Étrange destinée que celle de ce terme qui, dérivé du vieux français « cabine », à moins qu’il ait été emprunté à l’italien « gabinetto », signifie d’abord « petite chambre retirée », puis chambre de travail et d’étude — cabinet d’un médecin ou d’un avocat —, avant de s’appliquer de manière spécifique à l’équipe de personnes travaillant autour d’une personnalité importante, à commencer par le roi. C’est ainsi que le mot s’est appliqué, en anglais, dès le XVIIe siècle, à l’ensemble des ministres travaillant auprès du roi, et nous est revenu, en France, au XVIIIe siècle, avec le même sens, pour désigner les gouvernements d’inspiration parlementaire à l’anglaise. Depuis quelques décennies, il a pris une acception nouvelle, qui s’est entièrement substituée en France à son sens traditionnel.
Le mot a été beaucoup utilisé, sous la IIIe République, pour désigner l’ensemble des membres d’un gouvernement : on parlait alors du cabinet Clemenceau ou du cabinet Poincaré. Mais en ce sens, le terme est, depuis 1958, tombé en désuétude : on lui substitue plus volontiers le mot « gouvernement* ». En Angleterre, en revanche, le terme « cabinet » est toujours d’actualité. Il désigne, non pas l’ensemble du gouvernement, mais la vingtaine de ministres importants qui dirigent, sous l’autorité du Premier ministre, la politique du pays. Font traditionnellement partie du cabinet britannique le lord Chancelier, en charge de la Justice, le chancelier de l’Échiquier (chancellor of the Exchequer), en charge des Finances, le secrétaire au Foreign Office, en charge des Affaires étrangères.
En France, avant 1958, le gouvernement se réunissait souvent en conseil de cabinet, sous la présidence du président du Conseil, généralement pour préparer un Conseil des ministres*, lequel était présidé non, comme son nom l’aurait indiqué, par le président du Conseil, mais par le président de la République*.
Lorsqu’il fut président du Conseil, de mai à décembre 1958, le général de Gaulle utilisa beaucoup cette procédure qui permettait de limiter le nombre de séances présidées par le Président René Coty. Mais une fois élu Président, il se garda bien d’autoriser ses Premiers ministres à présider le gouvernement hors sa présence : aux termes de l’article 21 de la Constitution, celui-ci peut seulement suppléer le Président « pour la présidence d’un Conseil des ministres en vertu d’une délégation expresse et pour un ordre du jour déterminé ». Pour le reste, le Premier ministre* a pris l’habitude de présider à Matignon* des comités interministériels réunissant un petit nombre de ministres* et hauts fonctionnaires sur des sujets spécialisés.
Après le départ du Général, le Conseil de cabinet ne fut réuni que pendant l’intérim d’Alain Poher ou, un petit nombre de fois, lors de la maladie de Georges Pompidou. On aurait pu croire que pendant la cohabitation, de 1986 à 1988, Jacques Chirac redonnerait vie à la procédure du Conseil de cabinet pour réunir ses ministres hors de la présence de François Mitterrand : il le fit peu et préféra utiliser la technique plus informelle de la « réunion gouvernementale ». Cette pratique a été suivie par Lionel Jospin.
Si le mot « cabinet » — au sens de gouvernement — semble durablement tombé en désuétude, ce n’est que pour prospérer sous un sens différent, celui qui désigne l’équipe constituée par les collaborateurs personnels des ministres, du Premier ministre ou du président de la République. On parle alors de « cabinet ministériel ».
Le cabinet, sous sa forme actuelle, est spécifique à la France. Ainsi, il n’existe pas en Grande-Bretagne de cabinets ministériels à la française, le ministre s’appuyant tout naturellement sur un haut fonctionnaire permanent, le permanent secretary, qui assure la direction du ministère. En France, en revanche, déjà sous l’Ancien Régime, les ministres ont toujours eu un ou plusieurs collaborateurs qu’on devait appeler « secrétariats intimes » sous le Premier Empire et qui furent officialisés sous la Restauration.
Sous les IIIe et IVe Républiques, les ministres ont eu tendance à recruter à leurs côtés des amis personnels ou des collaborateurs politiques, chargés de les aider dans leur travail ministériel et d’assurer la liaison avec le Parlement ou avec leur circonscription. Mais avec le développement des fonctions ministérielles, le nombre de ces collaborateurs se multiplia pour constituer des équipes, d’abord de fait, qui ont été ensuite institutionnalisées pour la première fois en 1911, puis, plus récemment, par un décret du 28 juillet 1948, qui demeure toujours en vigueur.
C’est en vain qu’on a essayé d’encadrer de façon rigoureuse l’effectif des cabinets ministériels. Le nombre des collaborateurs est en principe fixé à onze pour les ministres et à sept pour les secrétaires d’État. La règle est toutefois systématiquement tournée, des membres officieux, voire clandestins, s’ajoutant aux membres officiels du cabinet. L’effectif peut atteindre une cinquantaine de membres dans le cabinet du Premier ministre.
Les membres du cabinet sont nommés de façon discrétionnaire par le ministre, sur la base de critères mêlant dans des proportions variées engagement politique et compétence technique. Leur statut est éminemment précaire : ils partent en effet en même temps que leur ministre, même s’il arrive souvent que certains membres du cabinet survivent à leur ministre, en étant recrutés par le successeur ou par un autre ministre. Pour certains, le cabinet offre en outre une possibilité de passage d’une carrière administrative à une carrière politique.
Au-delà de la variété des situations concrètes, la structure normale d’un cabinet ministériel comprend, outre un directeur de cabinet, qui est le principal collaborateur du ministre, des conseillers techniques, dont chacun est chargé de suivre une partie des affaires du ministère, des chargés de mission, plus jeunes, qui assistent les conseillers techniques, un chef de cabinet, qui s’occupe de l’intendance, des audiences, des voyages, du courrier, et parfois de la circonscription du ministre, un attaché de presse, un attaché parlementaire, ainsi que le secrétariat particulier.
Le directeur de cabinet reçoit généralement une large délégation de son ministre, d’une part pour signer de nombreux textes — sauf les décrets* dont le contreseing* ne se délègue jamais —, d’autre part pour le suppléer dans de nombreuses réunions ministérielles, à l’exclusion du Conseil des ministres. Le directeur de cabinet dirige en fait non seulement l’action du cabinet mais aussi, très souvent, celle du ministère tout entier. Ce n’est pas un secret de signaler que Matignon et — sauf en cas de cohabitation — l’Élysée ont généralement leur mot à dire dans le choix par le ministre de son directeur de cabinet.
Dans certains cabinets, existe parfois un conseiller particulièrement important, qui, placé en dehors de la hiérarchie de l’équipe, joue un rôle de collaborateur personnel, voire d’« éminence grise », avec le titre de « chargé de mission auprès du ministre ».
La composition des cabinets ministériels a connu un infléchissement majeur depuis 1958 : les fonctionnaires, qui n’y étaient que modérément représentés jusque-là, ont vu leur nombre augmenter, au point de constituer près des trois quarts des effectifs, et même parfois davantage, avec une place particulière faite aux grands corps de l’État, et plus généralement aux anciens élèves de l’École nationale d’administration. Cette évolution, qui n’a guère été modifiée après l’alternance de 1981, n’a pas été sans effet sur l’accroissement du rôle joué par les cabinets ministériels.
Ce rôle est d’abord d’assister le ministre, qui n’est pas toujours un spécialiste, dans la direction de son ministère et dans ses rapports avec ses interlocuteurs extérieurs, parlementaires, groupes d’intérêt, journalistes. Ils lui apportent l’information dont il a besoin, le déchargent d’un certain nombre de tâches matérielles (courrier, rédaction de discours, préparation des cérémonies), le nourrissent de suggestions sur la politique à suivre, lui préparent les dossiers des diverses réunions (Conseil des ministres, comités interministériels, commissions parlementaires) auxquelles il participe. Vis-à-vis de l’administration*, le cabinet joue un rôle d’impulsion et de coordination, de telle sorte que les instructions du ministre pénètrent dans l’appareil du ministère. À cet égard, le cabinet se trouve à la charnière du politique et de l’administratif.
Le rôle du cabinet a été souvent contesté. Déjà sous la IIIe République, on critiquait le rôle occulte joué par des hommes qui n’étaient investis d’aucun mandat électif et n’avaient donc aucune légitimité démocratique. Aujourd’hui, on reproche aux cabinets une intervention excessive dans la gestion administrative du ministère, une tendance critiquable à évoquer à leur niveau toutes les affaires, à favoriser certaines dérives technocratiques et à constituer un écran entre les ministres et leur administration. Appliquant sur ce point certaines conclusions du rapport Picq de 1994 sur la réforme de l’État, Alain Juppé a essayé en vain de réduire dans son gouvernement l’effectif des cabinets ministériels.
Certaines de ces critiques sont justifiées. Il ne faut toutefois pas sous-estimer le rôle utile d’impulsion et de coordination que peuvent jouer les cabinets ministériels, à condition de ne pas être trop volumineux, de s’abstenir de s’ingérer dans la gestion courante et de savoir orienter les services du ministère au lieu de prétendre les supplanter.