Nous venons de le voir, l’adulte roi n’est pas simplement dans le « paraître ». Cet ego grandiose n’est pas seulement le produit de celui ou de celle qui se font tirer le portrait par un grand photographe pour l’exposer au salon ou qui vont afficher leur frimousse sur leur couvre-lit, leur sac à main ou leur « mug ». Ce n’est pas celui ou celle qui recherchent un corps parfait en pratiquant les sports extrêmes ou la chirurgie esthétique. Ce n’est pas, non plus, celui ou celle qui s’exposent en permanence sur le Net, en délivrant à tous, via les sites comme Facebook, leur quotidien, leur vie intime qu’ils jugent unique et formidable.
Qui est l’adulte roi ? En réalité, il est beaucoup plus prosaïque ! Il est celui qui signe une quête incessante de son plaisir au détriment de la réalité et surtout… des autres ! L’adulte roi est non seulement un égocentrique, il est à la disposition de son ego surdimensionné et il est aussi, et c’est le plus ennuyeux, en « vacance de l’autre »… Il incarne le règne du « Moi d’abord ! » a contrario du « Après vous, je vous en prie ! », cette formule de politesse qui est, selon Emmanuel Levinas, le cœur de la morale, ce qui signifie surmonter l’égoïsme, mettre le Moi à sa place, qui n’est pas la première, manifester ce qu’il appelait un « humanisme de l’autre homme », qui est l’« humanisme vrai31 ». Et c’est bien cette déficience-là, celle qui nous importune souvent, qui nous intéresse. Elle signe la déliquescence du lien « Soi Autrui », la disparition du « sentiment de l’autre ». Mais il est nécessaire d’affiner ce travail « diagnostique », il n’est pas question de confondre tous les « intolérants aux frustrations », certains ne gênent ou ne handicapent que leurs auteurs, alors que d’autres vont nous pourrir la vie, voire nous détruire.
MÉLANIE — « J’étais à votre conférence sur l’adulte roi… Je recherche souvent un plaisir immédiat… Surtout pour l’alimentation, c’est d’ailleurs pour cela que je consulte, mais je ne pense pas être “égocentrique”… Un petit plaisir pour moi mais je pense souvent aux autres, peut-être trop d’ailleurs… »
LE PSYCHOTHÉRAPEUTE — « Quêter des petits plaisirs immédiats est humain ! En revanche, lorsque cette demande de plaisir personnel implique l’oubli d’autrui, c’est une tout autre affaire… »
MÉLANIE — « Quand mon chef de service monopolise une réunion de travail sans jamais nous demander notre avis ? Quand il nous rejoint à la machine à café sans jamais nous offrir quoi que ce soit ? »
LE PSYCHOTHÉRAPEUTE — « Il me faudrait plus d’informations sur ce “chef”, mais vous avez raison, ce qui distingue l’“adulte roi” du commun des mortels, c’est avant tout ce “Je suis tout seul”… ! Vous, vous semblez évoquer un autre aspect, celui de la recherche de plaisir, quand la vie est trop… frustrante… »
Sommes-nous tous des « intolérants aux frustrations » ?
Oui en quelque sorte, et c’est heureux ! Il n’est pas question de revenir à cette morale d’antan du « déplaisir » : vivre sur terre n’apporterait rien de bon et il ne serait de refuge que de croire aux lendemains enchanteurs des utopies politiques ou, mieux, d’attendre le Ciel. Inutile de nier qu’un matelas actuel est plus confortable que la paillasse du Moyen Âge et que notre « société de consommation », avec ses indéniables progrès, nous a donné des satisfactions et de nouveaux plaisirs. L’humain est biologiquement programmé pour éviter toute douleur et pour obtenir le plus de jouissance possible. La condition humaine est telle que chacun d’entre nous tente de jouir au maximum de son quotidien et il n’y a rien de plus normal dans cette quête hédoniste. Mais il est bon, dès maintenant, de distinguer la « philosophie hédoniste » du « plaisir égocentrique ».
Il ne faut pas confondre l’adepte du farniente avec le sujet rivé à son poste de télévision, affalé sur son canapé… Oui, nous avons le droit de paresser, ce n’est pas une pathologie. Oui, nous pouvons vivre heureux en dehors des diplômes prestigieux ou des reconnaissances sociales. Oui, nous avons le droit de refuser certaines contraintes, de nous réfugier dans l’indolence, le « rien », de ne pas participer à l’excitation générale des « workaholics » et autres fanatiques du « travail c’est la santé ! ». Oui, il est bon de gratifier nos sens et de jouir de mets, de bons vins, de nous laisser aller à notre gourmandise et de refuser le « sain », le « bio » quand ils sont érigés en diktats… Oui, nous pouvons nous régaler du gras et du sucré et négliger les goûts amers… Oui, il est bon, parfois, de consommer ces nouvelles technologies qui ne demandent aucun effort et nous apportent des satisfactions ou des aides immédiates. Oui, une sexualité épanouie (si elle n’est pas existentielle, cher S. Freud), peut participer à un bon équilibre entre le corps et le psychisme. Oui, il n’est pas forcément bon de s’astreindre à un quotidien spartiate pour maintenir une bonne santé physique.
Mais sommes-nous vraiment libres de choisir nos plaisirs ? La philosophie du Carpe diem a bien vite été comprise par les marchands et nous pouvons confondre ce qui est bon, « fun », jouissif, avec ce que veulent, pour nous, les multinationales de la société de consommation. Un récent voyage aux États-Unis, ce « pays des extrêmes », me rappelle cette frontière ténue entre la juste volonté de jouir de la vie et l’exacerbation commandée et voulue du principe de plaisir chez l’humain.
Ce jour-là, je contemplais le lac Michigan à Chicago. Un touriste américain m’aborde : « La ville que l’on voit au loin, est-ce Detroit ? » Il me montrait quelques immeubles isolés sur la côte, à une distance d’une dizaine de kilomètres environ, sans doute une des banlieues de la mégapole où je me situais, mais sûrement pas Detroit ! (Detroit se situe à près de 400 kilomètres de Chicago et est proche du lac Érié). J’étais amusé et inquiet à la fois ; je me souvenais de l’hypothèse d’Albert Ellis quand il affirmait que l’intolérance aux frustrations, la quête incessante du « facile », l’absence d’effort intellectuel allaient accroître le nombre de ses concitoyens incultes. Certes, il serait insensé de faire l’amalgame et de rejoindre les clichés européens qui dénoncent l’ignorance de l’Américain moyen ; tous ceux qui y ont vécu et qui connaissent bien les États-Unis ont aussi rencontré des gens cultivés…
Mais cette question sur Detroit me remémorait tout ce que j’avais vu depuis plusieurs semaines : cette toute-puissance de la télévision dans les foyers de la classe « moyenne » où lire un livre paraît tout à fait incongru. Cette alimentation sucrée et molle qui me rappelle chaque fois les désirs et les menus de nos petits enfants rois : du fast-food facile à ingurgiter. Pourtant, conscients de cette junk-food, certains de mes amis américains n’hésitent pas à me proposer le restaurant « all you can eat » du stade de base-ball où des supporters passent la plupart du temps devant les stands de pizzas et hamburgers au lieu de retrouver les gradins et d’encourager leur équipe. Bien que lucides sur leur overeating32, les corps en surpoids qui m’entourent ne semblent pas les choquer. Sans doute « fières d’être grosses », ces personnes aux formes démesurées affichent un beau sourire et le sentiment d’assumer pleinement leur petit, ou gros, péché de gourmandise. L’obésité est une maladie, mais s’il est à peu près certain que nous n’avons pas les mêmes susceptibilités génétiques pour brûler nos calories, je ne crois pas qu’ingurgiter trois parts de pizza, deux hamburgers, des glaces et quelques sodas favorise l’équilibre alimentaire. Quand je vois tous ces « sportifs en restaurant », j’assiste à une sorte de gavage collectif, le bruit des mastications domine, je n’entends que de rares conversations, l’ingestion semble remplacer tout dialogue et seuls des « Ah » de contentement ou des « Bah » de dépit soulignent les commentaires des écrans télé disposés partout pour éviter de retourner dans la chaleur du stade. La climatisation nous propose un 20 °C quand, dehors, c’est la fournaise… Alors, pourquoi transpirer et souffrir du chaud quand on peut s’alimenter, boire et se rafraîchir dans un tel restaurant ? Mais soyez rassurés, ce snack à grande échelle n’était réservé qu’aux tickets d’entrée les plus chers… Pour les moins fortunés, il faut interpeller le vendeur de hot-dog, pop-corn ou soda pour « tenir » la durée d’un match de base-ball : souvent au moins trois heures…
Je n’ai que rarement rencontré des personnes en surpoids dans le centre des grandes villes comme Chicago ou celles de la côte est. Je me souviens avoir eu la même impression dans les grandes villes de la côte ouest. Je sais que les politiques tentent de dénoncer cette propension à la suralimentation mais d’année en année, chaque fois que je reviens, je vois cette population obèse gagner de plus en plus de terrain : je n’ai pas de statistiques, cependant, lors de mes différents séjours, je constate que l’on passe allégrement d’une personne sur trois à une personne sur deux. Calamité ou addiction nationale ? Une addiction à la nourriture qui conduit inéluctablement la population à grossir sans limites, quitte à devenir, comme l’anticipe l’intelligent film d’animation Wall-E, ces corps adipeux et immobiles qui ne peuvent se mouvoir que dans des fauteuils téléguidés…
Ne plus bouger, manger constamment, se gaver… Et non seulement jouir immédiatement d’un quelconque aliment, mais s’en remettre aux images pour « penser » le monde… Et lors de ce même séjour, je suis de nouveau sidéré de voir qu’un téléfilm nous diffuse régulièrement en sous-titres des commentaires pour mieux « comprendre » l’intrigue… Il s’agit ce soir-là du film de Brian De Palma Scarface et lorsque son acteur principal, Al Pacino, réunit ses sbires pour faire la traque à une éventuelle traîtrise, une note apparaît en bas de l’écran : « Le héros se demande s’il n’est pas trahi, beaucoup ne se sentent pas à l’aise devant lui… » Même plus d’effort de réflexion en regardant un film qui ne ressemble pourtant en rien à L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais ou India song de Marguerite Duras… Le commentaire sous-titré précède l’action et vous dicte l’intrigue : cerveaux, reposez-vous… Nous imaginons comment ces incrustations télévisuelles pourraient être manipulées pour guider la pensée des chers téléspectateurs…
Bon, rien de bien nouveau quand je constate cette évolution américaine vers l’addiction alimentaire et la toute-puissance de la machine télévisuelle. Mais au moins, les gens sont courtois et montrent une grande civilité au quotidien : les sourires au moindre regard, les « Hi ! » dès qu’on se croise dans la rue et cette gentillesse dès que l’on demande un service. Et cette décontraction lorsque l’on conduit sa voiture ! Pas de guerre sur les routes, nous sommes bien loin du stress de la plupart des pays européens où les automobilistes du dimanche confondent la voiture avec un char d’assaut. Non, rien de tout cela dans le pays de la conquête de l’Ouest, on ne confond pas véhicules à deux ou quatre roues avec la ruée vers l’or. « Si vous êtes pressés, prenez l’avion ! », les routes sont faites pour aller calmement d’un endroit à l’autre, point d’autre enjeu.
États-Unis, le pays des extrêmes, c’est évident, nous en connaissons tous les clichés : des universités les plus reconnues au monde et des sous-titres sur les chaînes TV cinéma les plus populaires… Le pays des beautés hollywoodiennes et celui des obèses. Le pays des gens courtois et de la forte criminalité, celui des richissimes et de l’extrême pauvreté, le pays de la liberté d’expression et de la pensée unique… Et pour finir, celui d’habitants particulièrement « civils » et celui aussi de cet article du quotidien USA Today qui a...