Les conséquences stratégiques, pour la république populaire de Chine (RPC), du déploiement de troupes américaines en Asie centrale ont été l’objet de débats largement contradictoires depuis 2002. Pour certains, « le Forum de Shanghai et, par extension, la Chine [ont été] les principales victimes du nouvel ordre sécuritaire consécutif au 11 septembre2 ». Selon ces observateurs, les États-Unis auraient, du moins à court terme, remplacé la Chine en tant qu’interlocuteur privilégié de la Russie dans les affaires centre-asiatiques. Pour d’autres, au contraire, ce sont les Russes – et non les Chinois – qui auraient été relégués au simple rang de spectateur régional. Dans ce cas de figure, « nous [serions] de retour à un grand jeu classique… dont les deux acteurs majeurs [seraient] la Chine et les États-Unis3 ». Face à ce triangle stratégique mouvant en Asie centrale, quelle place réelle la RPC occupe-t-elle dans la zone4 ? Depuis 1992, Pékin a sensiblement développé, dans divers domaines, ses relations avec les républiques centre-asiatiques. Certes, ce rapprochement a été mis à l’épreuve des partenariats établis par ces mêmes républiques avec les États-Unis à l’issue du 11 septembre. Mais la projection de la puissance américaine ainsi que l’évolution de la politique étrangère de Washington ont provoqué des stratégies de contre-pouvoirs en Asie centrale se traduisant, de fait, par la montée en puissance de la Chine.
Chine-Asie centrale : une coopération croissante et diversifiée
Partageant approximativement 3 000 kilomètres de frontières avec les républiques d’Asie centrale, la Chine a fait valoir – dès la dislocation de l’Union soviétique – ses intérêts vis-à-vis des États de la région. Trois préoccupations majeures ont contribué à structurer sa politique étrangère à leur égard. Il s’est agi, d’une part, de combattre le « séparatisme » ouïgour dans la région autonome du Xinjiang, et notamment d’éviter que l’Asie centrale ne serve de base arrière à d’éventuels groupes armés indépendantistes. Cette volonté a, de fait, favorisé la coopération entre Pékin et les États centre-asiatiques en matière de sécurité des frontières et de lutte contre le terrorisme. D’autre part, percevant l’émergence d’un monde unipolaire américain à la fin de la guerre froide, la RPC s’est efforcée de promouvoir le thème de la multipolarité dans les relations internationales. Enfin, confrontée à une explosion de la demande d’énergie, la Chine a cherché à consolider sa sécurité énergétique et à s’assurer d’un accès aux ressources en hydrocarbures des républiques d’Asie centrale.
Contiguïté territoriale et sécurité des frontières
L’un des premiers succès de la diplomatie chinoise en Asie centrale a été la création, avec la médiation de la Russie, du « Forum de Shanghai », contribuant à développer un climat de confiance entre les États de la région. Le 26 avril 1996, la Chine d’une part, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et la Russie d’autre part (formant une partie conjointe) ont en effet signé à Shanghai un accord sur le renforcement des mesures de confiance en matière militaire dans les régions frontalières5. En vertu de cet accord, ces pays renonçaient à tout recours à la force ainsi qu’à toute supériorité militaire unilatérale, et s’engageaient à consolider la confiance et la transparence à travers l’échange d’informations et la réduction des forces militaires à leurs frontières6.
Parallèlement à ce cadre de dialogue et de négociation, la Chine et ses voisins centre-asiatiques sont progressivement parvenus à régler leurs différends frontaliers7. Entamées dès 1992-1993, les discussions en la matière se sont accélérées à partir de 1996. Alors que le Kazakhstan avait signé son premier accord frontalier avec la RPC le 24 avril 1994, le Kirghizstan signait le sien le 4 juillet 1996, soit quelques mois après la création du Forum de Shanghai. C’est ensuite à l’occasion des différents sommets du Forum qu’ont été officiellement signés les accords finaux en la matière. Le Kazakhstan a définitivement réglé la question des frontières avec la Chine le 4 juillet 1998, lors de la 3e réunion du Forum à Alma-ty, tandis que le Kirghizstan a saisi l’occasion du 4e sommet tenu à Bichkek le 26 août 1999 pour délimiter l’intégralité des frontières avec son voisin. Quant aux négociations concernant le contentieux frontalier entre le Tadjikistan et la Chine, elles sont longtemps restées dans l’impasse. Le 17 mai 2002, Jiang Zemin et Imamoli Rakhmonov ont toutefois signé une déclaration conjointe en vertu de laquelle leurs différends frontaliers ont été considérés comme réglés8, y compris dans la région des Pamirs. L’ensemble de ces accords frontaliers sont apparus comme autant d’instruments utilisés par Pékin pour renforcer ses relations avec des régimes centre-asiatiques plus coopératifs.
La lutte contre l’extrémisme religieux, le séparatisme et le terrorisme
Répondant notamment aux préoccupations chinoises quant aux activités de la minorité ouïgoure au Xinjiang, les États membres du Forum de Shanghai ont élargi leur coopération à la lutte contre l’« extrémisme religieux », le « séparatisme national » et le « terrorisme international ». Réunis à Almaty le 3 juillet 1998, la Chine, la Russie et les États centre-asiatiques ont explicitement condamné ces menaces et se sont engagés à ce que « leur territoire ne soit pas utilisé pour des activités sapant la souveraineté nationale, la sécurité et l’ordre social » de chaque État partie9. L’année suivante, ils ont franchi une nouvelle étape dans leur coopération en exprimant le besoin d’agir de concert pour assurer la sécurité régionale. Réunis à Bichkek le 15 août 1999, ils ont en effet reconnu la nécessité d’adopter des mesures communes concrètes afin de lutter efficacement contre le terrorisme10. En Asie centrale, le mouvement islamique d’Ouzbékistan avait provoqué de nouveaux troubles sécuritaires, tandis qu’en Chine et en Russie, l’intervention de l’OTAN au Kosovo avait été perçue comme une menace potentielle à leur souveraineté respective au Xinjiang et en Tchétchénie.
C’est en particulier sous l’impulsion de la Chine et de la Russie que la coopération établie par le Forum de Shanghai en matière de sécurité a alors été consolidée. Dans la déclaration adoptée à Douchanbe le 5 juillet 2000, les cinq pays membres ont annoncé leur intention de transformer le Forum en « une institution régionale de coopération multilatérale » et confirmé leur « détermination à engager une lutte conjointe contre le terrorisme international, l’extrémisme religieux et le séparatisme national11 ». Ils ont, dans cette perspective, soutenu le projet visant à créer un centre régional antiterroriste qui siégerait à Bichkek, et invité l’Ouzbékistan à participer en tant qu’observateur au sommet de Douchanbe. Du point de vue de Pékin, les problèmes de sécurité régionale ne sauraient être réglés sans que Tachkent ne soit associé aux efforts de lutte contre le terrorisme ; l’Ouzbékistan est, de surcroît, l’un des États de la région le plus proche des États-Unis. Ces évolutions ont été consacrées au sommet des 14 et 15 juin 2001 : le groupe de Shanghai, dont l’Ouzbékistan est alors devenu un membre à part entière, a instauré l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS) et adopté la « convention de Shanghai sur le combat contre le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme12 ».
Pétrole et gaz : de nouvelles sources de production et d’échanges
Intégrées dans le champ de la coopération des États membres du Forum de Shanghai, les relations économiques entre la Chine et les républiques d’Asie centrale se sont surtout développées dans un cadre bilatéral13. La conclusion d’accords en matière énergétique a, de ce point de vue, représenté un enjeu important pour Pékin. Autosuffisante jusqu’en 1993, la RPC est devenue, depuis, un importateur net de pétrole. Deuxième importateur après les États-Unis, la Chine couvre aujourd’hui 37 % de sa consommation pétrolière par des approvisionnements sur les marchés internationaux14. Afin de renforcer sa sécurité énergétique, elle a donc mené – en Asie centrale – une politique d’accès aux ressources à travers une double stratégie : l’acquisition de parts dans les consortiums d’exploitation du pétrole de la région, et le développement de projets d’oléoducs afin d’acheminer la production vers ses propres marchés15.
De fait, la Chine a massivement investi dans l’exploitation et la production du pétrole au Kazakhstan. Le 4 juin 1997, la Compagnie nationale chinoise de pétrole (CNPC) a acheté 60 % des parts de la société kazakhe Aktobemunaigas, chargée de développer trois gisements dans la région d’Aktyubinsk, au nord-ouest du Kazakhstan16. Elle s’est ainsi engagée à investir dans la zone plus de 4 milliards de dollars sur vingt ans17. Le 24 septembre de la même année, la CNPC a également obtenu le droit d’exploiter le gisement d’Uzen, situé sur la péninsule de Mangyshlak, au centre-est de la mer Caspienne. Ces deux accords portaient chacun sur des quantités de pétrole estimées entre 1 et 1,5 milliard de barils, représentant alors les gisements on shore les plus importants du pays18.
Parallèlement à la négociation de ces contrats, la CNPC a proposé la construction d’oléoducs permettant à la Chine d’importer du pétrole en provenance du Kazakhstan par d’autres voies que celle du chemin de fer. Dès 1997, elle a conclu un accord en faveur de deux projets de pipelines ne transitant pas par la Russie, l’un en direction de la Chine, l’autre, de l’Iran. La première voie relierait les gisements d’Aktyubinsk à la région autonome chinoise du Xinjiang. Le coût élevé du projet, estimé à 3,5 milliards de dollars, et la longueur des distances à parcourir, d’approximativement 3 000 kilomètres, ont contribué à retarder la finalisation de l’accord. La seconde ligne, nécessitant des investissements d’un montant d’1,1 milliard de dollars, s’étendrait des champs d’Uzen au port de Neka, en Iran, via le Turkménistan. C’est toutefois en direction de la Russie que le Kazakhstan a initialement orienté ses flux d’exportation.
L’épreuve du 11 septembre : la redéfinition des partenariats
Alors que la lutte antiterroriste avait été un des thèmes fondateurs de l’OCS, les événements du 11 septembre ont davantage servi, en Asie centrale, de base à la diversification des liens avec les États-Unis qu’au renforcement des relations avec la Chine et l’OCS. À divers égards, l’après-11 septembre a révélé – au-delà des engagements formels de l’OCS – les limites de l’action réelle de l’organisation, la rendant « moins attractive et moins influente dans le domaine de la sécurité19 ». Les républiques centre-asiatiques ont, en effet, développé leur coopération militaire avec Washington, provoquant l’inquiétude de Pékin. Quant à la multipolarité encouragée par Pékin à travers le dialogue sino-russe en Asie centrale, elle semble avoir été mise à mal par le « partenariat russo-américain » proclamé au lendemain des attentats du 11 septembre.
La Chine face au déploiement des forces américaines en Asie centrale
La coopération militaire engagée entre les États-Unis et les républiques centre-asiatiques dans le cadre de l’opération Enduring Freedom en Afghanistan s’est traduite, pour la Chine, par le stationnement de troupes américaines à proximité de ses frontières. Des soldats américains ont été déployés au Kirghizstan sur la base aérienne de Manas. Le Tadjikistan et le Kazakhstan ont, pour leur part, temporairement mis leur aéroport international de Douchanbe et d’Almaty à la disposition de Washington pour des opérations de ravitaillement et d’urgence. Plus loin, en Ouzbékistan, des forces américaines ont également été déployées sur la base aérienne de Karshi-Khanabad. Parallèlement, les États-Unis ont accordé une assistance financière importante aux États de la région et conclu des partenariats stratégiques élargissant la coopération aux domaines politique et économique20.
La pénétration américai...