Le Rêve sacrifié
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Le Rêve sacrifié

Chronique des guerres yougoslaves

  1. 288 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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Le Rêve sacrifié

Chronique des guerres yougoslaves

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À propos de ce livre

Daniel Vernet et Jean-Marc Gonin suivent le développement du conflit yougoslave depuis son origine. Ils en dressent la première chronique complète et démêlent l'écheveau diplomatique des trois dernières années. Et si la logique à l'œuvre dans cette guerre fratricide gouvernait également les régions voisines? Réflexion tournée vers l'avenir, ce livre est l'histoire d'une tragédie contemporaine: le rêve sacrifié d'une Europe qui assiste à l'adieu au communisme dans le délire nationaliste. Daniel Vernet est directeur des relations internationales au journal Le Monde. Jean-Marc Gonin est grand reporter à L'Express.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
1994
ISBN
9782738140999

CHAPITRE 1

Le cadavre de Versailles bouge encore


Quand les douze chefs d’État et de gouvernement de la Communauté, avec leurs ministres des Affaires étrangères, plus Jacques Delors, président de la Commission de Bruxelles, se réunissent les 29 et 30 juin 1991 à Luxembourg pour leur sommet bisannuel, la Yougoslavie leur a « éclaté à la figure » quatre jours auparavant, pour reprendre l’expression d’un participant. La Slovénie et la Croatie viennent de proclamer leur indépendance, mais tous ces hommes d’État préoccupés par l’Union économique et politique passeraient volontiers à l’ordre du jour. Après un échange de vues sur la conférence intergouvernementale, celui-ci prévoit d’ailleurs l’examen d’un accord sur une coopération dans les transports avec une Yougoslavie où les premiers coups de la dislocation viennent d’être portés. Des esprits malintentionnés pensent que les Britanniques l’ont sciemment inscrit au programme, mais personne n’a rien remarqué. La routine communautaire. La surprise vient de Helmut Kohl. Le chancelier fédéral sort l’assemblée de sa torpeur en soulevant tout à trac la question de la reconnaissance des deux républiques qui ont à peine décidé de quitter la Fédération. Pendant qu’il plaide avec insistance et maladresse en faveur d’un geste immédiat, François Mitterrand maugrée sur son banc ; avant de s’opposer à la requête allemande et de rallier à son point de vue les dix autres délégations, il tend à son voisin, le ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, un morceau de papier griffonné à la hâte. C’est une liste des nouveaux États qu’il faudra bientôt reconnaître en Europe, « si on commence comme ça » ; elle comporte quatorze noms, de la Lombardie à la Slovénie. Pendant la pause, Hans-Dietrich Genscher apostrophe son vieux complice en diplomatie européenne : « Alors, Roland, maintenant la France est contre le droit des peuples ! »
Le Conseil européen de Luxembourg dépêche la troïka des ministres des Affaires étrangères en Yougoslavie pour tenter de raisonner ceux qu’on n’appelle pas encore les belligérants. La ligne officielle du communiqué final est claire : la CEE souhaite le maintien de l’unité yougoslave qui ne saurait être défendue par la force ; elle encouragera la démocratisation et l’évolution vers l’économie de marché. Mais, derrière les bonnes paroles, le décor est planté pour un bras de fer franco-allemand qui durera près de six mois et laissera des traces. La Communauté européenne est en jeu ; elle ne sera sauvée que par la conviction de François Mitterrand – partagée par Helmut Kohl – que les Français et les Allemands ne doivent pas se diviser, « ce serait fatal ». Conviction relayée par les deux ministres des Affaires étrangères qui, malgré des discussions parfois orageuses, chercheront jusqu’au bout à sauver l’unité d’action, fût-ce au prix d’artifices dommageables à la réputation et à l’efficacité. Entre Roland Dumas et Hans-Dietrich Genscher, il n’y a pratiquement pas de débat sur le fond de la question yougoslave ; tous deux sont d’habiles tacticiens, fidèles interprètes – qui de la volonté de son patron, qui des sautes d’humeur de l’opinion publique. Malgré les contacts permanents entre Allemands et Français, il n’y avait jamais eu d’échanges sur la Yougoslavie entre les hauts fonctionnaires chargés du dossier avant qu’une fondation allemande de science politique organise une rencontre entre eux... en septembre 1991 ! Les consultations régulières traitent des questions à court terme, – les diplomates français se demandent comment maintenir l’unité de la Yougoslavie, les Allemands comment contenir le flot des réfugiés –, ou des habillages qui dissimuleront les divergences. Les rencontres entre ambassadeurs des deux pays en poste dans une même région sont des grand-messes pour la renommée des ministres, et l’Ostpolitik commune si souvent invoquée est tenue par les Français pour une feuille de vigne masquant la politique allemande dans la Mitteleuropa. Après sa réélection en 1988, François Mitterrand a donné la priorité à l’Europe, s’est lancé dans des tournées à l’est du continent, mais avant d’entamer une coopération avec l’Allemagne, il veut « renforcer la main de la France ».
« On ne s’est pas refait la guerre de 14 », dit François Mitterrand qui ajoute sous forme de boutade : « pas encore ». Les Européens, en particulier les Français et les Allemands, ne se sont pas déchirés ; l’édifice communautaire construit depuis plus de trente ans a tenu le coup ; bien plus, la guerre en Yougoslavie a servi de prétexte pour approfondir l’intégration, pour souligner la nécessité d’une coopération plus intense en politique étrangère, pour faire avancer le traité de Maastricht dont la conclusion était au bout de l’année. C’est sans doute une satisfaction négative, un succès par défaut ; le soulagement d’avoir évité une crise grave sans avoir pu engranger un succès. Mais l’Europe n’a échappé au pire que de justesse ; la Yougoslavie l’a mise en présence de fantômes que les Européens de l’Ouest pensaient oubliés, de démons qu’ils croyaient conjurés ; elle a provoqué chez eux, et d’abord entre Français et Allemands, des réactions spontanées qui les ramènent un siècle en arrière. Dans une large mesure, ces réflexes sont suscités par les protagonistes qui retrouvent les tropismes d’antan ; les Slovènes et les Croates se tournent vers le monde germanique, leurs voisins autrichiens et l’Allemagne. Kohl les reçoit dans sa villégiature des bords du Wolfgangsee, dans la région de Salzbourg ; les complicités démocrates-chrétiennes et conservatrices font le reste. Les Serbes, pour leur part, sollicitent l’amitié traditionnelle avec la France, la fraternité d’armes depuis Franchet d’Esperey ; il y a quelques années, un ambassadeur yougoslave aux Nations unies avait porté, devant une assistance en partie germanique, ce toast particulièrement délicat en l’honneur de son collègue français : « Je lève mon verre à l’amitié avec la France avec qui nous avons combattu à Salonique contre les Boches ! » Ce que Milosevic répétait de manière plus diplomatique à ses interlocuteurs de Paris : « La France ne peut tout de même pas laisser l’Allemagne prendre le contrôle des Balkans. »
« Une remontée de l’Histoire », « la puissance des faits », dit François Mitterrand. L’Allemagne s’est retrouvée plus proche des Croates et des Slovènes, la France des Serbes. « C’est une donnée brute, cela n’oblige à rien, ne crée aucune obligation, ne commande pas les raisonnements », explique le Président pour tempérer son propos. Plutôt un réflexe initial qui peut avoir une influence. Comme si une amitié de trente ans entre Paris et Bonn avait masqué des siècles d’antagonisme sans les entamer, imposant seulement aux générations d’avant-guerre – mais c’est déjà beaucoup – la certitude qu’il ne faut pas recommencer.
Après, la politique est affaire de présentation ; sa logique peut être reconstruite a posteriori. Dès la fin du mois de juin 1991, la France et l’Allemagne ont pris des chemins opposés. La première milite pour le maintien d’une fédération yougoslave (au moins aussi longtemps qu’une nouvelle architecture n’aura pas été agréée entre les différentes républiques, ajoute-t-on à Paris après plusieurs semaines) ; la seconde croit que le salut réside dans l’indépendance. Double illusion entretenue pendant quelques mois, l’illusion allemande s’effondrant d’ailleurs plus tard que l’illusion française, avec des conséquences plus ravageuses. Les Allemands ne sont pas aussi attentifs que les Français aux pesanteurs historiques. Certains dirigeants y sont sensibles ; Richard von Weizsäcker, alors président de la République fédérale, souligne que les deux pays ne doivent pas se diviser une nouvelle fois à propos des Balkans. Le chancelier Kohl veut par-dessus tout éviter qu’à l’occasion de la reconnaissance ne se reconstitue la coalition de 1941, Allemagne, Autriche, Italie. Toutefois les Allemands croient, en général, que la rupture provoquée dans les consciences par la défaite du Reich les a fait naître au présent libérés de tout atavisme. Comme il leur paraît inconvenant, pour expliquer leur politique étrangère, d’invoquer des intérêts nationaux, qu’ils sont d’ailleurs bien en peine de définir, ils ont tendance à recourir à des arguments moraux. En 1989, ils ont bénéficié de la chute du communisme et du droit à l’autodétermination reconnu dans les accords d’Helsinki et la charte de Paris de novembre 1990 pour se réunifier ; pourquoi les peuples de la Yougoslavie ne profiteraient-ils pas des mêmes droits pour s’émanciper ? C’est le discours que le chancelier et son ministre des Affaires étrangères répètent inlassablement pour justifier leurs demandes de plus en plus pressantes d’une reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie ; ils ajouteront un peu plus tard « et de toutes les républiques qui le veulent ». « Nous n’avons pas l’intention d’agir selon la devise “am deutschen Wesen soll die Welt genesen” (C’est par l’être allemand que le monde doit trouver son salut), déclare Hans-Dietrich Genscher au Bundestag, mais les valeurs de notre Loi fondamentale ont conduit à l’unité allemande, et ces valeurs sont aussi les fondements de cette Europe dans laquelle nous, Allemands, nous nous sentons chez nous. » La rebuffade du mois de juin ne les a pas découragés de revenir à la charge auprès de leurs partenaires de la Communauté, et notamment de la France. Les fonctionnaires en charge du dossier ont un discours un peu plus sophistiqué. Sur le fond, ils n’exposent pas de divergences, sauf l’ambassadeur de RFA à Belgrade qui attire l’attention de son gouvernement sur les conséquences désastreuses que pourrait avoir sur la Bosnie-Herzégovine une reconnaissance prématurée des deux républiques septentrionales. Mais ils insistent sur un triangle magique : respect des frontières, respect des droits des communautés nationales et ethniques en passe de devenir des minorités, préservation d’une coopération intra-yougoslave sous la forme d’une « confédération lâche » préconisée par lord Carrington. En parlant des communautés nationales qui craignent de devenir des minorités, on pense bien sûr aux Serbes des krajina, qui vont se retrouver du jour au lendemain étrangers ou minoritaires. Aussi les Allemands se défendent-ils de soutenir le nationalisme croate ou de vouloir favoriser l’indépendance des Croates ; ils défendent l’indépendance de la « république de Croatie » dans ses frontières actuelles, avec ses peuples divers, dont le peuple croate et le peuple serbe. Malheureusement pour cette séduisante théorie, les Serbes sont insensibles à l’argument, comme d’ailleurs les dirigeants de Zagreb dont la nouvelle Constitution proclame dans son article premier : « La Croatie est l’État des Croates. »
À partir de l’été 1991, François Mitterrand ne se sépare plus d’une carte des minorités en Europe qu’il montre à ses visiteurs ou à ses compagnons de voyage. Sa première idée est de préserver l’existence de la Fédération yougoslave en définissant de nouveaux rapports entre des peuples qui se détestent mais sont condamnés à vivre ensemble ou à se faire la guerre. « Tant que la chance d’unité existe, il faut la jouer dans la démocratie », explique le président de la République dans son traditionnel entretien du 14 juillet, mais il ajoute dans un balancement qu’il poursuivra jusqu’à la fin de l’année : « On ne fabrique pas une fédération par la force. » L’ancien premier secrétaire du PS n’aime pas l’expérience yougoslave ; contrairement à d’autres, tel Michel Rocard, il n’est pas venu à la gauche par l’autogestion. Pourtant la Yougoslavie, cette création française d’après-1918, lui paraît la solution optimale. Il soupçonne les Allemands, certains Allemands, mais pas son ami Helmut qu’il absout volontiers, de chercher une revanche sur ce traité de Versailles honni qu’ils n’avaient eu de cesse de combattre pendant l’entre-deux-guerres. De plus, ces Croates, au passé oustachi douteux et à la fibre démocrate-chrétienne, ne lui disent décidément rien de bon. Très vite cependant, avec Roland Dumas, il comprend que la troisième guerre balkanique couve, que l’Europe est sur la voie du morcellement et que la Communauté européenne qu’il a lui-même, jeune ministre de la IVe République, portée sur les fonts baptismaux risque de se perdre. Faute de pouvoir arrêter un mouvement qu’il réprouve, il veut tenter de l’organiser. Si dislocation des ensembles il doit y avoir – et derrière la Yougoslavie, tout le monde pense à l’Union soviétique en proie aux turbulences de la perestroïka –, il faut la régler, la codifier ; il faut définir une doctrine, une ligne de conduite ; une « partition » pour les partitions ; il faut refuser « l’autodétermination sauvage », déclare François Mitterrand, le 31 octobre 1991, à Latche, à un Mikhaïl Gorbatchev ravi. Devant ses collaborateurs, le Président disserte longuement ; dans l’Europe de l’après-guerre, les frontières ont été déjà modifiées une fois : lors de l’unification de l’Allemagne. Cette modification s’est faite dans l’ordre, avec des conditions précises qui ont été remplies – reconnaissance de la frontière germano-polonaise sur l’Oder-Neisse, maintien dans l’OTAN, intégration européenne, renonciation aux armes ABC (atomiques, chimiques, biologiques). Il faut procéder de la même façon, en s’attachant à deux problèmes, les minorités et les frontières. Les Allemands aussi parlent des minorités, qui d’ailleurs ne se considèrent pas comme telles – les Serbes de Croatie envisageraient à la limite d’être un des peuples constituants de la République croate –, et des frontières. Cependant le règlement de ces questions est dans la conception française un préalable, dans l’allemande, un appendice. De surcroît, quand ils parlent des frontières, les dirigeants de Bonn et de Paris n’entendent pas la même chose ; les premiers estiment qu’il faut respecter les limites internes de la Yougoslavie ; elles ne sont peut-être pas idéales, mais, comme il n’y en a pas d’autres, elles doivent devenir des frontières internationales. Yougoslavie : à découper selon les pointillés. Helmut Kohl est peut-être plus sceptique ; il a essuyé de vifs reproches de son ami François quand il se refusait à reconnaître la frontière Oder-Neisse avant l’unification allemande, aussi affiche-t-il un certain détachement. Puisqu’il n’y a pas de frontières justes, autant respecter celles qui existent, sans faire de la notion d’intangibilité un critère suprême. François Mitterrand est plus radical. Dessinées par les empires austro-hongrois et ottoman, par les accords de l’entre-deux-guerres, par les foucades administratives de Tito, les limites internes de la Yougoslavie sont arbitraires et n’ont pas le caractère sacré des frontières internationales. Il faut redessiner, redécouper, éviter de recréer artificiellement des minorités dans un pays qui en compte déja suffisamment.
Le droit des minorités est une autre pierre d’achoppement ; le mot lui-même est difficile à prononcer pour un jacobin ; pour un Allemand il est naturel de parler de Volksgruppe. La République donne la priorité aux droits de la personne sur les droits collectifs ; dans la tradition allemande, la communauté est plus forte que l’individu. Pour la Croatie, Bonn met un bémol et comprend qu’il ne soit pas facile à Tudjman d’accepter « du jour au lendemain » un statut pour des minorités (les Serbes des krajina) au mieux tolérées, en tout cas mal aimées. Karl Lamers, porte-parole pour la politique étrangère du groupe parlementaire chrétien-démocrate au Bundestag, admet que les droits des minorités comme collectivité, si chers quand il s’agit des Allemands dispersés dans l’Europe orientale, doivent être tout de même maniés avec précaution. Pour le cas où les Turcs, qui sont près de deux millions en RFA, demanderaient un jour à être reconnus comme « minorité nationale »... Le même responsable, décidément en veine d’autocritique, estime aussi que les Allemands, pétris de bonnes intentions, n’ont pas prêté suffisamment attention aux contradictions : intégrité territoriale et autodétermination sont deux principes honorables mais qui, dans leurs conséquences dernières, peuvent se révéler incompatibles.
Ce n’est pas la seule antinomie dans l’attitude des Allemands. Un des arguments qu’ils assènent en faveur de la reconnaissance rapide de la Slovénie et de la Croatie révèle une confiance naïve dans les vertus de la communauté internationale : si ces deux républiques sont reconnues officiellement et admises à l’ONU, les Serbes y regarderont à deux fois avant de les agresser ; dans le pire des cas, le conflit perdra son caractère de guerre civile pour devenir un conflit international. Les Occidentaux, les Nations unies, tout ce que l’Europe et le monde comptent d’organisations multilatérales, devront leur porter secours, mettant ainsi un terme aux affrontements. Les États-Unis n’ont-ils pas pris la tête de la croisade anti-irakienne quand Saddam Hussein s’est avisé d’envahir le Koweït, État indépendant, reconnu, membre de l’ONU ? On a assez reproché à l’Allemagne, accaparée par son unification, d’être restée sur l’Aventin pendant que ses alliés se battaient pour le triomphe du « nouvel ordre mondial » ; cette fois elle ne serait pas à la traîne... L’Histoire s’est écrite autrement. Sauf pour Hans-Dietrich Genscher qui affirme très sérieusement que, depuis la reconnaissance, la guerre s’est arrêtée... en Croatie. L’ancien chef de la diplomatie de Bonn ne passe pas par profits et pertes le dépeçage sanglant de la Bosnie-Herzégovine qui a suivi ; il l’inscrit dans un autre chapitre, comme s’il s’agissait de deux épisodes sans rapport.
Depuis que la mégalomanie hitlérienne d’une Allemagne seule et « par-dessus tout » les a entraînés à la catastrophe, les Allemands sont devenus de fervents adeptes du multilatéralisme. Il donne une légitimité internationale à leurs engagements s’ils veulent agir, et surtout il les dispense d’intervenir quand ils ne le veulent pas. Car ils ont beau plaider pour une internationalisation de la question yougoslave afin que la communauté des nations ait la légitimité nécessaire pour s’interposer entre les combattants, il est bien entendu qu’eux-mêmes ne pourront pas participer ; leur passé et leur constitution le leur interdisent. Concernant la Yougoslavie, personne ne le regrette ; quand il a été question pour la première fois d’une force d’interposition européenne entre la Serbie et la Croatie, à l’été 1991, la première réaction de Milosevic a été : « Pas d’Allemands », ni d’Italiens d’ailleurs qui, eux aussi, se sont tristement illustrés dans les Balkans pendant la Seconde Guerre mondiale. La Yougoslavie a fait progresser la discussion en Allemagne à propos des interventions « out of area », hors de la zone de l’OTAN couverte par la Loi fondamentale – dans l’interprétation restrictive acceptée jusqu’alors par tous les partis politiques allemands. « L’idée que les responsabilités internationales impliquaient aussi des devoirs et des contraintes était “out of area” de la conscience allemande », dit Karl Lamers ; après la première expérience de la crise du Golfe, la guerre en Yougoslavie a permis à la coalition libérale-chrétienne démocrate au pouvoir à Bonn de créer quelques faits accomplis malgré l’opposition des sociaux-démocrates. Des douaniers allemands participent, sur le Danube, à la surveillance internationale de l’embargo ; des techniciens de la Bundeswehr sont restés à bord des AWACS de l’OTAN qui contrôlent l’espace aérien de l’ex-Yougoslavie pour l’interdire à tout vol militaire. Cependant, quand pour la première fois Roland Dumas a proposé, dès le 24 juillet 1991, l’envoi d’une force d’interposition en Yougoslavie, les Allemands ont émis des réserves ; le chef de la diplomatie française avait été convaincu par son collègue autrichien Alois Mock, chaud partisan de la reconnaissance, mais très au fait des sentiments slovènes et croates. « Des casques bleus en Yougoslavie ? Pourquoi pas ? » répond Roland Dumas. Les Allemands, eux, sont réticents ; ils savent qu’ils ne seront pas dans le coup ; ils pensent que les observateurs dépêchés par la Communauté pour surveiller le cessez-le-feu n’ont pas entièrement rempli leur mission (en fa...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Ouvrages de Daniel Vernet
  4. Copyright
  5. Prologue : La Fraternité D’Annunzio
  6. Introduction : Le miroir brisé de l’Europe
  7. CHAPITRE 1 - Le cadavre de Versailles bouge encore
  8. CHAPITRE 2 - Une crise d’adolescence
  9. CHAPITRE 3 - « La Yougoslavie n’existe plus »
  10. CHAPITRE 4 - La farce du 16 décembre 1991
  11. CHAPITRE 5 - Le toboggan bosniaque
  12. CHAPITRE 6 - La geste du prince Lazare
  13. CHAPITRE 7 - Le sang mêlé
  14. CHAPITRE 8 - Cow-boys et trouillards
  15. CHAPITRE 9 - Un petit souvenir de Turquie
  16. CHAPITRE 10 - Mourir pour Sarajevo
  17. CHAPITRE 11 - Bellico-clips
  18. CHAPITRE 12 - Jusqu’au nouvel ordre
  19. CHAPITRE 13 - Un nouveau « machin »
  20. CHAPITRE 14 - Persévérer dans l’erreur ?
  21. Postface : Le jeu des cartes
  22. Chronologie
  23. Index des noms propres
  24. Table