Perdons-nous connaissance ?
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Perdons-nous connaissance ?

De la mythologie Ă  la neurologie

  1. 256 pages
  2. French
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Perdons-nous connaissance ?

De la mythologie Ă  la neurologie

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À propos de ce livre

« Perdons-nous connaissance? », c'est-Ă -dire perdons-nous le sens de ce qu'est la connaissance alors que nous nous autoproclamons « sociĂ©tĂ© de la connaissance »?Aujourd'hui, la connaissance ne fait plus peur Ă  personne, alors que depuis trois mille ans notre culture occidentale n'a cessĂ© de la dĂ©crire comme vitale et dangereuse. Oui, dangereuse, qui s'en souvient encore?Cette rupture avec notre hĂ©ritage constitue-t-elle un progrĂšs ou une rĂ©gression, une chute ou une ascension?La Mythologie et la Neurologie, sources de « connaissance de la connaissance », nous offriront de prĂ©cieuses clĂ©s pour rĂ©soudre ce paradoxe inĂ©dit dans l'histoire de la pensĂ©e. Dans cet essai brillant qui explore les multiples dimensions de nos existences, nous comprenons pourquoi la connaissance ne doit pas ĂȘtre envisagĂ©e comme une question de « spĂ©cialistes », mais comme l'affaire de chacun. Lionel Naccache est neurologue Ă  l'hĂŽpital de La PitiĂ©-SalpĂȘtriĂšre Ă  Paris et chercheur en neurosciences cognitives au sein du Centre de recherche de l'Institut du cerveau et de la moelle Ă©piniĂšre. Il est l'auteur du Nouvel Inconscient.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2010
ISBN
9782738196620
TroisiĂšme partie
Malaise contemporain
dans la connaissance
Chapitre premier
Bienvenue dans la « société
de la connaissance »
« Nous sommes la société de la connaissance »
En 2000, le Conseil europĂ©en de Lisbonne s’est fixĂ© comme objectif stratĂ©gique pour 2010 de « devenir l’économie de la connaissance la plus compĂ©titive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance Ă©conomique durable accompagnĂ©e d’une amĂ©lioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohĂ©sion sociale1 ». Jetons un bref coup d’Ɠil sur la version française de cette devise sociĂ©tale. Jamais les citoyens français n’ont Ă©tĂ© aussi diplĂŽmĂ©s. Jamais une gĂ©nĂ©ration n’a pu porter au baccalaurĂ©at une proportion aussi grande de ses individus depuis sa crĂ©ation sous NapolĂ©on, le 17 mars 1808. De 59 287 admis en 1960, nous sommes passĂ©s Ă  plus de 520 000 depuis 2006. Jamais l’ñge d’entrĂ©e sur le marchĂ© du travail n’a Ă©tĂ© si tardif, jamais le nombre d’annĂ©es d’études n’a Ă©tĂ© si Ă©levĂ© qu’il ne l’est aujourd’hui. Nos partis politiques, qui jouent le jeu salutaire de la confrontation des programmes et des idĂ©es, entonnent ici Ă  l’unisson la reconnaissance du rĂŽle vital et majeur de la connaissance : depuis le texte de la convention UMP d’octobre 2006 intitulĂ©e « SociĂ©tĂ© de la connaissance : la nouvelle frontiĂšre » au projet d’amendement Ă  la dĂ©claration de principe du Parti socialiste de mai 2008 qui dĂ©fend l’idĂ©e d’une « sociĂ©tĂ© de la connaissance ouverte », sans oublier la « sociĂ©tĂ© de la connaissance partagĂ©e » du PCF
 Nous sommes la sociĂ©tĂ© de la connaissance. Nous Ă©crivons nous aussi notre encyclopĂ©die multimĂ©dia, participative et ouverte, dans la fidĂšle tradition de Diderot et des encyclopĂ©distes. Mieux, chacun d’entre nous est un Diderot en puissance, invitĂ© Ă  dĂ©poser sa contribution dans cette Ɠuvre collective version Web 2.0. De WikipĂ©dia au site Gallica de la BibliothĂšque nationale, d’innombrables sources de connaissances sont mises Ă  la disposition de chacun d’entre nous. Non au cloisonnement, non Ă  l’obscurantisme, non Ă  la censure, aux censures de toutes sortes. L’explosion des supports et des formes de mĂ©dia, papier, TV, radio ou Web, participe lĂ  encore Ă  la multiplicitĂ© des horizons et des modalitĂ©s de transmission et d’échange d’informations offertes aux citoyens que nous sommes. Nous avons su organiser les temples modernes du savoir et cĂ©lĂ©brer leurs grands-messes, depuis les « CitĂ©s de la rĂ©ussite » annuelles, jusqu’à l’« UniversitĂ© de tous les savoirs ». Nul ne nie bien entendu l’existence de profondes inĂ©galitĂ©s dans l’accĂšs et la manipulation de ces outils de connaissance, inĂ©galitĂ©s entre pays, et inĂ©galitĂ©s au sein d’une mĂȘme sociĂ©tĂ©. Mais le point ici pertinent est que personne ne semble faire mention de « menaces ou de risques » propres Ă  la connaissance, bien au contraire. Un numĂ©ro rĂ©cent de la revue HermĂšs (Collectif, 2005), intitulĂ© « Fractures dans la sociĂ©tĂ© de la connaissance », dĂ©veloppe les dimensions techniques, Ă©ducatives, sociales et Ă©conomiques de cette « nouvelle » sociĂ©tĂ© qui laisse Ă©galement apparaĂźtre de nouvelles inĂ©galitĂ©s. Mais lĂ  encore, nulle mention d’un risque qu’il y aurait dans le fait mĂȘme de « connaĂźtre ».
Nous sommes la sociĂ©tĂ© de la connaissance, c’est une Ă©vidence. Mais, au fait, qu’entendons-nous prĂ©cisĂ©ment par lĂ  ? Quelles valeurs associons-nous Ă  cette devise moderne ? Quand cette sociĂ©tĂ© de la connaissance a-t-elle rĂ©ellement vu le jour ?
« Sous la sociĂ©tĂ© de la connaissance
 la sociĂ©tĂ© de l’information »
En rĂ©alitĂ©, l’expression « sociĂ©tĂ© de la connaissance » n’est pas nĂ©e ex nihilo, mais succĂšde Ă  celle de « sociĂ©tĂ© de l’information ». Vers le dĂ©but des annĂ©es 1970, le sociologue amĂ©ricain Daniel Bell introduit pour la premiĂšre fois l’expression de « sociĂ©tĂ© de l’information » dans un ouvrage intitulĂ© Vers la sociĂ©tĂ© postindustrielle (Bell, 1973). Ce qui est explicitement visĂ© par ce qualificatif sociĂ©tal peut ĂȘtre synthĂ©tisĂ© en deux idĂ©es complĂ©mentaires : valorisation de la maĂźtrise de l’information et des connaissances thĂ©oriques, et rejet des discours idĂ©ologiques qui deviendraient superflus. Nous sommes encore pendant la guerre froide et cette conception est originale. Ce ne sont ni les outils industriels ni les croyances idĂ©ologiques qui primeront dans la nouvelle Ă©conomie, nous disait Bell, mais les services fondĂ©s sur la connaissance au sein d’une sociĂ©tĂ© dont l’information deviendrait l’une des valeurs suprĂȘmes. La journaliste Sally Burch, qui a dressĂ© un bref historique de ce vocable (Burch, 2005), note qu’il faut attendre les annĂ©es 1990 pour que cette conception visionnaire trouve un Ă©cho important, du fait du dĂ©veloppement d’Internet et des technologies de l’information et de la communication, mais aussi, me semble-t-il, en raison de la fin de la guerre froide et de l’effondrement du bloc soviĂ©tique et donc des vieux clivages idĂ©ologiques Est-Ouest. L’expression-concept de « sociĂ©tĂ© de l’information » est alors prĂȘte pour un succĂšs planĂ©taire. À l’ordre du jour du G7 puis du G8, elle intĂ©resse au plus haut point la CommunautĂ© europĂ©enne, l’OCDE, l’Organisation des Nations unies. Des sommets mondiaux lui sont consacrĂ©s. Plusieurs variantes thĂ©oriques sont dĂ©clinĂ©es autour d’expressions voisines, dont la « sociĂ©tĂ© informationnelle » de Manuel Castells ou encore la « sociĂ©tĂ© de l’intelligence » proposĂ©e par AndrĂ© Gorz.
En parallĂšle avec la cĂ©lĂ©britĂ© croissante de cette expression-concept, la « sociĂ©tĂ© de la connaissance » ou « sociĂ©tĂ© du savoir » (Knowledge Society) fait son apparition dans plusieurs milieux universitaires nord-amĂ©ricains. Ainsi, Abdul Waheed Khan, sous-directeur gĂ©nĂ©ral de l’Unesco, adopte cette nouvelle expression et justifie ainsi la nuance : « La sociĂ©tĂ© de l’information est la pierre angulaire des sociĂ©tĂ©s du savoir. Alors que, pour moi, la notion de “sociĂ©tĂ© de l’information” est liĂ©e Ă  l’idĂ©e d’innovation technologique, la notion de “sociĂ©tĂ©s du savoir” comporte une dimension de transformation sociale, culturelle, Ă©conomique, politique et institutionnelle, ainsi qu’une perspective de dĂ©veloppement plus diversifiĂ©e. À mon sens, la notion de “sociĂ©tĂ© du savoir” est prĂ©fĂ©rable Ă  celle de “sociĂ©tĂ© de l’information” car elle fait une place plus large Ă  la complexitĂ© et au dynamisme des changements qui sont Ă  l’Ɠuvre. [
] Le savoir en question est utile non seulement pour la croissance Ă©conomique, mais aussi parce qu’il contribue Ă  l’autonomie et au dĂ©veloppement de la sociĂ©tĂ© dans son ensemble » (citĂ© par Sally Burch).
Au-delĂ  de ces nuances, nous retiendrons ce rĂ©sultat capital : la « sociĂ©tĂ© de la connaissance » est une variante nominale de la « sociĂ©tĂ© d’information » qui est, elle, la vĂ©ritable rĂ©volution sociĂ©tale. Sans la rĂ©volution technologique et la ruine idĂ©ologique qui ont donnĂ© naissance Ă  la sociĂ©tĂ© de l’information, nulle sociĂ©tĂ© de connaissance n’aurait jamais Ă©tĂ© proclamĂ©e. Autrement dit, une partie importante des attributs que nous associons Ă  la « sociĂ©tĂ© de la connaissance » dĂ©rive en droite ligne du concept d’information. Pourtant, ces deux termes sont loin d’ĂȘtre Ă©quivalents. À la question : « Qu’est-ce qui distingue une information d’une connaissance ? », nous avons dĂ©jĂ  rĂ©pondu : c’est la prise en compte du sujet. Car connaĂźtre, c’est toujours connaĂźtre quelque chose, ou quelqu’un, mais ce n’est pas seulement ce « quelque chose » ou ce « quelqu’un ». L’expĂ©rience de la connaissance, avons-nous appris, est la relation d’un sujet, avec son lot de croyances, son identitĂ©, son histoire propre et sa narration personnelle, avec un jeu de donnĂ©es, c’est-Ă -dire avec un jeu d’informations extĂ©rieures au contenu de sa conscience. Cette idĂ©e fondamentale n’est autre que celle qui a donnĂ© naissance Ă  la phĂ©nomĂ©nologie husserlienne et Ă  ses innombrables dĂ©veloppements : la conscience est par nature intentionnelle, c’est-Ă -dire qu’elle n’est jamais isolable de l’objet qu’elle vise. Je ne suis pas conscient de maniĂšre intransitive, mais toujours conscient de quelque chose, d’un contenu auquel je n’accĂšde prĂ©cisĂ©ment qu’à travers cette relation subjective avec l’objet. Cet objet extĂ©rieur au sujet existe bien, mais, d’une certaine maniĂšre, cet objet n’est pas directement pertinent puisque je n’y ai jamais accĂšs autrement que par le truchement de ma subjectivitĂ©. Il serait ainsi illusoire d’exclure l’expĂ©rience subjective d’une dĂ©finition de la connaissance qui se concentrerait exclusivement autour des objets de savoir, c’est-Ă -dire des informations qui vont ĂȘtre visĂ©es par le sujet. Une sociĂ©tĂ© de l’information ne peut ainsi ĂȘtre identifiĂ©e avec une sociĂ©tĂ© de la connaissance.
La mise au jour de la « sociĂ©tĂ© de l’information » sous le masque de la « sociĂ©tĂ© de la connaissance » permet de comprendre la place fondamentale occupĂ©e aujourd’hui par le concept de transparence. Une information est un matĂ©riau qui renferme intrinsĂšquement une certaine quantitĂ© de donnĂ©es objectives, et cela quel que soit son contenu prĂ©cis : « le petit chat est mort » ; « Jacqueline est jalouse » ; « E = MC2 » ; « le PNB moyen au BrĂ©sil s’élĂšve Ă  3 455 dollars » ; « les premiers mots de l’Iliade sont “Chante, dĂ©esse, la colĂšre d’Achille” », etc. Toutes ces propositions ont une valeur informationnelle intrinsĂšque, qui ne dĂ©pend pas d’un sujet. Que j’accĂšde ou non Ă  ces informations n’affecte en rien leur contenu propre. De ce point de vue, il est parfaitement lĂ©gitime et logique pour une sociĂ©tĂ© de l’information de se placer sous le principe de l’absolue transparence.
Le paradoxe de la transparence
Sauf que. Sauf qu’une sociĂ©tĂ© de l’information ainsi dĂ©finie fait abstraction des sujets, de chacun des sujets que nous sommes, avec nos systĂšmes de fictions-interprĂ©tations-croyances respectifs. Nous sommes ainsi quotidiennement soumis Ă  un « grand Ă©cart », parfois douloureux, entre, d’une part, les aspirations lĂ©gitimes de notre sociĂ©tĂ© de l’information Ă  la transparence la plus totale et, d’autre part, les motifs de rĂ©sistance Ă  cette transparence originaires de notre Ă©conomie psychique qui est gouvernĂ©e par la stabilitĂ© de nos croyances subjectives. Cette tension entretenue est Ă  l’origine de notre discours ambivalent et trĂšs paradoxal Ă  l’égard de la transparence. La juxtaposition de notre apologie quasi illimitĂ©e de la transparence avec les brĂ»lures qu’elle nous occasionne pourtant quotidiennement permet de faire apparaĂźtre avec force et Ă©vidence ce que nous avons qualifiĂ© de « malaise contemporain ».
Longtemps, l’absence de transparence dans nos vies affectives, sociales, politiques ou Ă©conomiques a servi la protection d’intĂ©rĂȘts corrompus, d’inĂ©galitĂ©s masquĂ©es ou de forfaitures indignes. L’opacitĂ©, fidĂšle partenaire de la censure. Mais, aujourd’hui, l’opacitĂ© est morte, vive la transparence ! Transparence dans la sphĂšre publique, dans les opĂ©rations financiĂšres, dans les prises de dĂ©cision politiques, localement tout comme au plus haut niveau national. Filmer les sĂ©ances d’un conseil municipal, celles des deux chambres de l’AssemblĂ©e, voire celle d’un Conseil des ministres ne choquerait plus personne aujourd’hui, bien au contraire. Nous exigeons de pouvoir tout voir, sans censure d’aucune sorte. Transparence dans la sphĂšre privĂ©e surtout. Transparence des salaires Ă  tous les niveaux, transparence des biens des personnes publiques. Transparence des histoires de famille, celles des origines, des adoptions, des dons de sperme, des mĂšres porteuses
 Transparence de l’alcĂŽve et du couple. Transparence mĂ©dicale absolue, droit imprescriptible de savoir le diagnostic et le pronostic de nos maladies et de celles de nos proches. Transparence donc, Ă  laquelle rien ne doit se montrer opaque. Voir ce qui se passe chez un avocat, chez un juge, dans un lit, sans mentionner les spectacles de voyeurisme tĂ©lĂ©visuel qui sont censĂ©s nous montrer la « vraie vie » de « vraies personnes ». Tout comme les innombrables camĂ©ras de surveillance qui enregistrent sans fin des images de chaque recoin de nos villes, sans spectateur attitrĂ©, nous voulons nous aussi avoir accĂšs Ă  toutes les camĂ©ras possibles, orientĂ©es vers les autres et vers nous-mĂȘmes. Ce dĂ©sir de transparence et de levĂ©e de tous les secrets est propre Ă  notre sociĂ©tĂ© contemporaine. Il ne s’agit pas de le dĂ©plorer, encore moins de regretter le « bon vieux temps » de l’opacitĂ©, mais d’en comprendre l’émergence. Et cela ne va pas de soi. Nous n’avons pas dĂ©veloppĂ© et mis en pratique ce dĂ©sir de transparence Ă  l’issue d’une longue pĂ©riode de dictature, Ă  l’instar d’autres États europĂ©ens tels que l’Espagne, ou sud-amĂ©ricains par exemple, ni comme l’ex-URSS dont la premiĂšre Ă©tape de l’échappĂ©e hors du rĂ©gime totalitaire soviĂ©tique a Ă©tĂ© placĂ©e dĂšs 1985 sous le signe de la glasnost, c’est-Ă -dire, littĂ©ralement, la « transparence » ! Pourtant, la transparence nous taraude comme elle ne l’avait jamais fait encore. Bien entendu, nous n’avions pas auparavant la mĂȘme facilitĂ© technique Ă  mettre en Ɠuvre cette transparence. L’organe aurait-il contribuĂ© Ă  crĂ©er la fonction ? Sans doute, mais pas Ă  partir de rien. Cette obsession contemporaine est un indice de valeur.
Apologie sans faille de la transparence donc, Ă  laquelle nous nous livrons et Ă  laquelle nous attachons une grande importance, alors que, dans le mĂȘme temps, nous vivons tous les jours les consĂ©quences parfois brĂ»lantes et douloureuses de la transparence. Je ne prĂŽne absolument pas une abolition de la transparence, mais je m’interroge sur le peu de cas que nous semblons faire des difficultĂ©s inhĂ©rentes Ă  sa mise en Ɠuvre2. Notre rĂ©sistance Ă  la transparence se joue quotidiennement dans les multiples sphĂšres de nos existences, des plus immĂ©diates et sensibles aux plus abstraites. Afin d’en Ă©prouver la rĂ©alitĂ©, commençons donc par explorer la nature de ces « brĂ»lures de la transparence ».
1- Objectif stratĂ©gique Ă  2010 fixĂ© pour l’Europe au Conseil europĂ©en de Lisbonne, mars 2000.
2- On pourra lire l’essai de Pierre LĂ©vy-Soussan, intitulĂ© Éloge du secret, qui figure parmi les critiques du discours apologĂ©tique contemporain autour de la transparence.
Chapitre 2
Les brûlures
de la transparence
Nous venons de faire le constat que la sociĂ©tĂ© de la connaissance Ă  laquelle nous nous identifions ressemblait en rĂ©alitĂ© davantage Ă  une sociĂ©tĂ© de l’information. Selon notre modĂšle triptyque de la connaissance qui implique le sujet avant (X) et aprĂšs (X’) son expĂ©rience de connaissance avec un jeu d’informations (objet Y), une sociĂ©tĂ© de l’information se prĂ©occupe presque exclusivement d’assurer la libre circulation, la diffusion et l’échange des Y, sans considĂ©rations majeures pour les sujets X qui en sont les citoyens. Selon une telle logique, « Y oriented », il devient Ă©vident que la transparence, l’absolue transparence de l’information accessible Ă  chacun des sujets, doit devenir un principe incontournable de la vie des sociĂ©tĂ©s de l’information, et que nulle menace ne puisse y ĂȘtre associĂ©e. Effectivement, les principales institutions qui rĂšglent notre vie politique chantent d’ailleurs Ă  l’unisson, ainsi que nous venons de le rappeler, l’absolue nĂ©cessitĂ© de ce principe de transparence. Cependant, selon notre conception, la connaissance ne se limite pas Ă  cette circulation des informations, mais incorpore la maniĂšre dont le sujet est affectĂ© dans son systĂšme de fictions-interprĂ©tations-croyances par les informations en question. Du point de vue qui est le nĂŽtre, l’expĂ©rience de la connaissance demeure donc toujours susceptible de menacer, aujourd’hui comme hier, le sujet dans son identitĂ©. Il est possible de vĂ©rifier la pertinence de cette prĂ©diction en partant Ă  la recherche de situations qui nous rĂ©vĂ©leraient la maniĂšre dont les sujets peuvent parfois ĂȘtre mis Ă  l’épreuve, et mĂȘme ĂȘtre brĂ»lĂ©s dans leur chair de sujets, par la transparence de l’information. Ces « situations limites » vont ici jouer un rĂŽle assez comparable Ă  celui des malades neurologiques de la partie prĂ©cĂ©dente de cet essai. De mĂȘme que les patients nous ont renseignĂ©s sur les principes qui sous-tendent chacune de nos expĂ©riences de sujet conscient, ces situations extrĂȘmes pourtant issues de la vie quotidienne vont nous montrer comment nous sommes inĂ©vitablement affectĂ©s par les informations que nous recevons. Ce qui est ici pertinent n’est pas le fait que l’information puisse – parfois – nous brĂ»ler, mais tout simplement qu’elle nous affecte mĂȘme lorsqu’elle ne nous brĂ»le pas. Simplement, il est plus facile de s’en rendre compte quand ça brĂ»le ! Évoquons-en briĂšvement certaines, Ă  l’aide d’une approche gĂ©omĂ©trique qui partirait du centre constituĂ© par notre identitĂ© propre, pour tracer les cercles concentriques centrifuges qui incluraient tout d’abord nos relations aux ĂȘtres qui nous sont les plus intimes, pour ensuite gagner de proche en proche nos liens avec les personnes qui nous sont plus Ă©loignĂ©es, voire avec celles qui nous sont inconnues. Premier cercle, celui des brĂ»lures de la transparence du sentiment amoureux qui embrasent et consument parfois notre existence individuelle pour n’en laisser qu’un tas de cendres vite dispersĂ©es aux vents du dĂ©sespoir et du non-sens. Second cercle, celui des « secrets de famille » qui exposent le sujet au pĂ©ril d’une Ă©nigme souvent dĂ©pourvue de solution : savoir ou ne pas savoir. Savoir quelque chose qui se trame entre la biographie factuelle « claire et tranchĂ©e », et le rĂ©cit imaginaire qui en s’affranchissant de la « rĂ©alitĂ© », intĂšgre et raconte une autre rĂ©alitĂ©, psychique cette fois, qui ne se superpose pas parfaitement Ă  la prĂ©cĂ©dente. Écheveau presque indĂ©mĂȘlable au sein du rĂ©cit familial qui tisse son histoire en utilisant indistinctement les fils de l’évĂ©nement et du fantasme. Explosif Ă©cheveau, impitoyable pour celui qui, les confondant, saisit le fil du fantasme en criant Ă  la mise au jour de l’évĂ©nement cachĂ©. Erreur de fil. Boum ! Ou bien ne pas chercher Ă  savoir quelque chose qui n’en finit parfois plus de soumettre le fonctionnement d’une cellule familiale Ă  un lent mais inexorable processus de dĂ©flagration silencieuse. TroisiĂšme cercle, celui des secrets d’Esculape, les secrets du diagnostic et du pronostic mĂ©dical. De l’annonce faite au mari de la femme souffrant d’une maladie d’Alzheimer, au pronostic annoncĂ© aux parents d’un enfant atteint d’un cancer ou inconscient depuis un grave accident. Savoir, dĂ©nier, ne pas vouloir savoir, ne plus pouvoir savoir, demander Ă  savoir du bout des lĂšvres tout en implorant de demeurer dans l’ignorance avec les yeux. DĂ©coder, entendre, signifier, avec ces patients et leurs familles et leurs proches que nous recevons. Les souffrances de la transparence mĂ©dicale commencent Ă  ĂȘtre identifiĂ©es depuis quelques annĂ©es, et leur prise en compte officielle s’inscrit jusque dans le programme officiel du concours de l’internat en mĂ©decine :
« Programme 2004 de l’Examen classant national (nouveau nom du concours de l’Internat), Module 1, Apprentissage de l’exercice mĂ©dical, item 1 : La relation mĂ©decin-malade. L’annonce d’une maladie grave. La formation du patient atteint de maladie chronique. La personnalisation de la prise en charge mĂ©dicale. »
L’annonce diagnostique ne va pas de soi, Ă©videmment. MĂȘme dans la sociĂ©tĂ© de l’information – pardon, dans la sociĂ©tĂ© de la connaissance. Évidemment. Que le malade – ou dans certaines situations ses proches – puisse savoir est un droit fondamental qui relĂšve d’une exigence Ă©thique. Il est salutaire de ne pas tolĂ©rer un pur secret de soignants qui dĂ©cideraient de façon souveraine et arbitraire Ă  quel malade (et/ou Ă  quelle famille ou quels proches) il conviendrait de dire ou de ne pas dire, sans devoir en rendre compte Ă  qui que ce soit ni mĂȘme Ă  la loi. Le malade dispose effectivement de droits, dont celui de savoir, mais aussi celui de ne pas savoir, ce qui rend compte des qualitĂ©s de sensibilitĂ© indispensables pour aborder dĂ©cemment cette redoutable question. Un peu plus loin encore, les cercles qui nous font toucher les ĂȘtres que nous ne connaissions pas individuellement avant d’en avoir entendu parler. Cercles de l’information, diamĂštres centrifuges dĂ©mesurĂ©ment allongĂ©s par le truchement des mĂ©dias. Nous croyons pouvoir savoir en toute transparence et en toute innocence ce qui se passe dans un fait divers, dans un conflit armĂ©, ...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. DĂ©dicace
  5. Avant-propos
  6. PremiĂšre partie - Une menace vieille comme le monde
  7. DeuxiĂšme partie - La connaissance, une histoire de neuroscience-fiction
  8. TroisiĂšme partie - Malaise contemporain dans la connaissance
  9. QuatriÚme partie - Néant der Tale, ou le récit du néant
  10. Bibliographie
  11. Remerciements
  12. Du mĂȘme auteur chez Odile Jacob