La construction europĂ©enne est toujours prĂ©sentĂ©e comme un processus vertueux qui conduit nĂ©cessairement Ă crĂ©er une Europe plus libre, plus prospĂšre et plus influente. Ă lâinverse de cette fable idyllique, lâeuro, piĂšce maĂźtresse de lâintĂ©gration europĂ©enne, a accentuĂ© les divergences de performances entre ses membres, tandis que la zone euro est devenue une zone de non-croissance relative dans le monde. Enfin, lâaccentuation de la concurrence fiscale et sociale en Europe est la nĂ©gation des nobles idĂ©aux affichĂ©s de prospĂ©ritĂ© dans la paix.
La croissance annuelle moyenne de la zone euro est passĂ©e de 2,1 % au cours des annĂ©es 1993-2002 Ă 1 % au cours des annĂ©es 2003-2011. La croissance anticipĂ©e pour 2012 est nulle. Au cours de ces mĂȘmes pĂ©riodes, la croissance annuelle est passĂ©e de 4 Ă 7 % dans le monde Ă©mergent tandis que les Ătats-Unis ont mieux rĂ©sistĂ© que la zone euro avec une croissance qui a Ă©tĂ© 1,7 fois plus rapide de 1993 Ă 2011. Le marchĂ© unique, opĂ©rationnel depuis le 1er janvier 1993, et la monnaie unique, lancĂ©e depuis le 1er janvier 1999, nâont pas provoquĂ© une accĂ©lĂ©ration de la croissance europĂ©enne mais son effondrement relatif ! LâEurope, comme lâĂglise au temps de GalilĂ©e et lâUnion soviĂ©tique stalinienne, parvient Ă cacher les faits observĂ©s par lâaccumulation des proclamations disant lâinverse des faits. JusquâĂ quand ? LâĂglise a dĂ» se dĂ©dire et lâUnion soviĂ©tique sâest effondrĂ©e.
Lâerreur fondatrice de la construction europĂ©enne
Avec le traitĂ© de Maastricht, la construction europĂ©enne a donc changĂ© de nature. Il ne sâagissait plus seulement de favoriser le dĂ©veloppement des Ă©changes de biens et services au sein de lâUnion, mais dâintĂ©grer des Ă©lĂ©ments essentiels de souverainetĂ© comme la monnaie, la dĂ©fense et la politique Ă©trangĂšre tout en refusant la mise en place dâun Ătat de droit fiscal et social commun. Or il aurait fallu faire trois choix simultanĂ©s pour rendre cette Ă©volution politiquement lĂ©gitime.
Tout dâabord, lâimposer Ă tous les Ătats membres en disant Ă ceux qui souhaitaient des clauses dâexemption quâils pouvaient quitter lâUnion (le Royaume-Uni et le Danemark Ă©taient autorisĂ©s Ă sâabstraire de la monnaie unique, la SuĂšde bĂ©nĂ©ficiant de facto â et non de jure â de ces clauses lors de son entrĂ©e dans lâUnion en 1995). Or une Union intrinsĂšquement apolitique ne pouvait pas prendre une dĂ©cision aussi intrinsĂšquement politique. Le refus de provoquer un dĂ©bat sur les objectifs rĂ©els de lâUnion europĂ©enne lors de la nĂ©gociation du traitĂ© de Maastricht a Ă©tĂ© une erreur magistrale, car celle-ci reconnaissait que certains Ătats nâavaient pas les mĂȘmes droits et devoirs que les autres Ătats membres.
Il eĂ»t fallu ensuite prendre conscience, lors de la nĂ©gociation du traitĂ© de Maastricht en dĂ©cembre 19911, alors que lâEurope ne comptait que douze membres ayant les mĂȘmes niveaux de vie et des systĂšmes de protection sociale similaires, que lâintĂ©gration des politiques devait comporter un volet dâharmonisation du contrat social. En dâautres termes, câest une contradiction mortelle que de laisser sâinstaurer une concurrence fiscale et sociale au sein dâune union monĂ©taire.
LâEurope qui rĂ©sulte du traitĂ© de Maastricht est fondĂ©e sur une Union sans harmonisation sociale et fiscale2. La concurrence fiscale est inscrite dans le fonctionnement du marchĂ© unique europĂ©en et nâa pas Ă©tĂ© remise en cause dans le traitĂ© de Lisbonne3 qui constitue la base institutionnelle du fonctionnement de lâUnion europĂ©enne depuis le 1er dĂ©cembre 2009.
Il eût fallu, à tout le moins, intégrer un socle minimum de dispositions préservant le contrat social européen. Or le choix de la concurrence par les normes fiscales et sociales a été imposé par une alliance objective entre le Royaume-Uni et la Commission européenne.
Enfin, une intĂ©gration des politiques essentielles de souverainetĂ© exige de dĂ©finir des « frontiĂšres » de lâUnion. Des frontiĂšres pas nĂ©cessairement physiques, mais politiques. Le refus de traiter la question des frontiĂšres alors que le processus dâintĂ©gration se veut apolitique est une recette suicidaire. LâintĂ©gration est un mariage dont les membres Ă©ventuels, sans processus politique dâentrĂ©e, sont inconnus Ă lâavance. Qui accepterait un tel contrat aveugle ?
Non seulement lâUnion europĂ©enne nâa pas su imposer les mĂȘmes rĂšgles Ă tous ses membres, mettre en place le socle de son contrat social et traiter la question des frontiĂšres, mais cette Union est fondĂ©e sur trois principes viciĂ©s : un processus apolitique, le refus de la puissance et des visions de lâavenir inconciliables.
Une Union aux principes viciés : un processus apolitique
La construction europĂ©enne a Ă©tĂ© imaginĂ©e comme un processus essentiellement apolitique. Or lâĂ©volution de lâUnion Ă partir du traitĂ© de Maastricht devait conduire à « politiser » cette construction afin dâĂȘtre en phase avec son changement de nature. Le fonctionnement bureaucratique de la construction europĂ©enne, avec sa culture du consensus, et une Commission europĂ©enne composĂ©e dâacteurs qui nâont aucune lĂ©gitimitĂ© politique directe (si ce nâest dâavoir Ă©tĂ© choisis par des gouvernements nationaux ou par un prĂ©sident de la Commission soumis aux demandes des gouvernements), le fonctionnement intergouvernemental du Conseil europĂ©en et du Conseil des ministres et la finalitĂ© imprĂ©cise de cette construction, tous ces Ă©lĂ©ments donnent un caractĂšre lointain aux processus europĂ©ens sur lesquels les citoyens nâont pas de prise directe.
Il faudrait donc assumer le caractĂšre trĂšs politique de lâUnion en instaurant un processus de lĂ©gitimation dĂ©mocratique de ses responsables qui nâest pas Ă lâordre du jour et quâil est difficile de proposer dans une Union disparate dont les membres ont, depuis les Ă©largissements postĂ©rieurs Ă 1995, des cultures politiques et des structures Ă©conomiques hĂ©tĂ©rogĂšnes. Dans ce contexte, on ne peut pas espĂ©rer un renforcement politique de lâEurope en construisant un Ătat fĂ©dĂ©ral au niveau de lâUnion Ă 27, car cela supposerait que ses objectifs aient Ă©tĂ© clarifiĂ©s et ses frontiĂšres prĂ©cisĂ©es. De plus et surtout, seul un tout petit nombre de pays partagent les mĂȘmes valeurs et les mĂȘmes intĂ©rĂȘts et pourraient sâaccorder sur une union politique rĂ©elle.
Une Union aux principes viciés : le refus de la puissance
Ce premier principe viciĂ© dâapolitisme bureaucratique est directement liĂ© au second : le refus dâune politique de puissance. Dans un article rĂ©cent4, le directeur de lâInstitut dâĂ©tudes de sĂ©curitĂ© de lâUnion europĂ©enne Ă©crivait : « LâUnion a pour fondement le rejet de la politique de puissance. [âŠ] Ce fondement est le garant de sa survie. Si intĂ©rĂȘt vital commun il y a, il consiste Ă prĂ©server lâUnion et avec elle son ambition de promouvoir le multilatĂ©ralisme Ă lâĂ©chelle de la planĂšte. » Ce rejet de la politique de puissance pouvait sembler sans inconvĂ©nient quand il sâagissait dâharmoniser les normes techniques pour faciliter le commerce intra-europĂ©en ; il est suicidaire dans un monde en voie de hiĂ©rarchisation rapide. LâĂ©chec du sommet de Copenhague sur le climat en dĂ©cembre 2009, au cours duquel lâEurope est apparue inexistante, ou lâincapacitĂ© de lâEurope Ă peser face au G2 constituĂ© par les Ătats-Unis et la Chine font apparaĂźtre lâinanitĂ© du modĂšle europĂ©en de « souverainetĂ© partagĂ©e ».
LâEurope ne se fait pas dans le vide, mais au sein dâune Ă©conomie mondiale en voie de hiĂ©rarchisation des puissances. Ce diagnostic est probablement le nĆud indĂ©passable de lâopposition entre ceux qui veulent une Europe structurĂ©e pour quâelle sâimpose face aux autres grandes puissances mondiales et ceux qui souhaitent une Europe dĂ©structurĂ©e, zone de libre-Ă©change ouverte Ă toutes les ambitions.
Si lâon conçoit que lâĂ©conomie mondiale est dans une phase de hiĂ©rarchisation des puissances avec des stratĂ©gies de puissance trĂšs affirmĂ©es des Ătats-Unis, de la Chine, de lâInde, de la Russie, du BrĂ©sil, etc., il y a urgence absolue Ă doter lâEurope des moyens de sâimposer dans ce jeu mortel de classement des Ă©conomies et des centres de dĂ©cision Ă©conomiques et politiques qui traduit essentiellement lâordre des volontĂ©s. Car lâenseignement du dernier demi-siĂšcle est que la volontĂ© stratĂ©gique des hommes prime sur les moyens disponibles et que la puissance Ă©conomique ne rĂ©sulte quâen partie des dotations de dĂ©part : câest la volontĂ© des acteurs, ordonnĂ©e selon un plan stratĂ©gique prĂ©cis, qui fait la diffĂ©rence. Lâessor des pays Ă©mergents, qui nâĂ©tait pas anticipĂ© il y a trente ans alors que la triade rĂ©gnait sur le monde, illustre parfaitement ce principe. Et la façon dont lâAllemagne a reconstruit sa compĂ©titivitĂ© depuis le milieu des annĂ©es 1990 confirme le primat de la volontĂ© dans lâĂ©change et la crĂ©ation de richesses.
La bureaucratie europĂ©enne a un problĂšme dâordre psychanalytique avec le mot de « puissance ». Certes, câest un terme ambigu qui subjugu...