« Nous sommes la société de la connaissance »
En 2000, le Conseil europĂ©en de Lisbonne sâest fixĂ© comme objectif stratĂ©gique pour 2010 de « devenir lâĂ©conomie de la connaissance la plus compĂ©titive et la plus dynamique du monde, capable dâune croissance Ă©conomique durable accompagnĂ©e dâune amĂ©lioration quantitative et qualitative de lâemploi et dâune plus grande cohĂ©sion sociale1 ». Jetons un bref coup dâĆil sur la version française de cette devise sociĂ©tale. Jamais les citoyens français nâont Ă©tĂ© aussi diplĂŽmĂ©s. Jamais une gĂ©nĂ©ration nâa pu porter au baccalaurĂ©at une proportion aussi grande de ses individus depuis sa crĂ©ation sous NapolĂ©on, le 17 mars 1808. De 59 287 admis en 1960, nous sommes passĂ©s Ă plus de 520 000 depuis 2006. Jamais lâĂąge dâentrĂ©e sur le marchĂ© du travail nâa Ă©tĂ© si tardif, jamais le nombre dâannĂ©es dâĂ©tudes nâa Ă©tĂ© si Ă©levĂ© quâil ne lâest aujourdâhui. Nos partis politiques, qui jouent le jeu salutaire de la confrontation des programmes et des idĂ©es, entonnent ici Ă lâunisson la reconnaissance du rĂŽle vital et majeur de la connaissance : depuis le texte de la convention UMP dâoctobre 2006 intitulĂ©e « SociĂ©tĂ© de la connaissance : la nouvelle frontiĂšre » au projet dâamendement Ă la dĂ©claration de principe du Parti socialiste de mai 2008 qui dĂ©fend lâidĂ©e dâune « sociĂ©tĂ© de la connaissance ouverte », sans oublier la « sociĂ©tĂ© de la connaissance partagĂ©e » du PCF⊠Nous sommes la sociĂ©tĂ© de la connaissance. Nous Ă©crivons nous aussi notre encyclopĂ©die multimĂ©dia, participative et ouverte, dans la fidĂšle tradition de Diderot et des encyclopĂ©distes. Mieux, chacun dâentre nous est un Diderot en puissance, invitĂ© Ă dĂ©poser sa contribution dans cette Ćuvre collective version Web 2.0. De WikipĂ©dia au site Gallica de la BibliothĂšque nationale, dâinnombrables sources de connaissances sont mises Ă la disposition de chacun dâentre nous. Non au cloisonnement, non Ă lâobscurantisme, non Ă la censure, aux censures de toutes sortes. Lâexplosion des supports et des formes de mĂ©dia, papier, TV, radio ou Web, participe lĂ encore Ă la multiplicitĂ© des horizons et des modalitĂ©s de transmission et dâĂ©change dâinformations offertes aux citoyens que nous sommes. Nous avons su organiser les temples modernes du savoir et cĂ©lĂ©brer leurs grands-messes, depuis les « CitĂ©s de la rĂ©ussite » annuelles, jusquâĂ lâ« UniversitĂ© de tous les savoirs ». Nul ne nie bien entendu lâexistence de profondes inĂ©galitĂ©s dans lâaccĂšs et la manipulation de ces outils de connaissance, inĂ©galitĂ©s entre pays, et inĂ©galitĂ©s au sein dâune mĂȘme sociĂ©tĂ©. Mais le point ici pertinent est que personne ne semble faire mention de « menaces ou de risques » propres Ă la connaissance, bien au contraire. Un numĂ©ro rĂ©cent de la revue HermĂšs (Collectif, 2005), intitulĂ© « Fractures dans la sociĂ©tĂ© de la connaissance », dĂ©veloppe les dimensions techniques, Ă©ducatives, sociales et Ă©conomiques de cette « nouvelle » sociĂ©tĂ© qui laisse Ă©galement apparaĂźtre de nouvelles inĂ©galitĂ©s. Mais lĂ encore, nulle mention dâun risque quâil y aurait dans le fait mĂȘme de « connaĂźtre ».
Nous sommes la sociĂ©tĂ© de la connaissance, câest une Ă©vidence. Mais, au fait, quâentendons-nous prĂ©cisĂ©ment par lĂ ? Quelles valeurs associons-nous Ă cette devise moderne ? Quand cette sociĂ©tĂ© de la connaissance a-t-elle rĂ©ellement vu le jour ?
« Sous la sociĂ©tĂ© de la connaissance⊠la sociĂ©tĂ© de lâinformation »
En rĂ©alitĂ©, lâexpression « sociĂ©tĂ© de la connaissance » nâest pas nĂ©e ex nihilo, mais succĂšde Ă celle de « sociĂ©tĂ© de lâinformation ». Vers le dĂ©but des annĂ©es 1970, le sociologue amĂ©ricain Daniel Bell introduit pour la premiĂšre fois lâexpression de « sociĂ©tĂ© de lâinformation » dans un ouvrage intitulĂ© Vers la sociĂ©tĂ© postindustrielle (Bell, 1973). Ce qui est explicitement visĂ© par ce qualificatif sociĂ©tal peut ĂȘtre synthĂ©tisĂ© en deux idĂ©es complĂ©mentaires : valorisation de la maĂźtrise de lâinformation et des connaissances thĂ©oriques, et rejet des discours idĂ©ologiques qui deviendraient superflus. Nous sommes encore pendant la guerre froide et cette conception est originale. Ce ne sont ni les outils industriels ni les croyances idĂ©ologiques qui primeront dans la nouvelle Ă©conomie, nous disait Bell, mais les services fondĂ©s sur la connaissance au sein dâune sociĂ©tĂ© dont lâinformation deviendrait lâune des valeurs suprĂȘmes. La journaliste Sally Burch, qui a dressĂ© un bref historique de ce vocable (Burch, 2005), note quâil faut attendre les annĂ©es 1990 pour que cette conception visionnaire trouve un Ă©cho important, du fait du dĂ©veloppement dâInternet et des technologies de lâinformation et de la communication, mais aussi, me semble-t-il, en raison de la fin de la guerre froide et de lâeffondrement du bloc soviĂ©tique et donc des vieux clivages idĂ©ologiques Est-Ouest. Lâexpression-concept de « sociĂ©tĂ© de lâinformation » est alors prĂȘte pour un succĂšs planĂ©taire. Ă lâordre du jour du G7 puis du G8, elle intĂ©resse au plus haut point la CommunautĂ© europĂ©enne, lâOCDE, lâOrganisation des Nations unies. Des sommets mondiaux lui sont consacrĂ©s. Plusieurs variantes thĂ©oriques sont dĂ©clinĂ©es autour dâexpressions voisines, dont la « sociĂ©tĂ© informationnelle » de Manuel Castells ou encore la « sociĂ©tĂ© de lâintelligence » proposĂ©e par AndrĂ© Gorz.
En parallĂšle avec la cĂ©lĂ©britĂ© croissante de cette expression-concept, la « sociĂ©tĂ© de la connaissance » ou « sociĂ©tĂ© du savoir » (Knowledge Society) fait son apparition dans plusieurs milieux universitaires nord-amĂ©ricains. Ainsi, Abdul Waheed Khan, sous-directeur gĂ©nĂ©ral de lâUnesco, adopte cette nouvelle expression et justifie ainsi la nuance : « La sociĂ©tĂ© de lâinformation est la pierre angulaire des sociĂ©tĂ©s du savoir. Alors que, pour moi, la notion de âsociĂ©tĂ© de lâinformationâ est liĂ©e Ă lâidĂ©e dâinnovation technologique, la notion de âsociĂ©tĂ©s du savoirâ comporte une dimension de transformation sociale, culturelle, Ă©conomique, politique et institutionnelle, ainsi quâune perspective de dĂ©veloppement plus diversifiĂ©e. Ă mon sens, la notion de âsociĂ©tĂ© du savoirâ est prĂ©fĂ©rable Ă celle de âsociĂ©tĂ© de lâinformationâ car elle fait une place plus large Ă la complexitĂ© et au dynamisme des changements qui sont Ă lâĆuvre. [âŠ] Le savoir en question est utile non seulement pour la croissance Ă©conomique, mais aussi parce quâil contribue Ă lâautonomie et au dĂ©veloppement de la sociĂ©tĂ© dans son ensemble » (citĂ© par Sally Burch).
Au-delĂ de ces nuances, nous retiendrons ce rĂ©sultat capital : la « sociĂ©tĂ© de la connaissance » est une variante nominale de la « sociĂ©tĂ© dâinformation » qui est, elle, la vĂ©ritable rĂ©volution sociĂ©tale. Sans la rĂ©volution technologique et la ruine idĂ©ologique qui ont donnĂ© naissance Ă la sociĂ©tĂ© de lâinformation, nulle sociĂ©tĂ© de connaissance nâaurait jamais Ă©tĂ© proclamĂ©e. Autrement dit, une partie importante des attributs que nous associons Ă la « sociĂ©tĂ© de la connaissance » dĂ©rive en droite ligne du concept dâinformation. Pourtant, ces deux termes sont loin dâĂȘtre Ă©quivalents. Ă la question : « Quâest-ce qui distingue une information dâune connaissance ? », nous avons dĂ©jĂ rĂ©pondu : câest la prise en compte du sujet. Car connaĂźtre, câest toujours connaĂźtre quelque chose, ou quelquâun, mais ce nâest pas seulement ce « quelque chose » ou ce « quelquâun ». LâexpĂ©rience de la connaissance, avons-nous appris, est la relation dâun sujet, avec son lot de croyances, son identitĂ©, son histoire propre et sa narration personnelle, avec un jeu de donnĂ©es, câest-Ă -dire avec un jeu dâinformations extĂ©rieures au contenu de sa conscience. Cette idĂ©e fondamentale nâest autre que celle qui a donnĂ© naissance Ă la phĂ©nomĂ©nologie husserlienne et Ă ses innombrables dĂ©veloppements : la conscience est par nature intentionnelle, câest-Ă -dire quâelle nâest jamais isolable de lâobjet quâelle vise. Je ne suis pas conscient de maniĂšre intransitive, mais toujours conscient de quelque chose, dâun contenu auquel je nâaccĂšde prĂ©cisĂ©ment quâĂ travers cette relation subjective avec lâobjet. Cet objet extĂ©rieur au sujet existe bien, mais, dâune certaine maniĂšre, cet objet nâest pas directement pertinent puisque je nây ai jamais accĂšs autrement que par le truchement de ma subjectivitĂ©. Il serait ainsi illusoire dâexclure lâexpĂ©rience subjective dâune dĂ©finition de la connaissance qui se concentrerait exclusivement autour des objets de savoir, câest-Ă -dire des informations qui vont ĂȘtre visĂ©es par le sujet. Une sociĂ©tĂ© de lâinformation ne peut ainsi ĂȘtre identifiĂ©e avec une sociĂ©tĂ© de la connaissance.
La mise au jour de la « sociĂ©tĂ© de lâinformation » sous le masque de la « sociĂ©tĂ© de la connaissance » permet de comprendre la place fondamentale occupĂ©e aujourdâhui par le concept de transparence. Une information est un matĂ©riau qui renferme intrinsĂšquement une certaine quantitĂ© de donnĂ©es objectives, et cela quel que soit son contenu prĂ©cis : « le petit chat est mort » ; « Jacqueline est jalouse » ; « E = MC2 » ; « le PNB moyen au BrĂ©sil sâĂ©lĂšve Ă 3 455 dollars » ; « les premiers mots de lâIliade sont âChante, dĂ©esse, la colĂšre dâAchilleâ », etc. Toutes ces propositions ont une valeur informationnelle intrinsĂšque, qui ne dĂ©pend pas dâun sujet. Que jâaccĂšde ou non Ă ces informations nâaffecte en rien leur contenu propre. De ce point de vue, il est parfaitement lĂ©gitime et logique pour une sociĂ©tĂ© de lâinformation de se placer sous le principe de lâabsolue transparence.
Le paradoxe de la transparence
Sauf que. Sauf quâune sociĂ©tĂ© de lâinformation ainsi dĂ©finie fait abstraction des sujets, de chacun des sujets que nous sommes, avec nos systĂšmes de fictions-interprĂ©tations-croyances respectifs. Nous sommes ainsi quotidiennement soumis Ă un « grand Ă©cart », parfois douloureux, entre, dâune part, les aspirations lĂ©gitimes de notre sociĂ©tĂ© de lâinformation Ă la transparence la plus totale et, dâautre part, les motifs de rĂ©sistance Ă cette transparence originaires de notre Ă©conomie psychique qui est gouvernĂ©e par la stabilitĂ© de nos croyances subjectives. Cette tension entretenue est Ă lâorigine de notre discours ambivalent et trĂšs paradoxal Ă lâĂ©gard de la transparence. La juxtaposition de notre apologie quasi illimitĂ©e de la transparence avec les brĂ»lures quâelle nous occasionne pourtant quotidiennement permet de faire apparaĂźtre avec force et Ă©vidence ce que nous avons qualifiĂ© de « malaise contemporain ».
Longtemps, lâabsence de transparence dans nos vies affectives, sociales, politiques ou Ă©conomiques a servi la protection dâintĂ©rĂȘts corrompus, dâinĂ©galitĂ©s masquĂ©es ou de forfaitures indignes. LâopacitĂ©, fidĂšle partenaire de la censure. Mais, aujourdâhui, lâopacitĂ© est morte, vive la transparence ! Transparence dans la sphĂšre publique, dans les opĂ©rations financiĂšres, dans les prises de dĂ©cision politiques, localement tout comme au plus haut niveau national. Filmer les sĂ©ances dâun conseil municipal, celles des deux chambres de lâAssemblĂ©e, voire celle dâun Conseil des ministres ne choquerait plus personne aujourdâhui, bien au contraire. Nous exigeons de pouvoir tout voir, sans censure dâaucune sorte. Transparence dans la sphĂšre privĂ©e surtout. Transparence des salaires Ă tous les niveaux, transparence des biens des personnes publiques. Transparence des histoires de famille, celles des origines, des adoptions, des dons de sperme, des mĂšres porteuses⊠Transparence de lâalcĂŽve et du couple. Transparence mĂ©dicale absolue, droit imprescriptible de savoir le diagnostic et le pronostic de nos maladies et de celles de nos proches. Transparence donc, Ă laquelle rien ne doit se montrer opaque. Voir ce qui se passe chez un avocat, chez un juge, dans un lit, sans mentionner les spectacles de voyeurisme tĂ©lĂ©visuel qui sont censĂ©s nous montrer la « vraie vie » de « vraies personnes ». Tout comme les innombrables camĂ©ras de surveillance qui enregistrent sans fin des images de chaque recoin de nos villes, sans spectateur attitrĂ©, nous voulons nous aussi avoir accĂšs Ă toutes les camĂ©ras possibles, orientĂ©es vers les autres et vers nous-mĂȘmes. Ce dĂ©sir de transparence et de levĂ©e de tous les secrets est propre Ă notre sociĂ©tĂ© contemporaine. Il ne sâagit pas de le dĂ©plorer, encore moins de regretter le « bon vieux temps » de lâopacitĂ©, mais dâen comprendre lâĂ©mergence. Et cela ne va pas de soi. Nous nâavons pas dĂ©veloppĂ© et mis en pratique ce dĂ©sir de transparence Ă lâissue dâune longue pĂ©riode de dictature, Ă lâinstar dâautres Ătats europĂ©ens tels que lâEspagne, ou sud-amĂ©ricains par exemple, ni comme lâex-URSS dont la premiĂšre Ă©tape de lâĂ©chappĂ©e hors du rĂ©gime totalitaire soviĂ©tique a Ă©tĂ© placĂ©e dĂšs 1985 sous le signe de la glasnost, câest-Ă -dire, littĂ©ralement, la « transparence » ! Pourtant, la transparence nous taraude comme elle ne lâavait jamais fait encore. Bien entendu, nous nâavions pas auparavant la mĂȘme facilitĂ© technique Ă mettre en Ćuvre cette transparence. Lâorgane aurait-il contribuĂ© Ă crĂ©er la fonction ? Sans doute, mais pas Ă partir de rien. Cette obsession contemporaine est un indice de valeur.
Apologie sans faille de la transparence donc, Ă laquelle nous nous livrons et Ă laquelle nous attachons une grande importance, alors que, dans le mĂȘme temps, nous vivons tous les jours les consĂ©quences parfois brĂ»lantes et douloureuses de la transparence. Je ne prĂŽne absolument pas une abolition de la transparence, mais je mâinterroge sur le peu de cas que nous semblons faire des difficultĂ©s inhĂ©rentes Ă sa mise en Ćuvre2. Notre rĂ©sistance Ă la transparence se joue quotidiennement dans les multiples sphĂšres de nos existences, des plus immĂ©diates et sensibles aux plus abstraites. Afin dâen Ă©prouver la rĂ©alitĂ©, commençons donc par explorer la nature de ces « brĂ»lures de la transparence ».
Nous venons de faire le constat que la sociĂ©tĂ© de la connaissance Ă laquelle nous nous identifions ressemblait en rĂ©alitĂ© davantage Ă une sociĂ©tĂ© de lâinformation. Selon notre modĂšle triptyque de la connaissance qui implique le sujet avant (X) et aprĂšs (Xâ) son expĂ©rience de connaissance avec un jeu dâinformations (objet Y), une sociĂ©tĂ© de lâinformation se prĂ©occupe presque exclusivement dâassurer la libre circulation, la diffusion et lâĂ©change des Y, sans considĂ©rations majeures pour les sujets X qui en sont les citoyens. Selon une telle logique, « Y oriented », il devient Ă©vident que la transparence, lâabsolue transparence de lâinformation accessible Ă chacun des sujets, doit devenir un principe incontournable de la vie des sociĂ©tĂ©s de lâinformation, et que nulle menace ne puisse y ĂȘtre associĂ©e. Effectivement, les principales institutions qui rĂšglent notre vie politique chantent dâailleurs Ă lâunisson, ainsi que nous venons de le rappeler, lâabsolue nĂ©cessitĂ© de ce principe de transparence. Cependant, selon notre conception, la connaissance ne se limite pas Ă cette circulation des informations, mais incorpore la maniĂšre dont le sujet est affectĂ© dans son systĂšme de fictions-interprĂ©tations-croyances par les informations en question. Du point de vue qui est le nĂŽtre, lâexpĂ©rience de la connaissance demeure donc toujours susceptible de menacer, aujourdâhui comme hier, le sujet dans son identitĂ©. Il est possible de vĂ©rifier la pertinence de cette prĂ©diction en partant Ă la recherche de situations qui nous rĂ©vĂ©leraient la maniĂšre dont les sujets peuvent parfois ĂȘtre mis Ă lâĂ©preuve, et mĂȘme ĂȘtre brĂ»lĂ©s dans leur chair de sujets, par la transparence de lâinformation. Ces « situations limites » vont ici jouer un rĂŽle assez comparable Ă celui des malades neurologiques de la partie prĂ©cĂ©dente de cet essai. De mĂȘme que les patients nous ont renseignĂ©s sur les principes qui sous-tendent chacune de nos expĂ©riences de sujet conscient, ces situations extrĂȘmes pourtant issues de la vie quotidienne vont nous montrer comment nous sommes inĂ©vitablement affectĂ©s par les informations que nous recevons. Ce qui est ici pertinent nâest pas le fait que lâinformation puisse â parfois â nous brĂ»ler, mais tout simplement quâelle nous affecte mĂȘme lorsquâelle ne nous brĂ»le pas. Simplement, il est plus facile de sâen rendre compte quand ça brĂ»le ! Ăvoquons-en briĂšvement certaines, Ă lâaide dâune approche gĂ©omĂ©trique qui partirait du centre constituĂ© par notre identitĂ© propre, pour tracer les cercles concentriques centrifuges qui incluraient tout dâabord nos relations aux ĂȘtres qui nous sont les plus intimes, pour ensuite gagner de proche en proche nos liens avec les personnes qui nous sont plus Ă©loignĂ©es, voire avec celles qui nous sont inconnues. Premier cercle, celui des brĂ»lures de la transparence du sentiment amoureux qui embrasent et consument parfois notre existence individuelle pour nâen laisser quâun tas de cendres vite dispersĂ©es aux vents du dĂ©sespoir et du non-sens. Second cercle, celui des « secrets de famille » qui exposent le sujet au pĂ©ril dâune Ă©nigme souvent dĂ©pourvue de solution : savoir ou ne pas savoir. Savoir quelque chose qui se trame entre la biographie factuelle « claire et tranchĂ©e », et le rĂ©cit imaginaire qui en sâaffranchissant de la « rĂ©alitĂ© », intĂšgre et raconte une autre rĂ©alitĂ©, psychique cette fois, qui ne se superpose pas parfaitement Ă la prĂ©cĂ©dente. Ăcheveau presque indĂ©mĂȘlable au sein du rĂ©cit familial qui tisse son histoire en utilisant indistinctement les fils de lâĂ©vĂ©nement et du fantasme. Explosif Ă©cheveau, impitoyable pour celui qui, les confondant, saisit le fil du fantasme en criant Ă la mise au jour de lâĂ©vĂ©nement cachĂ©. Erreur de fil. Boum ! Ou bien ne pas chercher Ă savoir quelque chose qui nâen finit parfois plus de soumettre le fonctionnement dâune cellule familiale Ă un lent mais inexorable processus de dĂ©flagration silencieuse. TroisiĂšme cercle, celui des secrets dâEsculape, les secrets du diagnostic et du pronostic mĂ©dical. De lâannonce faite au mari de la femme souffrant dâune maladie dâAlzheimer, au pronostic annoncĂ© aux parents dâun enfant atteint dâun cancer ou inconscient depuis un grave accident. Savoir, dĂ©nier, ne pas vouloir savoir, ne plus pouvoir savoir, demander Ă savoir du bout des lĂšvres tout en implorant de demeurer dans lâignorance avec les yeux. DĂ©coder, entendre, signifier, avec ces patients et leurs familles et leurs proches que nous recevons. Les souffrances de la transparence mĂ©dicale commencent Ă ĂȘtre identifiĂ©es depuis quelques annĂ©es, et leur prise en compte officielle sâinscrit jusque dans le programme officiel du concours de lâinternat en mĂ©decine :
« Programme 2004 de lâExamen classant national (nouveau nom du concours de lâInternat), Module 1, Apprentissage de lâexercice mĂ©dical, item 1 : La relation mĂ©decin-malade. Lâannonce dâune maladie grave. La formation du patient atteint de maladie chronique. La personnalisation de la prise en charge mĂ©dicale. »
Lâannonce diagnostique ne va pas de soi, Ă©videmment. MĂȘme dans la sociĂ©tĂ© de lâinformation â pardon, dans la sociĂ©tĂ© de la connaissance. Ăvidemment. Que le malade â ou dans certaines situations ses proches â puisse savoir est un droit fondamental qui relĂšve dâune exigence Ă©thique. Il est salutaire de ne pas tolĂ©rer un pur secret de soignants qui dĂ©cideraient de façon souveraine et arbitraire Ă quel malade (et/ou Ă quelle famille ou quels proches) il conviendrait de dire ou de ne pas dire, sans devoir en rendre compte Ă qui que ce soit ni mĂȘme Ă la loi. Le malade dispose effectivement de droits, dont celui de savoir, mais aussi celui de ne pas savoir, ce qui rend compte des qualitĂ©s de sensibilitĂ© indispensables pour aborder dĂ©cemment cette redoutable question. Un peu plus loin encore, les cercles qui nous font toucher les ĂȘtres que nous ne connaissions pas individuellement avant dâen avoir entendu parler. Cercles de lâinformation, diamĂštres centrifuges dĂ©mesurĂ©ment allongĂ©s par le truchement des mĂ©dias. Nous croyons pouvoir savoir en toute transparence et en toute innocence ce qui se passe dans un fait divers, dans un conflit armĂ©, ...