CHAPITRE 2
La France, pays d’émigration
La France est un pays d’immigration, c’est une affaire entendue, mais n’existe-t-il pas aussi une émigration française ? On serait porté à le penser quand on consulte la statistique des étrangers dans les pays qui nous entourent : le nombre de résidents français y augmente rapidement. Cela n’expliquerait-il pas les curieuses anomalies statistiques que nous allons rencontrer dans le dernier grand recensement français, celui de 1999 ? Pour répondre à cette question sur laquelle la statistique officielle de la France reste muette, il va falloir entreprendre une enquête délicate car notre pays ne dispose pas de registres de population, ce qui l’empêche de dresser le bilan annuel des entrées et des sorties de son territoire. On peut seulement comparer la population de deux recensements complets successifs. La dernière connaissance précise des mouvements migratoires repose donc sur les recensements de 1990 et 1999. En ajoutant à la population comptée en 1990 les naissances entre 1990 et 1999 et en retranchant les décès de la même période, on obtient la population qu’on aurait observée en 1999 en l’absence de migrations. Par différence avec les résultats du recensement de 1999, on en déduit le solde migratoire sur l’ensemble de la période. En répartissant ce solde année par année de 1990 à 1999, on estime ensuite les pyramides d’âge de chaque année intermédiaire. L’INSEE a effectué ce travail après le recensement de 1999 et fourni les pyramides d’âge annuelles qui vont nous servir de fil conducteur.
La reconstitution globale de l’évolution de la population française a été récemment rappelée par la revue de l’INED, Population1, dont nous extrayons le tableau suivant :
Tableau 1 Bilan de l’évolution de la population française de 1985 à 2000 donné par la revue Population en 2005
Année | Population en milieu d’année | Naissances vivantes | Décès | Accroissement |
Naturel | Migratoire | Total |
1985 | 55 284 | 768 | 552 | + 216 | + 38 | + 254 |
1986 | 55 547 | 778 | 547 | + 232 | + 39 | + 271 |
1987 | 55 824 | 768 | 527 | + 240 | + 44 | + 284 |
1988 | 56 118 | 771 | 525 | + 247 | + 57 | + 304 |
1989 | 56 423 | 765 | 529 | + 236 | + 71 | + 307 |
1990 | 56 735 | 762 | 526 | + 236 | + 80 | + 316 |
1991 | 56 976 | 759 | 525 | + 234 | + 90 | + 324 |
1992 | 57 240 | 744 | 522 | + 222 | + 90 | + 312 |
1993 | 57 467 | 712 | 532 | + 179 | + 70 | + 249 |
1994 | 57 659 | 711 | 520 | + 191 | + 50 | + 241 |
1995 | 57 844 | 730 | 532 | + 198 | + 40 | + 238 |
1996 | 58 026 | 734 | 536 | + 199 | + 35 | + 234 |
1997 | 58 207 | 727 | 530 | + 196 | + 40 | + 236 |
1998 | 58 398 | 738 | 534 | + 204 | + 45 | + 249 |
1999 | 58 647 | 745 | 538 | + 207 | + 60 | + 267 |
2000 | 58 970 | 775 | 531 | + 244 | + 70 | + 314 |
Nous reproduisons ces chiffres car ils comportent une étrange contradiction à partir de l’année 1989. En effet, l’accroissement de la population d’une année à la suivante est égal par définition à l’accroissement total donné en 7e colonne. Ainsi :
Population en 1988 | 56 118 000 |
« Accroissement total » en 1988 | 304 000 |
Total | 56 422 000 |
Population en 1989 (sur le tableau) | 56 423 000 |
La légère différence de mille personnes peut venir d’un arrondi ou du fait qu’on compte les populations en milieu d’année et non en début d’année. Si l’on fait ce calcul qui frise l’évidence, c’est qu’à partir de 1990, les écarts deviennent considérables et systématiques, ce qui empêche d’invoquer les causes d’incertitude précédentes. Ainsi on lit sur le tableau :
Population en 1992 | 57 240 000 |
« Accroissement total » en 1992 | 312 000 |
Total | 57 552 000 |
Population en 1993 (sur le tableau) | 57 467 000 |
La population indiquée pour 1993 est nettement inférieure au chiffre calculé à partir de l’année précédente. Il manque 85 000 personnes. La surévaluation du total calculé sur le chiffre fourni se poursuit jusqu’en 2000, dernière année donnée à titre définitif. Avant de parler d’une erreur, il faut revenir à la source qu’indique l’article : « INSEE, division des enquêtes et études démographiques ». Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une référence bibliographique, on peut se reporter aux publications de l’INSEE. Le Mouvement de la population 2000-01 publié par cet institut donne en effet un tableau (n° 3) presque identique à celui de Population. À part une différence, sans doute une erreur de copie2, les chiffres de l’INED sont à l’unité près ceux de l’INSEE. Le tableau de l’INSEE fournit aussi le solde migratoire mais le qualifie de « évalué » et ajoute une « variation totale » qui ne correspond pas à l’« accroissement total » de l’article de Population. Les deux séries sont comparées dans le tableau ci-dessous :
Tableau 2 Comparaison de « l’accroissement total » (Population) et de la « variation totale » (INSEE) de la population de la France entre 1990 et 1999
Année | Accroissement total | Variation totale |
1990 | 316 | 264 |
1991 | 324 | 270 |
1992 | 312 | 259 |
1993 | 249 | 196 |
1994 | 241 | 188 |
1995 | 238 | 183 |
1996 | 234 | 180 |
1997 | 236 | 183 |
1998 | 249 | 196 |
La surestimation de la seconde colonne sur la troisième est à peu près constante. L’explication se trouve dans une note du tableau de l’INSEE : « La colonne variation totale intègre parfois un ajustement pour tenir compte des omissions nettes entre deux recensements successifs. Il est de 53 500 pour les années 1990 à 1998. » L’INSEE donne aussi les populations en début d’année et cette fois la cohérence est parfaitement respectée : l’écart entre les populations au 1er janvier de deux années successives vaut exactement la variation totale. L’affaire rentre donc dans l’ordre – à première vue. On peut seulement reprocher à la revue Population de ne pas avoir reproduit la colonne de l’INSEE, donc d’avoir oublié les « omissions » de 53 500 par an, soit quand même 480 000 personnes entre les deux recensements de 1990 et 1999.
À première vue seulement, car les deux institutions tirent des conclusions différentes. Pour l’INSEE, la métropole comptait 56 577 000 personnes au 1er janvier 1990 et 58 497 000 au 1er janvier 1999, soit un accroissement total de 1 980 000 personnes qui se décompose en un accroissement naturel de 1 920 000 personnes, un accroissement migratoire de 540 000 personnes et des omissions de 480 000 personnes. Quel est le sens de ces omissions « nettes » que l’INSEE retranche donc de l’accroissement total ? Logiquement, cela signifie qu’un plus grand nombre de personnes a été omis en 1999 qu’en 1990. Ces « omissions » devraient être ajoutées à la population comptée en 1999. L’INSEE les a cependant laissées en dehors comme si une population fantôme se développait à côté de la population recensée, ou, pour reprendre une célèbre distinction politique, comme s’il existait une population légale et une population réelle.
Pour sa part, l’INED s’est aussi installé dans une position contradictoire. Il reprend les chiffres annuels de population de l’INSEE, mais conserve les soldes migratoires et naturels sans correction. Dans le n° 397 de la feuille d’information de l’INED, Population et Sociétés, on lit que « chaque année la France compte 200 000 naissances de plus que de décès, alors que le solde migratoire est estimé aux alentours de 65 000 personnes ». En 9 ans, l’augmentation de population a donc été de 9 × 265 000 = 2 385 000 personnes et simul...