Les travaux sur les faits criminels au Moyen Ăge sont abondants tant cette pĂ©riode a captivĂ© de nombreux historiens qui, Ă la recherche dâinformations sur le mode de vie durant la pĂ©riode mĂ©diĂ©vale, ont Ă©tudiĂ© les multiples archives criminelles faites dâactes des parlements, de plaidoiries, de listes dâĂ©crou, de quittances de dĂ©tention, etc. Si les sources sont fragmentĂ©es, notamment au niveau gĂ©ographique, elles nâen apportent pas moins dâintĂ©ressantes approches sur lâĂ©tat de la criminalitĂ© telle quâelle Ă©tait perçue.
Par ailleurs, lâintĂ©rĂȘt portĂ© Ă la criminalitĂ© mĂ©diĂ©vale, sous ses formes les plus diverses, a Ă©tĂ© de pair avec lâĂ©tude des systĂšmes de rĂ©gulation sociale et politique, au premier rang desquels figure la construction de la police comme administration chargĂ©e de faire respecter les rĂšglements destinĂ©s Ă prĂ©server lâordre et la sĂ©curitĂ©.
Le Moyen Ăge est souvent considĂ©rĂ© comme une pĂ©riode durant laquelle la police nâexistait pas2 et oĂč les conflits avaient tendance Ă ĂȘtre rĂ©glĂ©s dans le cadre de transactions privĂ©es. Il semble toutefois, Ă la lumiĂšre des textes et de lâĂ©volution du pouvoir royal, que lâorganisation administrative policiĂšre, bien que trĂšs limitĂ©e, nâen a pas moins suivi le dĂ©veloppement des diffĂ©rentes formes de criminalitĂ©.
Câest dans la seconde moitiĂ© du IXe siĂšcle, Ă la suite des invasions bretonnes et normandes, que les pouvoirs institutionnels de lâEmpire carolingien Ă©clatent. Les habitants des campagnes et des villes recherchent alors de nouvelles formes de protection. Les cadres de lâancienne administration, en particulier les comtes, et de riches propriĂ©taires se constituent des armĂ©es personnelles qui protĂšgent le domaine fĂ©odal. Petit Ă petit se forment des Seigneuries, entitĂ©s politiques de tailles diverses et totalement autonomes. De maniĂšre parallĂšle, les liens entre les personnes prennent le pas sur les rĂšgles publiques. Le fonctionnement de la sociĂ©tĂ© repose sur un rĂ©seau de fidĂ©litĂ©s : le Seigneur accorde un fief Ă un vassal qui lui rend hommage. Il se tient alors Ă son service et assure ainsi des missions dâordre public.
Ainsi, au Moyen Ăge, le pouvoir est atomisĂ© entre une multitude de seigneurs fĂ©odaux. MaĂźtres de leurs territoires, ils y exercent tous les pouvoirs, y compris ceux de justice et de police qui, Ă lâĂ©poque, sont confondus. Câest donc une seule et mĂȘme personne, le seigneur, qui Ă©lucide lâinfraction, juge son auteur et le chĂątie. Au dĂ©but du rĂšgne des CapĂ©tiens, la justice cesse dâĂȘtre un service public pour devenir un bien patrimonial entre les mains des seigneurs qui cherchent Ă accroĂźtre leur puissance et leur pouvoir Ă travers lâexercice dâune administration, le plus souvent arbitraire3.
Les rois de France ont alors un pouvoir trĂšs limitĂ© qui ne sâĂ©tend quâĂ leur domaine propre. Ils doivent dâailleurs composer avec une multitude de chĂątelains qui ne poursuivent que le seul objectif dâĂ©tendre leur territoire et dâasseoir ainsi leur pouvoir Ă travers la captation dâun maximum de terres, notamment en usant de la force, de la violence et, corollairement, du pillage.
Tout le travail de reconquĂȘte du pouvoir par les rois de France consiste Ă imposer aux seigneurs fĂ©odaux une organisation plus centralisĂ©e visant Ă rĂ©guler, puis Ă limiter, les affrontements entre baronnies et les exactions de ces derniers. Ils vont Ă©galement leur retirer progressivement des prĂ©rogatives notamment dans le domaine de lâexercice des pouvoirs de justice et de police, et ainsi propager lâidĂ©e que les sujets du roi doivent vivre en communautĂ© selon un certain ordre social et public rĂ©gi, notamment, par une administration judiciaire et de nouveaux textes normatifs qui apparaissent : les ordonnances de police.
1. La violence féodale
Le Moyen Ăge est une pĂ©riode rĂ©putĂ©e pour la violence de ses mĆurs et de ses pratiques. Les seigneurs rĂšgnent en maĂźtres sur leurs domaines et se concurrencent les uns et les autres. La vie humaine, et notamment celle des serfs et paysans, nâa presque aucune valeur. Pour ĂȘtre un puissant baron, il est nĂ©cessaire de disposer dâun vaste territoire, et de vassaux, permettant de lever rapidement une armĂ©e afin, par exemple, de participer aux croisades en Terre sainte qui vont sâĂ©taler de 1096 Ă 1291, du concile de Clermont Ă la prise de Saint-Jean-dâAcre.
Le droit de ban : lâarbitraire seigneurial
La violence seigneuriale sâexerce tout dâabord par le droit de ban, qui est le droit dâordonner, de contraindre et de punir. Les habitants nâont aucun droit sur la terre du seigneur guerrier qui les protĂšge. Le ban relĂšve du pouvoir de commandement que possĂšde le seigneur. Il peut dĂ©cider de taxer, dâimposer des corvĂ©es, de punir chaque vassal ou manant. Le droit de ban, rĂ©servĂ© aux chĂątelains, est progressivement accordĂ© Ă leurs vassaux. Ainsi, le vassal se met sous la protection dâun seigneur plus puissant. NĂ©anmoins cette puissance doit beaucoup au nombre, Ă la loyautĂ© et la puissance relative de ses vassaux, dâoĂč la rĂ©ciprocitĂ©. Si le vassal a des devoirs, comme lâaide militaire ou financiĂšre et la fourniture, le seigneur doit lui permettre dâassurer ses obligations. Pour ce faire, le seigneur peut donner un fief Ă son vassal. Ce fief est en gĂ©nĂ©ral une terre qui rapporte des revenus et sur laquelle il est fondĂ© Ă exercer le droit de ban. Ce dernier est donc Ă©clatĂ© entre une multitude de seigneurs. Les pouvoirs de justice et de police sont ainsi dĂ©multipliĂ©s.
Le droit de ban permet dâimposer aux habitants de nombreuses contraintes. Câest donc tout dâabord une violence sociale qui sâexerce sur les paysans et les serfs. Ils se voient obligĂ©s dâaccomplir certaines tĂąches (corvĂ©es, entretenir les terres du chĂąteau, curer les fossĂ©s, etc.) au profit de leur maĂźtre et sont victimes de prĂ©lĂšvements arbitraires de sommes dâargent, la taille, ou de monopoles Ă©conomiques contraignants comme le fait de ne pouvoir vendre leur rĂ©colte ou leur vin avant que la rĂ©serve du seigneur ne soit Ă©puisĂ©e. Ces « mauvaises coutumes » sont gĂ©nĂ©ralement ordonnĂ©es par lâusage de la violence et lâexercice dâune justice discrĂ©tionnaire servant les seuls intĂ©rĂȘts du seigneur4. Les tĂ©moignages issus de cette pĂ©riode montrent la violence de certains nobles et leur pouvoir tyrannique. Toutefois, les seigneurs doivent aussi faire attention Ă prĂ©server une paysannerie productrice et utile Ă la prospĂ©ritĂ© des territoires. Lâusage de la violence reste donc souvent proportionnĂ© ou seulement sous-tendu. MalgrĂ© les ordonnances de Justice de Louis IX, en dĂ©cembre 1254, prĂ©cisant les obligations des serviteurs de lâĂtat en direction de la population et interdisant une justice des nobles et des riches, plutĂŽt clĂ©mente, et une justice des pauvres, plus dure, le systĂšme fĂ©odal continue Ă sâabattre sur les citoyens les plus dĂ©favorisĂ©s.
La violence féodale : un passe-temps ordinaire
La violence fĂ©odale nâest pas quâune question de domination des plus puissants sur les plus humbles. Elle se rĂ©vĂšle Ă©galement comme un mode de rĂ©gulation sociale et politique entre les nobles. Les seigneurs se font la guerre pour des territoires, des femmes, des droits ou des questions dâhonneur. Ces conflits sont toutefois considĂ©rĂ©s comme lĂ©gitimes et sont souvent synonymes de vengeance. Les seigneurs se combattent pour se rendre justice. Si ces guerres prennent souvent lâallure dâaffrontements entre chevaliers, sur des plaines Ă©loignĂ©es des villages et chĂąteaux, elles font rĂ©guliĂšrement des populations des victimes collatĂ©rales.
Durant les guerres avec les envahisseurs Ă©trangers, barons et seigneurs fĂ©odaux profitent du dĂ©sordre et sortent de leurs chĂąteaux afin de se livrer, pour certains, au dĂ©troussage des marchands ou au pillage des abbayes5. Ainsi, prĂšs de 40 % des suppliants qui demandent grĂące, aprĂšs avoir dĂ©valisĂ© marchands et voyageurs, Ă©ventuellement passĂ©s au fil de lâĂ©pĂ©e, sont des nobles6. Les guerres privĂ©es7 reprĂ©sentent Ă©galement de belles opportunitĂ©s pour les seigneurs qui disposent de moyens importants et qui ont des vues sur les fiefs de leurs voisins. Mais les raisons justifiant exactions et destructions vont souvent au-delĂ de la simple revendication territoriale. Ainsi, lâambition, la gloire, la vengeance ou encore la convoitise dâune belle femme sont prĂ©textes Ă la guerre quand, plus simplement, ce nâest pas un moyen de se divertir.
Certains de ces seigneurs, Ă lâimage du marĂ©chal de France Gilles de Rais, forts de leur impunitĂ© et dâun pouvoir sans limites, perpĂ©tuent les pires exactions rĂ©vĂ©lant, bien avant lâheure, que les tueurs en sĂ©rie ne sont pas apparus au XXe siĂšcle.
Le premier tueur en série français connu :
Gilles de Rais
Seigneur de Bretagne, connu pour avoir Ă©tĂ© marĂ©chal de France et compagnon dâarmes de Jeanne dâArc, Gilles de Rais (1404-1440) est une figure cĂ©lĂšbre, et controversĂ©e, de la guerre de Cent Ans. Il sâest illustrĂ© Ă travers plusieurs faits dâarmes contre les Anglais, notamment lors de la prise dâOrlĂ©ans aux cĂŽtĂ©s de Jeanne dâArc.
Ă lâoccasion du siĂšge manquĂ© de Paris, la Cour lâincite Ă se retirer sur ses terres et en particulier dans son chĂąteau de Tiffauges en VendĂ©e. Câest dans ce lieu que le sire de Rais aurait perpĂ©trĂ© une sĂ©rie de crimes pour lesquels il est Ă©galement connu. Certains auteurs voient en lui le personnage de « Barbe bleue » et le « plus grand tueur en sĂ©rie de lâhistoire de France ». PassionnĂ© dâalchimie et de magie, soi-disant adepte du diable, il fait lâobjet de nombreuses rumeurs sur ses pratiques sexuelles et ses activitĂ©s criminelles. Ainsi il se fait connaĂźtre pour avoir torturĂ© et immolĂ© des centaines dâenfants (originaires des campagnes), et notamment de jeunes garçons, soit pour mettre plus de raffinement dans ses plaisirs, soit pour utiliser leurs organes dans des cĂ©rĂ©monies sataniques.
En mai 1440, suite Ă un conflit avec lâĂglise, celle-ci dĂ©cide dâenquĂȘter sur les rumeurs qui sont de plus en plus insistantes et qui se concrĂ©tisent notamment par la disparition inexpliquĂ©e de nombreux adolescents. En septembre 1440, lâĂglise impose Ă Gilles de Rais de comparaĂźtre, non pour les crimes quâil aurait commis sur les enfants, mais pour avoir pĂ©nĂ©trĂ© armĂ© dans une chapelle Ă lâoccasion dâun conflit liĂ© Ă des revendications territoriales. Ce nâest que quelques jours plus tard quâil dĂ©couvre devant le tribunal de lâInquisition les vĂ©ritables chefs dâaccusation, les plus graves de lâĂ©poque : sodomie, sorcellerie et assassinat. Câest bien dâailleurs parce quâil ne se doute pas des rĂ©elles raisons de son « interpellation » quâil se laisse capturer sans opposer de rĂ©sistance. Il est alors incarcĂ©rĂ© Ă la prison de Nantes oĂč une enquĂȘte sur les meurtres dâenfant avait Ă©tĂ© lancĂ©e.
Son procĂšs sâouvre Ă Nantes le 8 octobre 1440. Le dossier dâaccusation est trĂšs Ă©toffĂ© et, alors mĂȘme que par peur des reprĂ©sailles, les parents des victimes nâosaient parler, lâarrestation de Gilles de Rais dĂ©lie les langues. Les tĂ©moignages Ă charge se multiplient, dont ceux de ses complices, et rĂ©vĂšlent lâampleur des crimes commis. Gilles de Rais, se sentant piĂ©gĂ©, et placĂ© au pied du mur, se rĂ©volte, ce qui entraĂźne en rĂ©action son excommunication. Celle-ci lui fait peur et il dĂ©cide alors de se confesser en Ă©change de la levĂ©e de cette sanction. Ses aveux confirment lâatrocitĂ© des faits. Le marĂ©chal de France et ses deux valets sont condamnĂ©s Ă ĂȘtre pendus puis brĂ»lĂ©s. Le procĂšs de Gilles de Rais est lâun des tout premiers visant des barons du royaume, qui, jusque-lĂ , ne relevaient pas de la justice de droit commun. Dans son ouvrage, Le ProcĂšs de Gilles de Rais, Georges Bataille conclut que « la tragĂ©die de Gilles de Rais est celle de la fĂ©odalitĂ©, câest la tragĂ©die de la noblesse. Les crimes de Gilles de Rais sont ceux du monde oĂč il les commit : un monde qui avait longtemps laissĂ© libre cours aux dĂ©chaĂźnements de la violence des puissants et qui, peu Ă peu seulement, apprit Ă se rĂ©gler sur dâautres codes de valeurs8 ». Gilles de Rais reste encore un mystĂšre pour de nombreux historiens, dont certains doutent de sa culpabilitĂ© et en font une des victimes de lâInquisition9.
Le duel judiciaire : une violence légale
Le duel judiciaire reste Ă©galement lâune des formes de violence fĂ©odale les plus courantes entre seigneurs. Il succĂšde Ă lâordalie, appelĂ©e Ă©galement jugement de Dieu, mĂ©thode de test de la culpabilitĂ© ou de lâinnocence dâune personne, sans combat mais souvent Ă lâissue fatale. En 1215, le IVe concile du Latran interdit les Ordalies aux clercs10, puis celles-ci sont abolies par saint Louis en 1258. Elles sont remplacĂ©es par le duel judiciaire et les preuves Ă©crites et orales (notamment lâenquĂȘte de tĂ©moins et le serment purgatoire) dans le cadre des grandes ordonnances sur la Justice. Le duel judiciaire devient donc une nouvelle forme de procĂšs dans lequel la dĂ©cision finale est fixĂ©e par lâissue du combat entre deux adversaires. Pour que le rĂ©sultat soit acceptable par toutes les parties, des rĂšgles prĂ©alables sont fixĂ©es. Remontant aux pratiques des Francs, et bien que condamnĂ© par lâĂglise (concile de Valence de janvier 855), le duel judiciaire est trĂšs rĂ©pandu au Moyen Ăge. Le pouvoir royal tente pourtant dâen limiter lâusage afin de diminuer les pertes dans les rangs de la noblesse. Louis IX, puis Philippe le Bel, prennent des dispositions en vue de rĂ©duire le recours Ă cette pratique. Ă partir de cette Ă©poque, le duel judiciaire nâest plus admis lorsque la culpabilitĂ© ou lâinnocence de lâaccusĂ© est manifeste, lorsque les voies ordinaires de la justice permettent lâĂ©tablissement de la vĂ©ritĂ©, ou encore en temps de guerre. Le dernier autorisĂ© par un roi de France, connu sous le nom de « Coup de Jarnac11 », a lieu le 10 juillet 1547 et oppose Jarnac et La ChĂątaigneraie. Les duels judiciaires disparaissent dĂ©finitivement sous Louis XIII.
Toutefois, si les seigneurs ne peuvent plus se battre sur autorisation royale, ils sont toujours en proie Ă une irrĂ©sistible pulsion visant Ă dĂ©montrer leur virilitĂ© et leur puissance. Le duel judiciaire prend alors une nouvelle forme au XVIe siĂšcle : le duel du point dâhonneur. Celui-ci est aussi un moyen de contourner, voire de dĂ©fier, le pouvoir royal qui ne cesse de sâaffirmer. Les gentilshommes continuent donc Ă se livrer bataille pour des questions dâhonneur public ou privĂ©. Le duel devient mĂȘme une mode de la noblesse dâĂ©pĂ©e. Mais, tout comme pour le duel judiciaire, celui-ci fait des ravages au sein de la noblesse. Devant cette hĂ©catombe, les souverains successifs, soucieux Ă©galement de se conformer au principe dâinterdiction prĂŽnĂ© par lâĂglise, prennent conscience de la nĂ©cessitĂ© dâinterdire cette pratique qui grĂšve trĂšs largement les rangs de la cour, m...