! Il est alors étrange de constater, dans nos sociétés qui veulent promouvoir la parité, combien le souci qui se déploie autour des filles demeure indifférent à ce type de considération. Le travail des femmes continuerait-il d’être pensé comme accessoire ? Y compris par elles-mêmes ? Puisque ce sont surtout les mères qui interviennent à l’occasion et qui centrent leur inquiétude sur ce qui pourrait menacer le futur « être femme » de leurs filles.
Serait-ce que la différence sexuelle s’obstinerait, quoi qu’on en dise ou veuille, à résister aux tentatives d’abrasion dont elle est l’objet ? Les mères, qui en sauraient un bout sur ce qu’il en est du sexe fort et du sexe faible, auraient-elles une forme de confiance intuitive dans la solidité foncière de leurs filles, alors qu’elles percevraient sur le même mode la fragilité de leurs garçons ? Pourquoi pas ? Mais tout cela ne masque pas ce qui se retrouve régulièrement dans tous les tableaux : la peur que les parents ont pour, mais surtout de, leurs adolescents et le sentiment d’impuissance qu’ils en conçoivent. Et comme ils ne sont pas sans subodorer que les problèmes qu’ils rencontrent ont leurs racines dans la petite enfance, ils en éprouvent une culpabilité qui rend le tout plus complexe encore.
Il arrive cependant, dans certains cas heureux, qu’on puisse saisir les manifestations de ces problèmes à un âge où ils ne se sont pas encore enkystés.
Démocratie oblige !
Les parents de Nicolas, sept ans, viennent me faire en sa présence le procès réglé de son comportement. Leur réquisitoire est fourni et ne passe rien sous silence. Il brosse le portrait parfait du tyran domestique qui n’en fait qu’à sa tête, refusant obstinément d’obéir, discutant les ordres, décidant de tout, ne cessant de martyriser en toute occasion, en plus de ses parents, son petit frère et même le chat ! L’exposé des griefs fait état de nombreux épisodes où les parents finissent régulièrement par céder : « On peut pas faire autrement, docteur ! Quand il se met à hurler à 10 heures du soir, on a les voisins qui cognent au mur. Il y en a même qui nous ont menacés de nous signaler aux Services de l’enfance. Si on finit par faire ce qu’il veut, c’est pour ne pas en arriver là. »
Pendant le temps de cet exposé, Nicolas, manifestement indifférent à tout ce qui se disait de lui, n’a pas cessé d’explorer avec beaucoup d’attention le moindre recoin du cabinet. Il est monté sur le pèse-personne. Il a manipulé le pèse-bébé – prudemment, ai-je remarqué parce que je ne le quittais pas des yeux. Il a effleuré le stéthoscope, puis longuement examiné l’agencement du coin lavabo avec ses flacons multicolores, avant de s’intéresser au mécanisme des stores. S’occupant en quelque sorte, histoire de tuer le temps en attendant la fin de l’épreuve, comme si rien de tout cela ne le concernait vraiment. Je l’ai alors hélé en lui demandant de venir me dire ce qu’il pensait, lui, de tout ce que ses parents venaient de me raconter.
J’ai été étonné de n’avoir pas à réitérer mon invitation. Il s’est en effet immédiatement approché du bureau, d’un pas décidé et l’index pointé en avant, comme pour me prendre à témoin : « Dites-moi, vous, docteur, si vous trouvez normal que ma mère refuse de me payer une paire de Nike parce qu’elles coûtent cent cinq euros et qu’en même temps elle s’achète une robe à cent trente euros ? Vous trouvez ça normal ? »
Totalement surpris par sa ponctuation, inattendue même si elle me permettait de surprendre sur le vif la tonalité des échanges familiaux, j’ai cherché le regard des parents, guettant leur réaction. Celui de la mère s’est détourné. Mais quand j’ai croisé celui du père, j’ai été sidéré de l’entendre me dire sur un ton admiratif : « Il est intelligent, hein ? Il est intelligent ! »
Il y en a toujours eu, dira-t-on, des Jacques-Henri et des Nicolas.
C’est vrai. On en parlait d’ailleurs comme de « sales gosses ». Et on plaignait leurs parents, non sans mettre implicitement en cause leurs compétences éducatives. On ne les désignait cependant pas alors comme des « enfants à problèmes ». On disait d’eux qu’ils étaient « mal élevés ». L’évolution sémantique qu’on peut noter à ce propos en apprend à elle seule déjà long sur l’évolution des mentalités. Je me souviens des petites filles au langage châtié de l’Algérie coloniale de mon enfance qui, au comble de la rage, lançaient, comme la pire insulte à l’adresse de celui qu’elles voulaient atteindre, un retentissant : « Mal élevé ! » Ce que ce dernier, plus blessé que par aucune autre injure, s’empressait de leur renvoyer en un non moins retentissant : « Malélevèse ! »
Il faut dire que c’était une époque où « élever » un enfant passait pour une entreprise noble, comme le laisserait entendre d’ailleurs le sens strict du mot – élever, c’est tout de même l’action de porter plus haut ce qui se trouve à un certain niveau. Les parents prenaient leur tâche très au sérieux et savaient qu’ils avaient à jouer le premier rôle. Tout attentifs aux soins que requérait leur enfant, ils ne cherchaient cependant en aucune façon à lui plaire. Ils considéraient que c’était à lui de tout faire pour leur plaire. Ils ne le considéraient pas comme « lui », autonome, individualisé, autarcique, potentiellement génial et sujet naturel de caprices incontrôlables. Il était un enfant. Point. Pas encore la personne qu’il devait devenir. Il était un enfant, avec ses caractéristiques d’enfant, ses insuffisances, son irresponsabilité et un savoir par définition très limité. À beaucoup dégrossir, donc. Forts de leurs places aussi clairement définies qu’assumées, ils entreprenaient de le former au lien social vis-à-vis duquel ils lui faisaient comprendre que lui comme eux avaient contracté une dette. Aussi lui enseignaient-ils très tôt la limite, la bienséance et la politesse. Car il était destiné à être reconnu comme « l’enfant de… » tout comme son parent serait « le parent de… ». Parents et enfants se trouvaient ainsi étroitement liés sur la scène du théâtre sociétal mis en place de ce tiers référent dont nos sociétés, à force de le mépriser, ont désappris l’usage. Les uns et les autres devaient tout faire dans ce décor pour ne jamais attenter par leurs comportements à leurs dignités respectives. Et ils y restaient conjoints toute leur vie, en fonction de la réussite ou de l’échec de leur entreprise commune, en veillant à ne jamais déborder sur leurs terrains respectifs. Ce qui leur permettait soit de se réclamer fièrement d’un lien satisfaisant, soit, non sans douleur et non sans honte, de se renier mutuellement. Des parents pouvaient être fiers de leurs enfants, comme les enfants de leurs parents, sans empiéter sur leur existence, ou bien rompre avec eux en supportant l’épreuve.
C’étaient un état d’esprit et un contexte sociétal qui n’ont rien à voir avec ceux dans lesquels se trouvent Jacques-Henri, Nicolas ou leurs parents respectifs, dont même la démarche est des moins convaincue. Eux, resteront assurément liés entre eux, quoi qu’il advienne. Et pour le meilleur, seulement le meilleur, dont ils trouveront le moyen de se convaincre qu’il existe, dussent-ils lui inventer une tournure ! Pour le pire, ils trouveront une solution qui leur permettra de préserver leur accrochage narcissique en l’assortissant de circonstances atténuantes ou en lui inventant un ou des boucs émissaires. Rien ne sera plus facile, en effet, pour la mère de Jacques-Henri que de montrer comment les données de son histoire l’ont contrainte, sous les applaudissements soulagés de son conjoint, à occuper sa position de vestale. Et ce ne sera pas plus difficile pour le père de Nicolas de reprendre éventuellement le vécu de sa propre histoire pour expliquer la mission dont il a chargé son fils : faire intelligemment fi de l’opinion des autres. Toutes choses qui permettront, à l’une comme à l’autre, de s’exonérer du fait de n’avoir pas permis à leurs fils respectifs de mieux se construire en ayant fait le deuil de ce qui régit leurs comportements : la très nuisible et très toxique toute-puissance infantile sur laquelle je reviendrai longuement.
Peut-on trouver à redire à une telle attitude ?
Si oui, au nom de quoi, quand le théâtre sociétal a été si fermement enjoint de ne pas pénétrer dans l’espace privé et qu’il a définitivement plié son décor ? Que tout ce qui, de près ou de loin, pourrait rappeler la nécessité d’une quelconque instance régulatrice tierce a été récusé. Que la notion du respect des places au sein de la famille n’a plus le moindre cours. Que nos sociétés de la télévision ont bouleversé les mentalités et prôné l’usage de l’image qui permet de masquer et de tromper pour donner le change. Que chacun est invité – comme le font les acteurs occasionnels des talk-shows qui fleurissent sur toutes les chaînes – à s’expliquer en n’hésitant pas à recourir aux circonstances atténuantes ou à prendre la pose de ces victimes qui suscitent, dans notre époque de repentance, une sympathie inconditionnelle.
En se rabattant sur la dénonciation du côté cannibale de cette manière de procéder ? En hurlant plus clairement encore que les parents se repaissent impunément de leurs enfants ? Qu’ils s’en servent honteusement pour goûter à nouveau, à travers eux, les délices d’une enfance dont ils conservent une obsédante nostalgie parce qu’ils ne l’ont quittée que contraints et forcés ?
La belle affaire ! Ces parents n’auront-ils pas toujours beau jeu de se faire sourds à de tels arguments au motif que tout cela serait dans l’ordre des choses et que la fonction d’un enfant a toujours été, après tout, de réparer les histoires de ses parents ? Ce dont on ne peut que convenir, sans jamais pour autant parvenir à leur faire comprendre que, centrés comme ils le sont sur leur seul narcissisme, ils obèrent cette fonction elle-même en ne donnant pas à leur enfant les outils pour grandir et pour remplir ce type de mission !
Ce n’est pas par hasard si j’ai tenu à brosser rapidement le vieux paysage des relations parents-enfants. Il se pourrait en effet qu’on ait oublié jusqu’à son existence. Il était pourtant encore déterminant, ce paysage, il y a seulement une ou deux générations. Même s’il s’est progressivement estompé et réduit à un simple fond sur lequel se détache celui d’aujourd’hui, il s’est maintenu tout au long de l’histoire, répondant sans doute de façon adaptée aux objectifs sociétaux qui se sont succédé. Ses critiques de l’époque n’ont d’ailleurs jamais visé sa disparition, estimant que tout n’y était pas à remettre en cause. Il servait encore de référence lorsque, il y a quelques décennies seulement, notre système de santé actuel a été mis en place et qu’ont été organisées des consultations de « guidance » destinées à parer aux éventuelles défaillances parentales. Le discrédit dont il a été progressivement l’objet a vu paradoxalement le dispositif qu’il avait prévu devoir affronter l’accroissement extensif des problèmes, voire leur banalisation. Comme si sa disparition avait confronté nos sociétés à une grave épidémie ou à un irrépressible effet de mode. Ce dont la sectorisation psychiatrique a dû prendre acte en se résolvant à multiplier, sans grand succès, les centres médico-psychopédagogiques.