Rembobinons le film de l’histoire. La propriété a trouvé son terrain d’élection dans un univers tangible : fondamentalement, le pouvoir du propriétaire renvoyait à la maîtrise physique de la chose, aux pouvoirs d’en disposer et d’en exclure les autres. À l’origine, la transmission de la valeur que représente la chose passait (toujours) par le rituel archaïque de la remise matérielle, de la « tradition ». Certes, le droit a pris ses distances par rapport à ces représentations mais il n’en demeure pas moins marqué par elles, si bien qu’il a du mal à se saisir des objets « intangibles » qu’il qualifie souvent, de manière abusive, d’immatériels. Et la difficulté n’est pas que conceptuelle : elle se trouve liée à la réalité du pouvoir sur la chose. Une information, une œuvre, une donnée, dès lors qu’elles ne sont plus gardées secrètes, sont aisément reproductibles par la technique numérique et facilement disséminées par le réseau. Tel un chien sans laisse, elles échappent au pouvoir de leur maître. Par ailleurs, certaines des valeurs que nous avons croisées reposent sur des captations de la personne, phénomène dont il faut interroger la légitimité.
La propriété des œuvres débordée ?
Commençons par la propriété qui rencontre actuellement le plus de contestations : celle des œuvres de l’esprit. Elle peut pourtant se réclamer de trois siècles d’histoire et a même, en France, acquis valeur constitutionnelle. Pour autant, à supposer que la propriété soit un outil théoriquement adéquat en la matière (la discussion reste de mise sur la nature de la « propriété » intellectuelle), force est de constater qu’elle rencontre des obstacles supplémentaires dans l’univers numérique. Qu’on en juge par ce constat : les ayants droit ont toutes les peines du monde à protéger leur « enclos » contre les empiétements sans cesse plus nombreux ; à tel point que l’on peut se demander si la création des œuvres confère encore à ceux qui en sont à l’origine un droit de propriété véritable et effectif. Qui aujourd’hui n’a jamais regardé une série sur un site de streaming ? Qui n’a jamais, sur Internet, copié une image pour s’en servir sans demander d’autorisation ? Nous sommes tous contrefacteurs, tous « pirates ».
Ainsi, l’exclusivité proclamée des titulaires est quotidiennement foulée aux pieds et se dissout progressivement dans les nouvelles pratiques d’usage. C’est que le droit d’auteur se concilie mal avec les caractères très facilement reproductible et non rival des œuvres. Ce point est fondamental et il faut le marteler : l’usage qu’un individu fait d’un contenu numérique (œuvres, informations, etc.) ne diminue en rien l’usage que peuvent en avoir d’autres. Par ailleurs, le modèle affronte avec peu d’outils l’éclatement de la figure de l’auteur et peine à accueillir en son sein les œuvres des auteurs amateurs, disqualifiées jusque dans leur dénomination même de « contenus générés par les utilisateurs ».
Pour autant, les législateurs du monde entier n’ont pas baissé les bras et s’agitent depuis des années pour faire respecter les droits d’auteur, multipliant les textes. Des réglementations sont adoptées, quand les projets n’avortent pas, affublées de sobriquets qui, à défaut de les rendre sympathiques, évoquent des figures familières (DADVSI, HADOPI, DMC, SOPA pour Stop Online Piracy Act, PIPA pour Protect IP Act, ACTA). Mais la surenchère se révèle assez vaine, et le succès semble inversement proportionnel au durcissement des sanctions : tous ces textes sonnent comme des tentatives désespérées de rendre effective une propriété proclamée mais jugée illégitime ou intolérable par le plus grand nombre. Qu’en reste-t-il alors ? Une propriété intellectuelle dont la sanction n’est plus opératoire, acculée à rechercher son salut dans des mesures techniques de protection ; une propriété devenue tout à la fois le symbole de l’impuissance des titulaires et de la contestation des utilisateurs.
La Cour de justice de l’Union européenne, elle-même, ne semble plus croire à la toute-puissance du modèle du droit exclusif pour contrôler la circulation des œuvres. Dans l’affaire UsedSoft du 3 juillet 2012, elle a estimé que « le téléchargement d’une copie d’un programme d’ordinateur et la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation se rapportant à celle-ci forment un tout indivisible, et doivent être examinés dans leur ensemble aux fins de leur qualification juridique ». Elle en a induit que ces opérations, « dès lors qu’elles permettent à l’utilisateur de recevoir, moyennant le paiement d’un prix, un droit d’utilisation de cette copie d’une durée illimitée, impliquent un transfert de propriété ».
Or, si la Cour convoque ici la figure de la propriété, ce n’est pas pour aider le titulaire du droit de propriété intellectuelle à conserver un contrôle sur la distribution de ses œuvres sur les réseaux. C’est, au contraire, pour consacrer au bénéfice de l’utilisateur une possibilité de revente d’occasion d’un logiciel accessible sur un serveur, au terme d’un « épuisement » du droit exclusif de l’auteur. Dans la même veine, la Cour a également refusé de considérer (dans ses arrêts Svensson et Bestwater de 2014) qu’un lien « cliquable » vers une œuvre ou que l’encapsulation d’une vidéo dans une fenêtre (frame) – tous procédés qui déterminent les flux entrants vers une œuvre – relèvent de manière générale de l’autorisation du titulaire de droit. La technique du droit exclusif peine à appréhender les marchés du numérique (revente d’occasion, référencement, agrégation, etc.) et la mise en ligne emporte insensiblement, comme corollaire, un abandon du pouvoir de contrôle sur le destin des œuvres.
En définitive, les exploitations illégitimes se multiplient ; celles qui sont légitimes ne passent plus forcément par la mise en jeu du droit exclusif, devenu un instrument toujours moins puissant pour assurer le contrôle de la circulation des œuvres. Qu’il l’accepte ou non, le titulaire se voit donc contraint d’abandonner, ou de partager, certaines des utilités de sa chose. Loin de l’idée classique d’exclusivisme, qui fonde une certaine représentation de la propriété, le pouvoir de contrôle des œuvres échappe davantage, de jour en jour, à ceux qui sont censés en être les titulaires légaux. On appelle en renfort des mesures techniques de protection ; certains préfèrent des systèmes de compensation collective (copie privée, licence légale). Mais, quel que soit le sort de ces solutions alternatives, la mutation, radicale, bouleverse la capacité des créateurs à mettre en place des modèles d’affaires fondés sur le droit de propriété et le mécanisme de l’autorisation préalable ; les ayants droit s’épuisent dans une confrontation avec les prétentions concurrentes des usagers ; ils se heurtent au rôle et à la puissance des intermédiaires. Le modèle propriétaire est en perte de vitesse et peine à se réinventer.
La propriété de l’information :
une éternelle chimère1 ?
Plus encore qu’ailleurs, quand il s’agit d’information, la propriété est contestée au plan théorique : la question dérange les juristes depuis qu’elle est posée. Or, sur les réseaux numériques, tout ce qui circule est information, ce qui ne laisse pas de soulever plusieurs difficultés de taille. La première tient à la définition même de l’information, objet difficile à saisir s’il en est. Un célèbre professeur de droit, précurseur sur le sujet et aujourd’hui disparu, Pierre Catala, l’a décrite comme « tout message communicable à autrui par un moyen quelconque » ou encore comme un « élément de connaissance susceptible d’être présenté à l’aide de conventions pour être conservé, traité ou communiqué ». Il ajoutait qu’une « information n’existe que si elle est exprimée dans une forme qui la rende communicable : la formulation est une condition nécessaire de sa réalité comme objet de droit » ; « indépendamment de son support matériel […], elle est un produit et possède, quand le commerce n’en est pas interdit, une valeur marchande2 ».
La seconde difficulté réside dans la reconnaissance d’une appropriation. Elle divise les juristes. Certains y sont absolument rétifs, estimant que l’information doit rester libre dans son parcours et que, du fait de son intérêt social, elle doit être véhiculée sans l’entrave d’un titulaire qui revendiquerait un droit privatif. La propriété serait par ailleurs incompatible avec la nature même de l’information, bien non rival, dans la mesure où, une fois celle-ci connue, il n’est plus possible d’en organiser le contrôle, tout le monde étant à même de la reprendre, de la commenter et de la redistribuer à son tour. La propriété d’une information serait donc une chimère sur laquelle il serait en pratique impossible de mettre en place des systèmes de protection (« réservation », disent les juristes).
À l’inverse, d’autres auteurs l’envisagent favorablement : l’information pourrait être le siège d’une propriété et il serait possible d’en organiser le contrôle via des mesures techniques restrictives d’accès, combinées ou non avec des solutions contractuelles. Ils partent de l’idée que « la notion de chose ou de bien est une représentation intellectuelle et […que] la qualité d’objet de droit peut être attribuée à un bien immatériel pourvu que ce bien soit considéré comme tel économiquement et qu’il soit digne de protection juridique3 ». Dès lors, rien n’empêcherait de consacrer une propriété de l’information, la propriété ne relevant pas de la nature des choses, comme l’a démontré en son temps le débat sur le vol d’électricité. Ainsi, selon le professeur Frédéric Zénati4 : « Au vrai, lorsqu’on décide de faire entrer une chose dans la catégorie juridique des biens, c’est parce que sa nature (au sens large, incluant l’activité sociale) y invite. Reste dès lors posée la seule question de savoir quelle forme emprunte la “convention” intronisant une nouvelle catégorie de bien. La loi n’apparaît une nécessité que sous l’influence d’une conception légaliste – encore dominante – des sources du droit. Dès lors qu’un objet apparaît utile et appropriable, qu’il entre peu ou prou dans le commerce, il devient objectivement un bien et devrait être considéré comme tel quoi qu’en dise – surtout, que n’en dise pas – la loi. » « Ce qui rend techniquement propriétaire, poursuit alors l’auteur, ce n’est rien d’autre aujourd’hui que les procédés par lesquels l’ordre juridique permet à une personne d’imposer à autrui une relation privative aux choses… Et de protéger cette relation. »
L’opposition est tranchée. Mais, une troisième voie est envisageable. La pensée juridique commençant à désacraliser l’absolutisme du droit de propriété, elle offre aujourd’hui des analyses alternatives, distinguant les différentes fonctions attribuées à ce droit : le modèle de la propriété pourrait évoluer (ou a déjà évolué) et s’adapter aux caractéristiques particulières de l’information5.
La jurisprudence, de son côté, demeure très évasive à ce sujet et oscille entre reconnaissance et rejet de la propriété de l’information. Le vol d’information a ainsi été reconnu pour la première fois, en germe et par l’intermédiaire de celui de son support matériel, en 1979. En 1989, dans une affaire Bourquin, la Cour de cassation a condamné le vol du « contenu informationnel » de disquettes informatiques ainsi que de « données comptables et commerciales », constitutives de « biens incorporels » d’une entreprise. D’autres décisions ont suivi, reconnaissant le vol de données informatiques et accréditant, a contrario, l’idée que les données sont des objets d’appropriation, soit du chef de recel, soit de celui de vol. Toutefois, des arrêts tranchent aussi en sens contraire, quand d’autres accréditent l’idée d’une confusion entre l’information et son support. Récemment, en 2013, le tribunal de grande instance de Créteil a écarté la qualification de vol de données en cas de « téléchargement et [d]’enregistrement sur plusieurs supports des fichiers informatiques ».
La tendance n’est pas seulement française : refoulée par la jurisprudence anglaise, la « propriété » de l’information est rarement retenue par la jurisprudence américaine, laquelle s’appuie sur le précédent anglais Oxford v. Moss pour écarter le vol d’un objet intangible6. Cependant, un souhait d’évolution est apparu à l’occasion d’une décision Sergey Aleynikov, rendue le 11 avril 2012 par la cour d’appel du second circuit de New York : à propos d’un « vol » du code source d’un logiciel de trading à haute fréquence, la juridiction, tout en indiquant qu’on ne pouvait pas considérer que le code eût été volé au regard de la définition légale, a conseillé au Congrès d’amender la législation de manière à éviter les « vols » de cette nature dans le futur.
Mais la propriété privative serait-elle plus affirmée, il resterait à se demander si elle est à même de véritablement composer le futur du contrôle de l’information. On peut en douter. En premier lieu, en effet, il serait nécessaire d’en réorganiser la rareté, do...