I. Le problème : la conscience comme phénomène humain ?
Il existe une foule d’états mentaux dont le rassemblement unifié constitue, pour l’approche neurobiologique, une conscience. Pour autant, la conscience a aussi fourni à la philosophie, en tout cas depuis les Modernes, l’un des objets qu’elle a le plus interrogés. C’est même en grande partie à des philosophes, nous allons le voir, que nous devons les termes auxquels nous recourons pour désigner les phénomènes concernés par ces interrogations. Essayons de comprendre pourquoi cette autre approche, philosophique, s’est affirmée avec une telle insistance.
1 – CONSCIENCE ET APERCEPTION
Lorsque Descartes considère ce qui, en l’homme, lui apparaît se distinguer du corps et qu’il appelle l’âme, il fait de l’activité de pensée ou, selon son propre terme, du « penser » la structure commune à toutes les capacités que je puis reconnaître comme miennes. Je puis certes, explique-t-il dans la deuxième de ses Méditations métaphysiques (1641), douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir, ne pas vouloir, imaginer, sentir, mais chacune de ces différentes puissances qui sont en moi « fait partie de ma pensée ».
Affirmation déconcertante au premier abord : pourquoi, par exemple, inscrire l’imagination dans la pensée alors qu’il peut m’arriver de penser à quelque chose (en l’occurrence à ce que signifie la notion de conscience et aux interrogations qu’elle soulève) sans pour autant laisser vagabonder mon imagination, laquelle, dans le cas présent, risquerait même plutôt de me détourner du travail que j’ai entrepris d’accomplir ? Penser sans imaginer, sans doute est-ce donc concevable, du moins jusqu’à un certain point et dans les limites de ce que nous entendons le plus communément par imagination, mais imaginer sans penser ? Ou vouloir sans penser ? Et même sentir sans penser ? Mais alors qu’entendons-nous par penser quand nous entrevoyons que cette activité accompagne en réalité toutes les autres opérations de notre esprit ? La réponse, limpide, est fournie par Descartes dans ses Principes de la philosophie (1644, Première partie, art. 9) :
« Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. »
Ces lignes sont empruntées à la traduction française, due à l’abbé Picot et revue par Descartes, que les Principes, d’abord publiés en latin, connurent en 1647 et sur laquelle nous nous sommes accoutumés en général à travailler. Il n’est néanmoins pas inutile, dans le cas présent, de prêter attention à quelques-uns des termes latins que Descartes avait d’abord choisis pour exprimer ce qu’il souhaitait expliquer.
La pensée, ce que Descartes, en latin, appelle « cogitatio », coïnciderait donc, à suivre cette définition, avec cette capacité que nous avons non seulement de faire quelque chose, mais d’apercevoir, dans l’instant même où nous le faisons, que nous sommes en train de le faire. Or, plus explicite, le latin indiquait que la « cogitatio » englobe tout ce qui, en nous, se produit en nous atteignant comme « êtres conscients » (nobis consciis), « de telle sorte que nous en avons conscience » (conscientia). Le terme de « conscience », dont l’apparition en latin, ici, est presque la seule que l’on relève chez Descartes, se trouve par là, à la faveur de l’équivalent retenu par la traduction française, clairement établi comme synonyme de la capacité non pas seulement d’« avoir » des états mentaux, mais de nous « apercevoir » que nous les avons. Ainsi, par exemple, ai-je la volonté de m’avancer le plus clairement possible dans cette analyse, mais en même temps j’aperçois en moi cette volonté, et cette « aperception », comme l’ont parfois nommée les philosophes, n’est autre que ce que nous appelons aussi « conscience ». C’est en ce sens que Leibniz suggère, pour sa part en français, de distinguer la simple « perception » de « l’aperception ou de la conscience » : il est en effet, du moins à ses yeux, des « perceptions inconscientes », chez les animaux sans doute, mais même chez l’homme, quand il s’agit de petites perceptions, infinitémisales, qui ne sont perçues avec conscience que quand elles atteignent un certain degré.
On laissera ici de côté ce qu’une analyse plus poussée de la suggestion leibnizienne pourrait nous apporter pour une réflexion sur l’inconscient (voir : t. 1, « L’inconscient », I, 1) ou sur la perception (voir : t. 1, « La perception »). En revanche, complétant l’indication de Descartes par celle de Leibniz, retenons-en une première définition philosophique de la conscience comme cette dimension de notre esprit qui fait que nous sommes, sinon toujours, du moins le plus souvent en quelque sorte présents à nous-mêmes et à nos activités. Nous pouvons certes envisager, non pas seulement depuis Freud et ses hypothèses sur l’inconscient psychique, mais déjà depuis Leibniz et sa théorie des « perceptions inconscientes », que cette capacité de nous accompagner nous-mêmes dans ce que nous faisons ou éprouvons ait des limites et qu’au-delà de ces limites (qui sont les limites de la conscience) nous puissions nous échapper à nous-mêmes. Du moins apercevons-nous immédiatement par nous-mêmes, pour reprendre les termes de Descartes, toute une part de « ce qui se fait en nous ». C’est même dans ce travail de « l’aperception ou de la conscience », pour reprendre ceux de Leibniz, que nous tendons en général à situer ce qui nous distingue d’une pierre qui roule le long d’une pente (sans avoir la moindre conscience de sa chute ni des conséquences qu’elle est susceptible d’entraîner). Ou d’un animal, auquel, à tort ou à raison, nous sommes portés à n’attribuer, si nous lui en attribuons, que des degrés de conscience extrêmement rudimentaires.
À partir d’une telle notion de la conscience, qui engage une réflexion sur l’humanité même de l’homme, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la philosophie, tout particulièrement quand, chez les Modernes, elle s’est développée dans l’orbite de l’humanisme, se soit fortement attachée à cerner ce par quoi cette faculté d’être conscient constitue l’une des marques les plus certaines de l’humain. Au point que, à bien des égards, les philosophies modernes ont été, en tout cas pour une grande partie d’entre elles, des « philosophies de la conscience ». On peut même préciser que c’est à un triple égard que le fait de la conscience a été et demeure objet de philosophie.
2 – CONSCIENCE D’OBJET, CONSCIENCE DE SOI, CONSCIENCE MORALE
Quand la philosophie s’attache à la conscience, le plus naturel est qu’elle interroge en premier lieu ce qu’on appelle la conscience d’objet. On peut en effet se poser la question, dont Kant a fait le point de départ de sa théorie de la connaissance, de savoir « sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on nomme en nous représentation à l’objet ». Comment la conscience peut-elle s’apercevoir qu’il existe quelque chose hors d’elle et comment ce qu’elle éprouve, quand elle fait cette expérience, lui apparaît-il comme connoté d’une dimension d’extériorité ? Au-delà de cette question radicale sur ce qui rend possible la conscience d’objet comme telle, le philosophe peut aussi s’interroger sur les formes très diversifiées que prend cette conscience d’objet. Elle peut en effet aussi bien s’en tenir à la relation la plus immédiate qu’il est possible d’avoir à l’objet des sens que dépasser cette immédiateté vers des savoirs de plus en plus élaborés de l’objet et du monde.
Ainsi Hegel a-t-il consacré l’un de ses ouvrages les plus impressionnants, la Phénoménologie de l’esprit (1807), à montrer comment s’enchaînent les différentes figures de la conscience d’objet, selon une trajectoire qu’il décrit comme étant celle de l’« expérience de la conscience ». Ce trajet de la conscience apparaît alors comme partant de la « certitude sensible », forme la plus immédiate de la conscience d’objet : la conscience voit qu’ici est un arbre ou que maintenant c’est la nuit. Le parcours qui s’enclenche à partir de cette « conscience du ceci sensible » est supposé devoir conduire jusqu’au « savoir absolu » : l’objet apparaît à la conscience comme n’étant pas fondamentalement différent du sujet lui-même. Le réel, une fois que ma connaissance a saisi la rationalité des lois qui le structurent, se révèle comme intrinsèquement conforme aux exigences de ma propre raison. Bref, selon la célèbre formule de Hegel : « Le réel est rationnel et le rationnel est réel » (voir : t. 2, « L’Histoire », II, 5).
Le philosophe s’attachant à la conscience d’objet peut assurément se représenter autrement que ne l’a fait Hegel ce dont cette conscience est capable et se forger une autre idée du point jusqu’auquel elle peut s’élever : du moins fera-t-il de la conscience (comme conscience d’objet) ce par quoi ou ce pour quoi le monde émerge à un savoir possible.
Une deuxième interrogation sur la conscience s’ensuit immédiatement. Elle concerne plus spécifiquement ce qu’on entend par conscience de soi. Le terme est apparu, là encore, chez un philosophe, mais en anglais. C’est le philosophe anglais Locke qui, dans un chapitre ajouté en 1694 à son Essai sur l’entendement humain (1690), utilise l’expression de self-consciousness. Il désigne ainsi, dans le sujet, « le sentiment qu’il a de ses propres actions » : à partir de ce sentiment, le sujet se forge une représentation de ce que Locke appelle the Self, c’est-à-dire une conscience du « soi », ou encore de ce qu’on nomme l’« identité personnelle ». Quand j’ai conscience de la nuit qui tombe et de l’obscurité qui envahit la rue où je me promène, je m’éprouve moi-même comme conscient de cette obcurité et, le cas échéant, comme ressentant une légère angoisse ou au contraire un apaisement. Quand je m’éprouve ainsi moi-même comme tel ou tel (angoissé, apaisé, etc.), quand je prends conscience que je suis amoureux ou que ma vie n’a pas le sens que je croyais devoir lui attribuer : qu’en est-il de la représentation que je me forge ainsi de moi-même par rapport à ce que je suis vraiment ?
À partir de cette réflexion sur la conscience de soi, on peut certes voir poindre à nouveau la question de l’inconscient : à supposer, en effet, que ma conscience ne parvienne pas à me donner une image fidèle de moi-même, ne dois-je pas imputer cette opacité qui me sépare de ce que je suis vraiment à une dimension de ma vie psychique qui échapperait à toute conscience de soi ? Mais plus largement s’interroger sur la conscience de soi, c’est aussi, par exemple, rencontrer la question des limites de la sincérité dont on peut faire preuve envers soi-même ou de cette éventuelle dimension de « mauvaise foi » dans laquelle Sartre a vu une catégorie constitutive de la conscience (voir : t. 1, « L’inconscient », III, 1).
Avec la conscience d’objet et la conscience de soi, la philosophie qui essaie de cerner ce qu’est une conscience n’en a toutefois pas encore fini. Elle peut en effet prendre enfin pour objet de questionnement une troisième dimension de la conscience : celle de la conscience morale. Non seulement je suis conscient en effet de la pluie qui tombe et qui fait des claquettes sur le pavé, ou de l’amour qui m’envahit et capte toute mon énergie, mais je suis conscient aussi, par exemple, du mal que je fais en ne remplissant pas mes engagements ou des valeurs au nom desquelles je dois et peux refuser d’accorder à quelqu’un, par pure complaisance, ce qu’il n’a pas mérité. La conscience morale se pose avant tout — ainsi Hegel la définit-il dans la Phénoménologie de l’esprit — comme « savoir et vouloir du devoir ».
Cette figure de la conscience correspond-elle simplement à une spécification de la conscience ? Dans la trajectoire de la conscience que Hegel nous fait suivre, de l’immédiatet...