Le contexte dans lequel il apparaît est différent en Europe continentale…
En France, tout projet social est a priori classé dans l’économie sociale ; celle-ci regroupe historiquement et essentiellement les coopératives, les mutuelles, les associations et, dans une certaine mesure, les fondations. Schématiquement, l’économie sociale a une double filiation théorique remontant au XIXe siècle. D’une part, le socialisme utopique fondé sur l’amour fraternel et dont relèvent, par exemple, les idées de Charles Fourier et le concept de phalanstère, Proudhon et la notion de conscience sociale. Plus tard, Jean Jaurès soutiendra l’économie sociale comme preuve de la capacité d’auto-organisation des salariés. Malgré leur interdiction jusqu’en 1884 par la loi Le Chapelier (1791), les premières structures de l’économie sociale sont créées sous forme de « sociétés de secours mutuel » visant à prendre en charge collectivement des questions auxquelles leurs membres n’étaient pas en mesure de répondre individuellement (liées aux enterrements, maladies handicapantes ou chômage…). Vinrent ensuite les premières coopératives de consommation, puis de production et de crédit. On doit à Frédéric Le Play (1806-1882) le premier emploi du terme d’économie sociale, qui s’appuie sur la notion de « patronage », une obligation pour ceux qui jouissent d’une « supériorité sociale ». Charles Gide, le théoricien du mouvement coopératif français, développe à partir de 1886 le concept d’une économie sociale fondée sur la solidarité comme voie entre libéralisme et marxisme ou entre libéralisme débridé et toute-puissance de l’État. Pour lui, la solidarité consiste à faire du travailleur le propriétaire du fruit de son travail. Ses idées ont connu un certain succès, en particulier lors de l’Exposition universelle de 1900 où un pavillon fut entièrement consacré à l’économie sociale. Suit une longue éclipse et ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’économie sociale, en tant que concept, disparaît entièrement du paysage politique et idéologique français pour n’être « redécouverte » qu’à la fin des années 1970 sous l’impulsion de Michel Rocard. Cherchant une forme de production de richesses se distinguant à la fois du modèle capitaliste et du modèle de la planification communiste, celui-ci recherche les points communs des coopératives, mutuelles et associations. C’est à cette occasion qu’est « réinventé » le concept d’économie sociale sans référence à la tradition historique, à l’époque largement ignorée36. En 1981, la nouvelle Délégation interministérielle à l’économie sociale allait avoir pour mission de promouvoir et de diffuser le concept.
La seconde origine importante de l’économie sociale se trouve dans la doctrine sociale de l’Église catholique37. Il s’agit pour celle-ci non de proposer un système social, mais de conduire une réflexion continue sur la place de l’homme dans la société (le respect de sa dignité et ses devoirs). C’est à ce titre qu’elle aborde les différents systèmes économiques38. Dans un premier temps, il s’agissait surtout, et en cela cette doctrine reste très actuelle, de protéger l’homme (et particulièrement celui appartenant au monde ouvrier et populaire) des atteintes du libéralisme, puis des économies socialistes et capitalistes, et enfin, aujourd’hui, des excès du capitalisme. On le voit, le propos est toutefois plutôt défensif et c’est peut-être là une de ses faiblesses qui semble toutefois largement corrigée par la lettre encyclique Caritas in veritate (« L’amour dans la vérité ») du pape Benoît XVI parue le 7 juillet 200939 et qui propose de véritables voies d’avenir. Dans la lignée de cette doctrine, l’Église comme institution, des prêtres et des laïcs ont lancé de multiples œuvres sociales (comme le Secours catholique, qui compte encore aujourd’hui 60 000 membres bénévoles en France ou le développement du microcrédit en Italie depuis le début de l’année 2009) et poursuivent cette réflexion qui vise aussi des « groupes d’entreprises ayant des buts d’utilité sociale40 » et, pour ce qui est de la récente lettre encyclique, le social business.
Le secteur de l’économie sociale ainsi marqué par ces origines, a crû de manière considérable et cette croissance va se poursuivre41. Le pouvoir politique s’y intéresse en cherchant régulièrement à créer un environnement favorable à son expansion.
… et dans les pays anglo-saxons
En étudiant la situation dans les pays anglo-saxons, on est d’abord confronté à une difficulté de terminologie qui correspond d’ailleurs – est-ce étonnant ? – à des cultures et pratiques sociales et économiques différentes. L’analyse des expériences étrangères nécessaire pour comprendre en quoi consiste la particularité des conditions que sont les nôtres en France est donc compliquée par la différence profonde et ancienne du contexte des initiatives à but social des deux côtés de l’océan Atlantique et de la Manche. Si en Europe continentale, et particulièrement en France, on parle d’économie sociale, au Royaume-Uni on parle de troisième secteur (third sector42) situé entre celui de l’État et le secteur privé.
On se souvient de la phrase de Margaret Thatcher : « There is no such thing as society » (« la société n’est pas une chose qui existe43 ») ; elle a paradoxalement aiguisé la prise de conscience des dirigeants du parti travailliste sur l’importance et l’urgence de l’aide à apporter aux initiatives à but social. Pendant la longue période de gouvernement par le parti conservateur (1979 à 1997), la réflexion politique sur le social est surtout conduite dans les rangs du parti travailliste. Jusqu’en 1995, les organismes qui poursuivent un but social ou environnemental, qui ne relèvent ni du marché ni de l’action de l’État, étaient regroupés sous la dénomination de volunteer sector, car ce qui le caractérisait était en effet le bénévolat et c’est en 1995 que le terme de troisième secteur (par différenciation avec les secteurs privé et public) apparaît au Royaume-Uni44. La différence essentielle entre ce troisième secteur et l’économie sociale telle que nous l’entendons est que le premier regroupe les entités qui ont un objet social quel que soit leur mode d’organisation. À l’intérieur de ce troisième secteur (qui bénéficie à présent de son propre ministère), on retrouve le secteur du volontariat (principalement les charities, l’équivalent de nos associations), un community sector (pour les petites associations locales) et enfin plus récemment, et surtout depuis 2004, le secteur qui nous intéresse ici, celui du social business.
Aux États-Unis, on parle de third sector45, citizen sector46 ou même fourth sector47. La réflexion sur l’existence d’un « troisième secteur » naît dans les années 1960-1970 à partir des notions de charity et de participation volontaire. Sur la période 1960-1970, le troisième secteur connaît une expansion sans précédent soutenue par des programmes fédéraux d’aides financières massives dans les domaines de l’éducation, de la lutte contre la pauvreté, des soins de santé, de la protection de l’environnement et de la culture. Dans une société qui a souvent regardé avec réticence un État fédéral qui interviendrait en matière de protection sociale, le soutien de l’État au troisième secteur représente le compromis idéal afin de brider les velléités d’expansion de la protection sociale fédérale. Cependant, si ce nouveau « troisième secteur » devient rapidement très (voire trop) dépendant des financements de l’État, son développement est rendu possible grâce à un consensus politique, inédit jusqu’alors, sur la nécessité de renforcer les relations entre le gouvernement et les organisations non-for-profit. Ce mouvement est remis en cause par l’action successive des administrations Reagan puis Bush (père et fils). L’administration Reagan considère que la meilleure façon de développer le troisième secteur passe par le retrait du gouvernement (« out of its way ») et l’encouragement fait aux charities et à l’engagement volontaire de se développer d’eux-mêmes48. Les coupes budgétaires et fiscales décidées dès 1981 mettent rapidement les organisations non-for-profit sous pression, les poussant à rechercher d’autres sources de financement. Les institutions du troisième secteur sont très développées aux États-Unis ; elles y ont une fonction sociale qu’elles n’ont nulle part ailleurs ; elles forment une culture différente et séparée à la fois du secteur de l’État et de celui des entreprises et de leurs valeurs et cultures. Le troisième secteur est probablement le premier employeur aux États-Unis. Un Américain sur deux (90 millions de personnes) travaille comme volontaire dans des institutions du troisième secteur. Il offre à ses membres la possibilité d’une participation citoyenne a...