Les Rongeurs, Souris et Rats, matériels de choix pour les études portant sur la reproduction sexuelle, l’ont été aussi pour celles visant à l’établissement de l’action des phéromones sur le rythme ovarien. Il s’agit là d’animaux nocturnes qui sont actifs, se nourrissent et s’accouplent la nuit. Ils utilisent pour communiquer entre eux des signaux ultrasonores. Mais ce sont les odeurs, chez la Souris et à un moindre degré chez le Rat, qui régissent chez la première et modulent chez le second le déroulement du cycle ovarien. D’autres Rongeurs, tel le Cobaye, y sont beaucoup moins sensibles, sans pour autant échapper complètement à leur contrôle. Chez la Brebis, l’odeur du mâle peut précipiter le moment de l’ovulation. Les premiers travaux chez la Souris et les Ovins datent des années 1950. Ceux relatifs au Rat et au Cobaye voient le jour dix ans plus tard. Cette chronologie a un réel intérêt épistémologique, dans la mesure où il apparaîtra que le concept de phéromone d’induction ne s’est pas imposé immédiatement à l’esprit de ceux qui ont été, malgré tout, de véritables pionniers dans ce domaine.
La souris, espèce fortement olfacto-dépendante
Le cycle ovarien de la Souris commune, Mus musculus, offre une durée généralement de 4 à 6 jours que l’on apprécie en pratiquant des frottis vaginaux journaliers, par aspiration, étalement sur une lame de verre et coloration des produits de desquamation de la muqueuse vaginale. On distingue, dans les cycles de 4 jours, des jours de respectivement métœstrus, diœstrus, proœstrus et œstrus. Ce dernier est marqué par la présence exclusive de cellules kératinisées dans le frottis vaginal. En métœstrus, des leucocytes se mêlent à ces cellules. Les cycles de 5 ou 6 jours se caractérisent par l’adjonction d’un ou deux jours de diœstrus supplémentaires. C’est aux alentours de minuit, dans la nuit du proœstrus à l’œstrus, qu’une souris dite réceptive ou œstrale accepte le mâle. Comme la ponte ovulaire se produit dans les trois heures suivant minuit, les conditions apparaissent optimales pour la fécondation de l’œuf lorsqu’un accouplement a lieu. Celui-ci est marqué par la présence dans le vagin d’un bouchon vaginal constitué par une masse cornifiée d’éjaculat coagulé. Cependant une proportion non négligeable de cycles peut atteindre 13 à 16 jours, sans doute parce qu’ils sont prolongés par une pseudo-gestation qui est due à la persistance d’une activité des corps jaunes dont le fonctionnement est fugace au cours des cycles de moindre durée.
Sans doute est-ce la recherche d’une méthode économique d’établissement du rythme du cycle ovarien qui a entraîné Whitten, en 1956, sur la voie qui devait le conduire à la mise en évidence d’un mécanisme d’induction phéromonal chez la Souris. On pouvait s’attendre, tout en tenant compte des cycles excédant 6 jours, dans des groupes importants de souris, toutes appariées au hasard de façon monogamique à un mâle vigoureux, à ce que le taux d’acceptation du mâle durant chacun des 4 premiers jours de cette cohabitation réponde à une proportion correspondant au nombre respectif de femelles offrant des cycles de 4, 5 et 6 jours dans ces groupes d’animaux. Des résultats préliminaires n’avaient pas été en faveur de cette hypothèse, en vertu de laquelle un nombre sensiblement égal de femelles aurait dû accepter le mâle, au cours de chacun des 4 premiers jours, avec une diminution marquée les cinquième et sixième jours.
Reprenant cette expérience, Whitten enregistre un pic d’accouplement dans la nuit du troisième jour ou des troisième et quatrième jours, selon que le mâle a été introduit dans la cage de la femelle le matin à 9 heures ou le soir à 23 heures. Ce même effet de la présence du mâle se manifestait le troisième et le quatrième jour de la cohabitation, lorsque celui-ci avait été maintenu pendant les deux premiers jours dans un panier métallique à claire-voie à l’intérieur de la cage commune, puis libéré ensuite dans cette cage. On avait éliminé ainsi, pendant deux jours, tout contact tactile entre les deux partenaires. Nul doute alors que le mâle, par sa seule présence, exerçait, sur le cycle œstral de la femelle, une action régulatrice. Cependant Whitten n’incriminait pas encore la voie olfactive dans l’induction d’un phénomène qu’il considérait comme la conséquence d’une « influence sociale du mâle ».
Toujours est-il que, deux ans plus tard, il cherchait à élucider les mécanismes impliqués dans cette induction de l’œstrus par le mâle chez la souris. Un ingénieux protocole expérimental est mis en œuvre qui consiste à contrôler, pendant 16 jours ou plus, le frottis vaginal de treize souris hébergées dans des cages individuelles en l’absence d’un mâle, puis d’opérer ce même contrôle pendant les 16 jours suivants après avoir introduit dans chaque cage un mâle confiné dans un panier métallique, comme dans les expériences rapportées ci-dessus. Puis, utilisant les souris comme leurs propres contrôles, ce même protocole était reproduit en inversant la séquence d’absence et de présence du mâle : celui-ci était alors présent pendant la première partie et absent pendant la seconde moitié de l’expérience. Les résultats ont été identiques dans les deux conditions expérimentales. Je n’illustre que l’une d’entre elles, dans le tableau 1 et la figure 9, où il apparaît que la présence du mâle régularise et raccourcit de façon hautement significative statistiquement le cycle œstral par rapport aux femelles qui en étaient séparées.
Ce résultat se confirmait même lorsque le panier isolant le mâle était muni d’une double paroi métallique empêchant tout contact entre les animaux ; et également lorsque les souris étaient aveuglées par une section du nerf optique et rendues sourdes par la destruction de la caisse du tympan. Ainsi la voie olfactive apparaissait-elle l’intermédiaire probable de la régulation du rythme œstral de la souris par le mâle. Malencontreusement, il n’était pas possible de confirmer ce qui n’était alors qu’une hypothèse car Whitten avait observé en 1957 que la bulbectomie olfactive provoquait une mise au repos de l’ovaire chez les femelles qu’il utilisait de la souche Walter et Eliza Hall. J’aurai l’occasion de revenir sur ce problème. Quant à la voie olfactive accessoire, candidate possible pour le relais d’une action phéromonale, elle aurait pu être impliquée dans cette action, puisque la destruction de l’organe voméronasal supprimait le raccourcissement du cycle, en présence du mâle, si des opérations « à blanc » épargnant cet organe n’avaient eu le même effet ! C’est à Marsden et Bronson que l’on doit d’avoir montré, en 1964, que l’application d’urine de mâle sur la partie extérieure des narines de la femelle provoquait, chez la souris, un raccourcissement du cycle ovarien.
DURÉE DU CYCLE |
cycles | mâles absents | mâles présents |
souris | 1er | 2e | 3e | 4e | 5e | 6e |
1 | 6 | 8 | 10 | 4 | 4 | 4 |
2 | 6 | 13 | 7 | 4 | 4 | 5 |
3 | 10 | 11 | 6 | 6 | 5 | 6 |
4 | 6 | 6 | 5 | 4 | 4 | 4 |
5 | 6 | 6 | 7 | 5 | 5 | 4 |
6 | 5 | 5 | 5 | 5 | 5 | 5 |
7 | 8 | 11 | 7 | 6 | 4 | 5 |
8 | 5 | 5 | 5 | 5 | 4 | 4 |
9 | 5 | 5 | 5 | 4 | 4 | 4 |
10 | 5 | 5 | 5 | 5 | 5 | 4 |
11 | 5 | 8 | 6 | 4 | 4 | 4 |
12 | 6 | 5 | 6 | 4 | 4 | 4 |
13 | 5 | 5 | 5 | 5 | 4 | 5 |
Durée du cycle œstral, en jours, en présence ou en absence du mâle chez la Souris D’après W. K. Whitten (1966).
Durée moyenne des cycles chez les souris figurant dans le tableau 1.
Les choses se compliquent lorsque Whitten met en évidence, en 1959, chez les souris de son élevage, un nouveau et curieux phénomène, déjà observé d’ailleurs, en des conditions et avec des conséquences physiologiques différentes, par Lee et Boot en 1955-1956 : le groupement par quatre de souris femelles avait entraîné un blocage du cycle œstral dû au déclenchement d’une pseudo-gestation. Il ne s’agissait pas d’un effet de contact entre les animaux car la bulbectomie olfactive supprimait ce que l’on a appelé par la suite l’effet Lee-Boot. Whitten utilise deux groupes de trente souris. Celles du premier groupe sont hébergées dans une grande cage, et celles du second groupe le sont dans des cages individuelles. Dix jours après, des frottis vaginaux sont pratiqués journellement pendant 16 jours. Trois frottis œstraux, en moyenne par animal, sont enregistrés chez les femelles isolées pendant cette période ; cela correspondait statistiquement à trois cycles de 4 à 6 jours. Par contre, aucun frottis œstral n’est décelé chez nombre de femelles groupées ; un seul œstrus, en moyenne par animal, est enregistré chez les femelles restantes, ce qui représentait moins d’un cycle, en moyenne par animal, pour l’ensemble du groupe pendant la période considérée. Cet arrêt du cycle, ou sa prolongation, était lié à la mise au repos de l’ovaire authentifiée par son atrophie, l’absence de pontes chez la plupart des femelles groupées et l’aspect du frottis vaginal. Il s’agissait donc non plus d’une pseudo-gestation, comme dans l’expérience de Lee-Boot, mais d’un état d’anœstrus. Cette suppression de l’œstrus était vraisemblablement d’origine olfactive puisqu’elle se manifestait même chez des souris groupées aveuglées par une section du nerf optique et rendues sourdes après destruction de la caisse du tympan.
Whitten tire immédiatement le meilleur parti possible de ces résultats pour étayer l’existence de l’induction de l’œstrus par le mâle et de ce qu’il allait appeler dorénavant la synchronisation de l’œstrus. Il utilise plus de quatre cents femelles dont la moitié est isolée dans des cages individuelles et, l’autre moitié, répartie en groupes de trente animaux. Deux semaines plus tard, chaque femelle est transférée dans une cage occupée par un mâle et des frottis vaginaux sont pratiqués tous les jours pour déceler l’apparition de frottis œstraux. Le tableau 2 et la figure 10 sont révélateurs de la synchronisation de l’œstrus, par le mâle, chez des femelles précédemment groupées, où près de la moitié des souris sont entrées en œstrus le troisième ou quatrième jour de la cohabitation avec le mâle. Au contraire les femelles isolées, dont le transfert avait été opéré au hasard et donc à l’un quelconque d’un des stades de cycles de 4 à 6 jours, ont présenté un œstrus, au cours des 4 premiers jours suivant ce transfert, en des proportions équivalentes et correspondant statistiquement à leur mise au mâle à l’un ou l’autre des jours de ces cycles. Un autre aspect de cette synchronisation a été observé lorsque l’on introduisait des mâles, maintenus dans un panier à paroi grillagée, dans une cage contenant trente souris. Des frottis vaginaux étaient enregistrés en grand nombre au troisième et quatrième jour d’une telle cohabitation. Le mâle avait donc rétabli la reprise du cycle ovarien chez des femelles anœstrales.
Jours suivant la mise au mâle | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 |
203 souris groupées | 6 | 18 | 107 | 49 | 9 | 14 |
205 souris isolées | 25 | 40 | 53 | 35 | 11 | 41 |
Synchronisation de l’œstrus par le mâle chez des femelles de souris groupées.
Représentation graphique de la synchronisation de l’œstrus.
La mise au repos de l’ovaire sous l’effet du groupement se manifestait encore chez des femelles aveugles ou sourdes. Cela suggérait f...