L’évolution du français écrit, son enseignement et la prévention des difficultés d’apprentissage
Alain Desrochers
•Approfondir les deux principes fondamentaux de l’écriture: l’encodage d’unités de la langue parlée et du sens.
•Prendre en compte les deux principes fondamentaux de l’écriture et l’évolution historique du français écrit dans l’appréciation des défis que doivent relever les élèves dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
•Faire un retour sur l’influence des principaux régulateurs du français écrit et sur le cadre normatif qu’ils nous ont légué et qui est transmis aux apprentis lecteurs-scripteurs.
•Évoquer le rôle de la pédagogie et de la didactique dans l’enseignement du français écrit à l’école.
•Situer le rôle de la prévention des difficultés d’apprentissage du français écrit dans une approche particulière à la prestation des services éducatifs appelée «réponse à l’intervention».
•Comment les unités de la langue parlée et le sens sont-ils encodés dans l’écriture du français?
•Quels défis l’application des procédés d’encodage graphique propres au français pose-t-elle aux apprentis lecteurs-scripteurs?
•Comment le français écrit s’est-il normalisé pour arriver à son état actuel?
•Comment la pédagogie et la didactique interviennent-elles dans l’enseignement de la lecture et de l’écriture?
•Comment peut-on prévenir les difficultés d’apprentissage de la lecture et de l’écriture?
Platon (428-348 avant notre ère), dans son ouvrage La République, est peut-être le premier penseur à proposer la scolarisation obligatoire de tous les citoyens. Cette idée sera ultérieurement réactivée par le réformateur protestant Martin Luther (1483-1546), notamment pour entraîner les fidèles à lire la Bible par eux-mêmes. Une étape décisive sera toutefois franchie lorsque le roi prussien Frédéric le Grand (1712-1786) instaure, par décret (1763-1765), la scolarisation obligatoire de tous les garçons et de toutes les filles de 5 à 14 ans et l’enseignement de la religion chrétienne, du chant, de la lecture et de l’écriture basé sur un programme et des manuels approuvés par l’État. Peu de temps après, l’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) amorce le même projet, aussi par décret (1774), en Autriche et en Hongrie. Cette politique sociale sera rapidement adoptée par le Danemark, la Norvège, la Suède, la Finlande et la Lettonie, et plus tard par d’autres États (Maynes, 1985; Soysal et Strang, 1989; Van Horn Melton, 1988). Ce mouvement sera encore renforcé au XIXe siècle par le passage de la production artisanale à la production industrielle réalisée en usine et à l’aide de machines qui exigent des notions de littéracie et de numéracie (Brelanstein, 1992). L’instauration de l’instruction publique obligatoire conduira à une expansion considérable du réseau des établissements scolaires en Occident, à la mise en œuvre de plusieurs mécanismes de régulation de la qualité de l’éducation et à une diminution notable de l’illettrisme dans la population (Hamerow, 1983; Van Horn Melton, 1988).
De nos jours, les enquêtes internationales sur la maîtrise de la langue écrite menées auprès des élèves de 15 ans dans les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) fournissent une occasion d’évaluer l’état de leurs apprentissages scolaires à la fin du programme d’éducation secondaire et, donc, consécutivement à une dizaine d’années d’instruction obligatoire. Dans la septième enquête du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) réalisée en 2018 (O’Grady, Deussing, Scerbina, Tao, Fung, Elez et Monk, 2019), on a évalué la compréhension de l’écrit auprès d’un échantillon de 22 500 élèves issus de 800 écoles réparties dans les 10 provinces canadiennes qui ont pris part à l’enquête. La compréhension de l’écrit est ici définie comme «la capacité qu’a l’individu de comprendre et d’utiliser des textes écrits, mais aussi de réfléchir à leur propos et s’y engager afin de réaliser ses objectifs, de développer ses connaissances et son potentiel et de prendre une part active dans la vie en société» (p. 7). Les tâches de lecture retenues sollicitent trois grands types de processus: la localisation des informations, la compréhension du texte ainsi que l’évaluation et la réflexion. Le score obtenu est projeté sur une échelle constituée de huit niveaux de compétence, des plus faibles (les niveaux 1c à 1a) jusqu’au plus élevé (le niveau 6). Le niveau 2 est tenu comme «le niveau de base des compétences en lecture qui sont requises pour participer pleinement à la société moderne» (p. 11). Ce niveau de compétence correspond à la capacité du lecteur de repérer l’idée principale dans un texte, de faire des déductions élémentaires, de localiser des éléments d’information à partir de plusieurs critères, de comparer des affirmations, d’évaluer leurs justifications et d’établir des liens entre le contenu du texte et ses connaissances personnelles.
Les résultats de cette enquête indiquent que 86% des élèves canadiens atteignent ce niveau de base, comparativement à 77% de l’ensemble des pays de l’OCDE. Ce pourcentage est toutefois plus élevé chez les filles (90%) que chez les garçons (82%). C’est dire que 18% des garçons et 10% des filles n’atteignent pas le niveau de compétence nécessaire en lecture pour répondre aux exigences de la vie quotidienne de la société actuelle à la fin du programme d’études secondaires. La même disparité est observée à l’autre extrême de l’échelle de mesure: 18% des filles atteignent le niveau de compétence 5 ou 6 comparativement à 12% des garçons. Les implications de ces résultats sont multiples. Premièrement, bien que le Canada se classe parmi les pays de l’OCDE ayant le niveau de littéracie collective le plus élevé, le pourcentage de ses élèves qui présentent une maîtrise de la compréhension de l’écrit en deçà du niveau de base à la fin de la période d’instruction publique obligatoire est non négligeable. Deuxièmement, les écarts entre les garçons et les filles, sans qu’on puisse facilement les expliquer, compromettent l’égalité de l’accès aux études postsecondaires, de la pratique de la lecture pour apprendre tout au long de la vie, de l’accès à des emplois rémunérateurs et de l’accumulation du capital. La démocratisation des savoirs de base, dont la capacité de lire et d’écrire, est un phénomène social relativement récent depuis l’invention de l’écriture. Pendant des siècles, l’illettrisme de la majorité de la population a été la norme; la pratique de la lecture et de l’écriture était réservée à l’élite de la société et à des «professionnels» (p. ex. les scribes et les clercs). La norme actuelle est devenue la littéracie pour tous. Malgré les progrès considérables de l’éducation de masse, les enquêtes internationales menées depuis une trentaine d’années montrent que la littéracie fonctionnelle n’est toujours pas atteinte par tous les élèves dans les pays de l’OCDE. Enfin, les résultats des enquêtes PISA, au Canada et ailleurs, et ceux d’autres études sur le développement de la littéracie donnent à penser que les élèves apprennent à lire et à écrire au prix d’efforts considérables. Ce «coût cognitif» est en partie déterminé par la complexité de cet apprentissage et par l’état d’avancement de la didactique et de la pédagogie. Dans la suite de ce chapitre, nous abordons quatre questions:
1.Quels défis le français écrit pose-t-il aux apprentis lecteurs-scripteurs? Pour répondre à cette question, nous serons conduits à examiner brièvement comment les unités de la parole et le sens sont encodés dans l’écriture du français et comment les premiers scripteurs du français ont exploité l’alphabet de 23 lettres reçu du latin, sachant que la prononciation du français s’est écartée de celle du latin. Cette exploration historique du français écrit nous permettra de mieux comprendre ses caractéristiques particulières et les défis que les apprentis lecteurs-scripteurs doivent affronter. Nous profiterons aussi de cette occasion pour introduire divers termes utilisés pour décrire la langue orale et la langue écrite, et ainsi hausser la précision de la description que nous en faisons.
2.Qui a décidé de la façon d’écrire en français? Pour arriver à un usage consensuel du français écrit, une norme a dû s’installer dans la communauté des lettrés. Nous relèverons brièvement la contribution des copistes des monastères à qui nous devons la forme des textes imprimés en français, celle des imprimeurs qui ont mis en œuvre plusieurs procédés de transcription pour pallier l’insuffisance de l’alphabet latin, celle des concepteurs de dictionnaires qui ont uniformisé l’orthographe du français, et celle des grammairiens qui ont fait évoluer notre compréhension des classes de mots et de leurs règles d’assemblage en français.
3.Quel est le rôle de la pédagogie et celui de la didactique dans l’enseignement de la lecture et de l’écriture? L’origine et l’évolution de la pédagogie sont intimement liées aux exigences de l’enseignement collectif devant une classe d’élèves. Plusieurs pratiques de gestion de classe ont commencé à prendre forme au XVIIe siècle et elles ont laissé une trace encore bien visible de nos jours. La didactique, dont l’essor est relativement récent, nous a conduits à réfléchir sur les savoirs essentiels et sur les meilleures pratiques éducatives pour conduire les élèves à construire leurs savoirs. Nous ne ferons qu’effleurer ces sujets dans ce chapitre, car ils sont repris ailleurs et en détail dans l’ensemble du présent ouvrage.
4.Comment peut-on prévenir les difficultés d’apprentissage de la lecture et de l’écriture? Cette question occupe une place centrale dans l’approche de la réponse à l’intervention et elle sera traitée dans chacun des chapitres constitutifs du présent ouvrage.
Toutes les langues écrites, incluant le français, mettent en œuvre des procédés particuliers pour produire une trace visible (ou tactile, dans le cas du braille) de la forme et du sens linguistiques.
1.Quels défis le français écrit pose-t-il aux apprentis lecteurs-scripteurs?
Pour dégager une meilleure compréhension des défis que pose l’apprentissage du français écrit, commençons par faire un retour sur les deux principes fondamentaux qui sous-tendent la formation de toute langue écrite (Jaffré et Fayol, 1999). Le principe phonographique désigne l’encodage d’indices phonologiques qui facilitent la lecture orale des mots écrits ainsi que la transcription de la parole dans l’écrit. Il s’agit donc de l’établissement d’une passerelle entre des unités de la langue parlée et des unités de la langue écrite. Ce principe, bien qu’essentiel, est au service d’une fonction plus importante encore de l’écrit, celle de la communication et de la conservation du sens. Le principe sémiographique fait référence à la façon de coder le sens dans l’écrit. Toutes les langues écrites, incluant le français, mettent donc en œuvre des procédés particuliers pour produire une trace visible (ou tactile, dans le cas du braille) de la forme et du sens linguistiques. La description détaillée de l’application de ces deux principes à l’écriture du français actuel a déjà fait l’objet de plusieurs analyses approfondies (p. ex. Catach, 2001; Gak, 1976; Marchello-Nizia, 1999). Nous nous limiterons ici à dégager les grandes lignes qui nous permettent de mieux comprendre ce que l’apprenant doit maîtriser pour devenir un lecteur-scripteur compétent.
1.1.La phonographie du français
Les graphies utilisées pour représenter des unités de la langue parlée sont très variées. De toutes les graphies possibles, c’est sur les lettres de l’alphabet latin que l’écriture du français s’est construite. D’où vient cette modalité d’écriture et comment est-elle devenue celle du français écrit? Pour retracer l’origine de l’alphabet du français, il faut remonter aux pictogrammes utilisés dans l’écriture hiéroglyphique des Égyptiens de l’Antiquité, vers l’an 3000 avant notre ère. Ces pictogrammes servaient à représenter des concepts (p. ex. le bas du visage), des unités fines de la parole (des phonèmes) et la classe sémantique du concept (p. ex. un bâtiment, une plante, une activité physique exigeant la force) (Vernus, 2001). Le terme phonème désigne la plus petite unité sonore de la langue parlée qui permet de différencier les mots l...