Chapitre 1
Une naissance surprise
Rien nâavait prĂ©parĂ© mes parents Ă la naissance de deux enfants. Avec la pratique systĂ©matique de lâĂ©chographie, apparue dans les annĂ©es 1980, ce cas de figure est aujourdâhui rarissime.
Avant lâĂšre de lâĂ©chographie, il fallait se fier aux bruits du cĆur pendant la grossesse pour dĂ©tecter une naissance multiple. Pour ma sĆur et moi, ils nâavaient rĂ©vĂ©lĂ© la prĂ©sence que dâun enfant. Lequel des deux cĆurs battants avait Ă©tĂ© ainsi perçu ? Lâun ou lâautre ? Lâun et lâautre alternativement ?
Un enfant de plus, câĂ©tait dĂ©jĂ difficile Ă admettre pour mes parents qui menaient une vie laborieuse de petits artisans commerçants. Ils avaient eu deux garçons, dont le dernier nâavait que dix-huit mois. Deux nouveaux enfants, cela a Ă©tĂ© â pour mon pĂšre surtout â une vĂ©ritable catastrophe.
Je suis la deuxiĂšme jumelle, celle que lâon nâattendait pas.
Le rang de naissance chez les jumeaux peut sembler sans importance Ă quelques minutes ou quarts dâheure prĂšs. Cette question dâaĂźnesse apparaissait pourtant essentielle dans notre famille pour dĂ©signer lâenfant surnumĂ©raire. Les discussions se rĂ©vĂ©laient source de controverses, opposant lâargument de la primautĂ© de conception Ă celui de la primautĂ© de naissance. Mais les actes de naissance Ă©taient lĂ pour trancher, avec les mentions portĂ©es sur chacun dâeux : « premiĂšre jumelle » sur celui de ma sĆur avec la prĂ©cision de lâheure de naissance, « deuxiĂšme jumelle » sur le mien avec lâindication dâun horaire mettant en Ă©vidence un dĂ©calage de quarante-cinq minutes. Ces mentions sur nos extraits dâacte de naissance ont Ă©tĂ©, tout au long de notre vie, comme la marque indĂ©lĂ©bile de notre condition gĂ©mellaire.
Si jâen crois les rĂ©cits familiaux, personne nâa pressenti lâimminence dâune deuxiĂšme naissance aprĂšs celle de ma sĆur. Et quand il a fallu se rendre Ă lâĂ©vidence, la surprise a Ă©tĂ© encore plus grande au vu du temps Ă©coulĂ©. Ă lâĂ©tonnement gĂ©nĂ©ral a succĂ©dĂ© rapidement lâinquiĂ©tude. Ce nouvel enfant non programmĂ© serait-il tout Ă fait normal ? Une interrogation amplement justifiĂ©e, car on sait aujourdâhui que la morbiditĂ© pĂ©rinatale est majorĂ©e lorsque lâintervalle entre les deux naissances dĂ©passe quinze minutes1.
Et, au-delĂ de ce risque Ă©ventuel, quel peut ĂȘtre le retentissement de ce temps dâattente â imposĂ© et mouvementĂ© â sur le psychisme du second jumeau ? Quel impact peuvent avoir les contractions quâil doit subir pour la venue au monde de son frĂšre ou de sa sĆur avant de connaĂźtre celles de sa propre naissance ? Quelle incidence sur sa maniĂšre dâapprĂ©hender le monde ? Compte tenu de mon rang de naissance, jâai toujours Ă©prouvĂ© une sympathie spontanĂ©e pour les deuxiĂšmes jumeaux ou jumelles que jâai eu lâoccasion de rencontrer au cours de mon existence.
De ma venue au monde, voici les informations que je tiens de ma mĂšre : je pesais cent grammes de moins que ma jumelle et jâĂ©tais un peu moins grande de deux centimĂštres. Ma sĆur Ă©tait vigoureuse et pleine de vie alors que jâĂ©tais atone, sans rĂ©action, « jaune comme un coing », au point que lâon sâest demandĂ© pendant une quinzaine de jours si jâallais vivre.
Mes parents nâavaient rien prĂ©vu pour lâarrivĂ©e dâun deuxiĂšme enfant : ni prĂ©nom, ni vĂȘtements, ni berceau. La naissance ayant eu lieu chez nous, ce fut le branle-bas de combat Ă la maison.
Le pharmacien du coin de la rue a proposĂ© aussitĂŽt de prĂȘter un petit lit et il a fallu sâorganiser pour trouver de la place pour loger les deux berceaux cĂŽte Ă cĂŽte dans la chambre de mes parents. SpontanĂ©ment, un peu plus tard, des voisins et des amis sont venus apporter de la layette pour complĂ©ter le trousseau.
TrĂšs vite, sâest posĂ©e la question de la dĂ©claration de naissance auprĂšs de la mairie. Mon pĂšre, en Ă©tat de choc aprĂšs cette double naissance, Ă©tait dans lâincapacitĂ© de prendre la moindre dĂ©cision. Ma mĂšre, encore trop fatiguĂ©e par un accouchement long et difficile, nâĂ©tait pas davantage en mesure dâĂ©mettre un avis.
Câest Jeannine, lâemployĂ©e de maison prĂ©sente Ă lâaccouchement, qui a effectuĂ© la dĂ©marche auprĂšs de la mairie, Ă peine cinq heures aprĂšs lâĂ©vĂ©nement. Lâa-t-elle fait de sa propre initiative ou Ă la demande de mon pĂšre ? Qui lui a remis le livret de famille ? Je ne lâai jamais su. Seule certitude, câest elle qui a Ă©tĂ© amenĂ©e Ă faire le choix dâun prĂ©nom pour la deuxiĂšme jumelle. Et câest ainsi que jâai hĂ©ritĂ© du prĂ©nom de Jeannette.
Ma mĂšre, lorsquâelle a repris ses esprits, a Ă©tĂ© contrariĂ©e dâapprendre que mon prĂ©nom avait Ă©tĂ© choisi Ă son insu. Elle aurait souhaitĂ© mâappeler Marie-Pierre qui aurait fait Ă©cho au prĂ©nom composĂ© de Marie-Claude attribuĂ© Ă ma sĆur.
Plus tard, vers lâĂąge de dix-huit ou dix-neuf ans, jâai pensĂ© que jâavais Ă©chappĂ© Ă un prĂ©nom trop semblable par consonance Ă celui de ma jumelle. Je me suis dit aussi que cette Jeannine que je nâavais pas connue avait dĂ» y mettre tout son cĆur pour me donner un prĂ©nom si proche du sien !
Sur le registre des naissances, il est indiquĂ©, Ă cĂŽtĂ© du nom de Jeannine, son Ăąge â vingt-huit ans â, son domicile, ainsi que la mention « mĂ©nagĂšre ». Cette activitĂ© professionnelle mâapparaĂźt bien modeste au regard du rĂŽle quâelle a jouĂ© ce jour-lĂ . Il est prĂ©cisĂ© aussi quâelle a assistĂ© Ă lâaccouchement. Je nâai jamais beaucoup entendu parler dâelle dans ma famille, comme si son passage avait peu marquĂ© les esprits. En fait, je ne suis pas sĂ»re que lâon souhaitait vraiment Ă©voquer son souvenir⊠Ne lui reprochait-on pas inconsciemment le rĂŽle quâelle avait pu jouer Ă lâoccasion de notre naissance ?
Par crainte sans doute dâun jugement social de ce qui aurait pu ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une mauvaise gestion dâun Ă©vĂ©nement privĂ©, ma famille a imaginĂ© un scĂ©nario diffĂ©rent de la rĂ©alitĂ©. Une version a circulĂ© selon laquelle une de mes tantes paternelles, prĂ©nommĂ©e Jeanne, avait fait le choix de mon prĂ©nom. Cette reconstruction toutefois ne rĂ©siste pas aux faits. La naissance Ă©tant intervenue de maniĂšre prĂ©maturĂ©e, trois semaines avant la date prĂ©vue, ma tante, qui habitait Ă plus de sept cents kilomĂštres, nâa pu arriver que plusieurs jours aprĂšs la naissance. Or la dĂ©claration a eu lieu le jour mĂȘme et le registre de la mairie mentionne bien le nom de Jeannine comme dĂ©clarante et non celui de ma tante.
Cette question Ă©tant restĂ©e taboue, je nâai osĂ© interroger ma mĂšre quâĂ lâĂąge de vingt-sept ans, lors de la naissance de mon premier enfant. Celle-ci mâa confirmĂ© alors la version « Jeannine » et mâa dit aussi combien elle avait Ă©tĂ© peinĂ©e de ne pas avoir participĂ© au choix de mon prĂ©nom.
On mâa Ă©galement rapportĂ© que ma tante Jeanne, venue aider ma famille au moment de la naissance, sâĂ©tait proposĂ©e de mâadopter. MariĂ©e, sans enfant, elle aurait aimĂ© mâaccueillir dans son foyer, mais ma mĂšre sây Ă©tait vivement opposĂ©e. Toutefois, pour venir en aide momentanĂ©ment Ă mes parents, elle Ă©tait repartie aprĂšs une dizaine de jours avec mon frĂšre ĂągĂ© de seulement dix-huit mois et lâavait gardĂ© auprĂšs dâelle et de son mari pendant une annĂ©e.
Pour terminer, une anecdote amusante : cette naissance surprise a fait la une de la presse locale, ce dont mon pĂšre se serait sans doute bien passĂ©. Le mĂȘme jour, en effet, sont nĂ©s Ă La Rochelle sept couples de jumelles. Le journal concluait ainsi son article : « Et tant pis pour la caisse dâallocations familiales et vive les jumelles ! »
Grossesses gĂ©mellaires dâhier et dâaujourdâhui : entre fantasme et rĂ©alitĂ©
Les temps ont changĂ©, câest vrai⊠Aujourdâhui les mĂšres et les pĂšres se prĂ©parent tranquillement Ă la naissance en savourant des images en trois D de leur bĂ©bĂ©, dont ils parviennent presque Ă discerner les traits du visage ! Michel SoulĂ©, pĂ©dopsychiatre qui a beaucoup travaillĂ© sur le bĂ©bĂ©, a qualifiĂ© lâĂ©chographie dâ« interruption volontaire de fantasme2 ». Et pourtant, que penser de cette Ă©poque oĂč lâon ne pouvait sâappuyer sur aucun Ă©lĂ©ment de rĂ©alitĂ© pour se prĂ©parer ? Ătait-ce prĂ©fĂ©rable, particuliĂšrement en cas de grossesse gĂ©mellaire ? Difficile, comme toujours, de statuer de maniĂšre dĂ©finitive.
Certains couples, certaines personnes â mĂšres ou pĂšres â, savaient trĂšs bien accepter la « nature » telle quâelle venait : deux bĂ©bĂ©s Ă la place dâun, un garçon Ă la place dâune fille, un roux Ă la place dâun blond⊠Leur bĂ©bĂ© imaginaire restait une image assez floue et surtout assez amĂ©nageable pour ne pas poser de problĂšme dans sa confrontation au bĂ©bĂ© rĂ©el. Du coup, ce dernier pouvait les surprendre, certes, mais il parvenait toujours Ă les sĂ©duire, car leur fonctionnement psychique Ă©tait assez souple pour accueillir un enfant, quel quâil fĂ»t.
Aujourdâhui, câest la mĂȘme chose ! Certains parents, avec ou sans Ă©chographie, continuent de rĂȘver leur bĂ©bĂ© et restent subjuguĂ©s par lui quand il naĂźt, mĂȘme sâil ne correspond pas vraiment Ă leurs attentes et ce, quâil soit unique ou « double » ! La seule diffĂ©rence sans doute, câest que ceux qui, autrefois, ne parvenaient pas Ă ce degrĂ© dâharmonie nâavaient alors aucune porte de secours.
La visualisation du bĂ©bĂ©, de ses caractĂ©ristiques sexuelles, et du nombre de fĆtus, permet aux parents de notre siĂšcle de progressivement apprivoiser la distance entre leurs fantasmes et ce que leur rĂ©serve lâintĂ©rieur de lâutĂ©rus maternel. Certes, ils peuvent passer par un moment de dĂ©sarroi, voire un mouvement de panique : imaginer deux bĂ©bĂ©s Ă la place dâun, ce nâest pas toujours facile quand on ne sây attend pas du tout (câest un peu diffĂ©rent dans les familles oĂč les jumeaux sont nombreux) ! Mais ils ont le temps de discuter entre eux, de se faire aider, accompagner, de faire appel Ă la famille, aux amis, Ă des professionnels, pour peu Ă peu mieux accepter, puis se rĂ©jouir, de ce qui va arriver. PrĂ©parer la chambre, acheter des vĂȘtements adaptĂ©s, chercher un mode de garde confortable : tant de petites choses qui font beaucoup quand le (ou les !) bĂ©bĂ©(s) arrive(nt).
Le rang de naissance pour les jumeaux
La place du jumeau Ă la naissance reste symbolique, mais la force du symbole diffĂšre selon les histoires, les familles, les identifications.
Dans la GenĂšse, le cas dâĂsaĂŒ et de Jacob, jumeaux et fils dâIsaac, petit-fils dâAbraham, en constitue une bonne illustration. Ă la naissance, aprĂšs une lutte qui a dĂ©butĂ© entre eux pendant la grossesse, Jacob tente de retenir son frĂšre par le talon pour lâempĂȘcher de naĂźtre le premier. Ensuite, les deux frĂšres ennemis vont se battre toute leur vie durant, Ă la tĂȘte de leurs peuples rivaux. Jacob, le deuxiĂšme nĂ©, nâa de cesse de se venger dâĂsaĂŒ jusquâĂ lui extorquer son droit dâaĂźnesse, ce Ă quoi il parviendra pour devenir, finalement, le pĂšre du peuple juif. Quelle histoire rude, et si humaine pourtant !
Parfois, la place de naissance est vite oubliĂ©e par les parents, qui en font une sorte dâ« anecdote » familiale. Parfois, au contraire, les bĂ©bĂ©s sont diffĂ©renciĂ©s de façon plus ou moins Ă©vidente, comme dans le cas de Jeannette. Telle mĂšre sera plus attachĂ©e Ă son premier-nĂ© car elle a Ă©tĂ©, elle-mĂȘme, lâaĂźnĂ©e de sa famille ; telle autre, au deuxiĂšme, car son frĂšre puĂźnĂ© a Ă©tĂ© trĂšs malade, et elle se met Ă craindre que ce bĂ©bĂ© le soit aussi, renĂ©gociant inconsciemment sa culpabilitĂ© liĂ©e Ă sa rivalitĂ© fraternelle passĂ©e ; tel pĂšre sera moins attentif Ă son garçon jumeau, nĂ© le deuxiĂšme, tellement il a Ă©tĂ© heureux de voir sortir un bĂ©bĂ© fille en premier, etc. Il nâexiste donc pas dâamour systĂ©matique pour le premier ou le deuxiĂšme jumeau, mais un poids plus ou moins lourd de fantasmes parentaux projetĂ©s sur le bĂ©bĂ©, aboutissant Ă des comportements parfois contrastĂ©s, pouvant conduire, dans de rares cas, Ă une maltraitance ciblĂ©e. Le choix des prĂ©noms peut rendre compte de ces inĂ©galitĂ©s dâinvestissements.
Deux bébés⊠et une dépression
La maman de Jeannette a traversĂ© sans doute une pĂ©riode difficile de post-partum (pĂ©riode suivant immĂ©diatement lâaccouchement), un phĂ©nomĂšne classiquement plus frĂ©quent en cas de grossesse gĂ©mellaire. Chez elle, la fatigue Ă©tait liĂ©e Ă plusieurs facteurs : sa surprise, face Ă ces deux bĂ©bĂ©s filles, dont une arrivĂ©e plus tard que lâautre ; la rĂ©action nĂ©gative de son mari, sur qui elle ne pouvait pas sâappuyer ; les difficultĂ©s pratiques que cette double naissance a provoquĂ©es, dans sa vie quotidienne de femme de commerçant, un Ă©puisement physique rapide.
Dans de nombreux cas de grossesse gĂ©mellaire, la fatigue de suite de couches correspond au dĂ©veloppement dâun processus dĂ©pressif, parfois sĂ©vĂšre. Il est donc essentiel de prĂ©venir lâĂ©closion dâune telle dĂ©pression du post-partum chez les mĂšres particuliĂšrement exposĂ©es, en anticipant leurs difficultĂ©s Ă venir pendant la grossesse, ce qui est encore aujourdâhui insuffisamment fait. Il est Ă©galement fondamental dâĂ©valuer la capacitĂ© des mĂšres (mais aussi des pĂšres !) Ă vivre bien la venue de deux bĂ©bĂ©s (parfois plus, dans les grossesses issues de procrĂ©ations mĂ©dicalement assistĂ©es) pour les soutenir et amĂ©nager les conditions dâaccueil des bĂ©bĂ©s Ă la maternitĂ©, en cas de difficultĂ©s. Bien entendu, il faut ensuite accompagner ces couples, pendant les suites de couches, au retour Ă la maison, ne pas les « lĂącher » trop vite, surtout quand ils ne bĂ©nĂ©ficient pas dâun soutien familial suffisant.
Que disent ces mĂšres quand elles parlent de leur dĂ©sarroi ? Quâelles nâont que deux bras et quâil leur sera impossible de donner le sein ou le biberon Ă deux bĂ©bĂ©s en mĂȘme temps (alors que celles qui vivent bien leur grossesse gĂ©mellaire trouvent tout naturellement un rythme un peu diffĂ©rent, qui leur permet de « dĂ©caler » les bĂ©bĂ©s, sans craindre de frustrer lâun ou lâautre) ; quâil est extrĂȘmement douloureux, pour elles, de penser pouvoir confondre leurs bĂ©bĂ©s tant ils se ressemblent (alors que les autres trouvent immĂ©diatement un mode de diffĂ©renciation, et rient quand, par hasard, elles commettent une erreur !) ; parfois mĂȘme, quâelles ne peuvent imaginer avoir deux bĂ©bĂ©s en mĂȘme temps dans leur ventre, se sentant envahies, Ă©tranges, mal Ă lâaise (alors que les autres se sentent gratifiĂ©es par la nature, et fiĂšres de donner deux fois la vie en mĂȘme temps). Il arrive que les suites de la naissance accentuent les difficultĂ©s, par exem...