Si les mots « Apprivoise-moi » â quâils soient ceux dâun renard, des arbres ou du lieu â peuvent questionner, les faits et histoires de Didier et du goupil ne sâarrĂȘtent pas Ă cet Ă©pisode-lĂ . Bien sĂ»r, leurs contenus tout autant que les conclusions proposĂ©es peuvent provoquer diffĂ©rentes rĂ©actions, du sourire amusĂ© Ă des successions de points dâexclamation et dâinterrogation. Mais cet Ă©vĂ©nement est-il lâexpression dâune connexion peu commune dâun homme Ă un site, Ă ses habitants ? Signifie-t-il un champ de conscience suraiguisĂ© chez lâagriculteur ? Ou reflĂšte-t-il le chemin dâun Ă©leveur-maraĂźcher en osmose totale avec la nature ? Sans doute un mĂ©lange de tout cela⊠Quoi quâil en soit, ces histoires mâont emmenĂ©e dans un espace autre, mĂȘlant Ă la surprise de vĂ©ritables interrogations. Un espace oĂč lâobservation sans jugement de faits peu ordinaires invite Ă de nouvelles rĂ©flexions, Ă de nouveaux axes oĂč porter lâattention. Mais aussi Ă regarder diffĂ©remment ce ballet avec lâensemble des vivants, et non avec la seule humanitĂ©âŠ
Amis ou partenaires
Vaches au pelage tachetĂ© de roux, brun ou blanc, paissant çà et lĂ dans des pĂąturages proches des lĂ©gumes ; cochon vietnamien que le groin Ă©crasĂ© et les formes gĂ©nĂ©reuses rendent immĂ©diatement sympathique ; coqs et poules aux couleurs chatoyantes, picorant au milieu des veaux et du taureau sur fond de hauts marronniers, tilleuls, sureaux et de quelques ronciers. Bienvenue Ă la Ferme du ChĂąteau. OĂč se dĂ©roule un spectacle permanent. Et qui, sâil change au fil des saisons, apaise ceux qui prennent le temps dâen observer les nuances.
Dans un domaine comme celui-ci, comprenant des poules, oies, paons et divers volatiles, la cohabitation avec le renard donne parfois lieu Ă lâutilisation de moyens extrĂȘmes, entre piĂšges et fusils. Chez Didier, le lien avec cet animal a toujours Ă©tĂ© plutĂŽt celui de partenaire.
Et câest cela depuis le dĂ©but. Depuis toujours, en fait ! Par exemple, comme souvent sur une ferme, nous ne jetons jamais les « restes », mais les apportons gĂ©nĂ©ralement au cochon, parfait recycleur. Sachant que je nâai jamais aimĂ© lui donner de la viande â mĂȘme sâil est omnivore â, nous lui rĂ©servons les fruits et lĂ©gumes ainsi que les morceaux de pain et de fromage, et au goupil, les tĂȘtes ou abats des animaux tuĂ©s sur la ferme. Chacun a ainsi sa place. Câest dĂ©jĂ une forme de partenariat.
Jâavoue que le terme mĂȘme mâa semblĂ© inhabituel pour qualifier une relation entre un agriculteur et un renard, prĂ©dateur efficace ! Perplexe sur le sujet, jâavais envie de savoir jusquâoĂč pouvait aller ce partenariat.
Lorsque lâune ou lâautre de mes vaches est prĂȘte Ă vĂȘler, jâai pour habitude de la laisser libre dâaller oĂč elle veut pour mettre bas. Elle a ainsi Ă sa disposition un bĂątiment ouvert, accessible Ă volontĂ©, mĂȘme si gĂ©nĂ©ralement toutes prĂ©fĂšrent aller vĂȘler dans la nature. Elles savent en effet trouver des coins tranquilles, Ă lâabri de la bise et des courants dâair, et se tenir un peu Ă lâĂ©cart du troupeau. Une fois le veau arrivĂ©, la mĂšre peut le maintenir lĂ pendant ses premiers jours, avant de revenir vers le groupe.
Quelques annĂ©es aprĂšs lâĂ©pisode « Apprivoise-moi », en mars 2012, survient un hiver frais mais sans vent, oĂč la neige tombe abondamment. Lâune de mes vaches, Vagile â amalgame du « va », illustrant la bĂȘte pleine dâĂ©nergie et dâ« agile », en rĂ©fĂ©rence Ă sa façon de monter, descendre et de remuer frĂ©quemment â, part vĂȘler. Je vais voir si tout se passe bien. Elle reste dehors quelque temps avec son petit veau, mais celui-ci a du mal Ă tĂ©ter tout seul. Je monte donc deux fois par jour lâaider Ă se nourrir. Et deux fois par jour sâensuivent des excrĂ©ments dâun beau jaune-orange, bien brillants. Le renard dont câest le territoire repĂšre assez vite quâaprĂšs chacun de mes passages, il peut trouver ce qui est une vĂ©ritable friandise, et dont il raffole, comme tous ses compĂšres. Le voilĂ qui se met donc Ă venir de plus en plus tĂŽt, guettant de loin, patientant pendant que jâaide le veau Ă se nourrir. Il sâapproche ainsi progressivement de jour en jour, pendant une petite semaine, pour finir Ă moins de 10 mĂštres de moi, attendant ce mets de choix !
Câest ainsi que les rencontres entre Didier et le goupil commencĂšrent. Exception faite de lâĂ©pisode « Apprivoise-moi », plus de dix annĂ©es auparavant, cet Ă©pisode marque le dĂ©but de leurs rencontres de prĂšs⊠de trĂšs prĂšs mĂȘme. TrĂšs rĂ©guliĂšres. Cela marqua aussi le dĂ©but de bon nombre dâanecdotes ou face-Ă -face. Ce nâest alors plus un renard anonyme, mais bien LE renard.
Un pacte ?
La relation avec le renard, campĂ©e ainsi par Didier, semble apaisĂ©e, alors que ce fut loin dâĂȘtre le cas Ă toutes les Ă©poques ! Jâai en effet en tĂȘte des Ă©pisodes oĂč Didier Ă©voquait les « prises » du renard, Ă savoir les poules que celui-ci venait rĂ©guliĂšrement tuer pour les manger.
Aimant discuter et intĂ©ressĂ© par de nombreux sujets, Didier rencontre comme cela un homme, kinĂ©siologue11, sur le marchĂ© de Trouville, marchĂ© oĂč il vend ses produits laitiers chaque semaine. Devenus amis, les deux hommes partagent pendant des annĂ©es de longues conversations, dĂ©battent passionnĂ©ment et Ă©changent sur leurs diffĂ©rentes interrogations. JusquâĂ ce jour oĂč, pendant lâhiver 2006, Didier dĂ©cide de sâouvrir Ă lui sur un incident qui lui pose question.
Câest Ă une Ă©poque oĂč les poules se promĂšnent partout sur la grande pelouse prĂšs de la maison, picorant insectes, vers et autres nutriments dont elles se nourrissent. Un samedi aprĂšs-midi, arrive un renard qui descend en courant du champ du dessus, bien visible, alors quâil y a Ă proximitĂ© une haie dans laquelle il aurait pu se cacher. On le voit ainsi dĂ©bouler de fort loin, se prĂ©cipitant droit sur les volailles, arrivant Ă moins de 30 mĂštres de nous. FiĂšrement, le coq fait face, mais le goupil contourne lâoiseau pour traverser le groupe de poules sans en saisir une. Et le refait plusieurs fois de suite !
Devant ce comportement, qui est tout sauf normal, je me pose mille questions : pourquoi lâanimal nous montre-t-il quâil est capable dâattraper les volatiles sans le faire ? Que tirer de cet Ă©vĂ©nement ? Quel est le message ? Car pour moi, un renard qui traverse au milieu des volailles sans en choper une, et sous les yeux de nombreux tĂ©moins, ce ne peut ĂȘtre un hasard. Cette impression se renforce quand je le vois refaire la mĂȘme chose plusieurs fois de suite. Je ne comprends pas cette attitude, cherchant, sans trop avoir de pistes de rĂ©flexion.
Mon ami kinĂ©siologue me propose alors de faire une sĂ©ance pour essayer de comprendre. Jâaccepte, bien sĂ»r, curieux, sans aucune opinion sur ce quâil peut se passer. Le jour J, nous allons tous les deux nous promener sur la pelouse oĂč la scĂšne sâest dĂ©roulĂ©e. Mon ami me prend les deux poignets. Et me demande de me mettre profondĂ©ment en communication avec les canidĂ©s du lieu afin que, lorsquâil pose ses questions, les rĂ©ponses de type « oui » ou « non » soient les leurs, pas les miennes. Il mâinterroge ainsi â tour Ă tour Ă haute voix ou intĂ©rieurement â, recueillant leurs rĂ©ponses par lâĂ©coute et la prise en compte de ma tension musculaire. Puis au bout dâun certain moment, mâexpose : « Tu es en train de faire quelque chose ou de penser Ă faire quelque chose qui est en lien avec ce quâils ont vĂ©cu il y a deux cents ans et quâils nâont pas supportĂ©. »
Mon premier rĂ©flexe est dâĂȘtre rassurĂ© ! Si câĂ©tait il y a deux cents ans, je ne suis pas en cause ! Mais mon ami ajoute :
« Les renards ne sont vraiment pas du tout contents de ce quâil sâest passĂ© alors.
â Mais⊠quâest-ce que je peux y faire ? »
Sâil ne connaĂźt pas la rĂ©ponse, mon compagnon capte pour autant que la racine du problĂšme est reliĂ©e au feu et Ă la fumĂ©e : « Je ne comprends pas vraiment. Mais dans tous les cas, ils ont la trouille des flammes, des vapeurs et Ă©manations. »
Adepte des traitements par la kinĂ©siologie, ma surprise est cependant grande de la voir intervenir dans pareil contexte ! Qui plus est, face au dialogue que me reconstitue Didier. Sans la confiance que jâai en lui et en sa santĂ© mentale, mon Ă©coute de ce qui suit aurait pu ĂȘtre teintĂ©e de doute, voire dâamusement ironique⊠Mais Didier continue tranquillement son rĂ©cit.
Il faut prĂ©ciser quâĂ cette pĂ©riode, jâai pas mal de prĂ©lĂšvements, certaines de mes volailles disparaissant rĂ©guliĂšrement. DĂ©terminĂ© Ă arrĂȘter ça, jâai le projet de clore lâensemble de lâancien parc. Or le projet dâenclos que jâai en tĂȘte reprend Ă peu prĂšs le contour dessinĂ© par les vestiges dâune ancienne clĂŽture. LâidĂ©e me vient alors que, des annĂ©es auparavant, les propriĂ©taires de lâĂ©poque avaient peut-ĂȘtre enfumĂ© les renards se trouvant Ă lâintĂ©rieur de lâenceinte pour les en Ă©liminer. Mais tout ceci nâest que supposition non vĂ©rifiable puisque je nâai, aujourdâhui encore, aucune preuve de la vĂ©racitĂ© de cette hypothĂšse. Je raconte cela Ă mon ami, qui rĂ©agit aussitĂŽt :
« Câest possible. Dans tous les cas, le problĂšme tourne autour de ce sujet : ce territoire est leur terrain de chasse, et ils ne supportent pas que tu menaces de le restreindre. »
Curieusement, face Ă cet Ă©change quand mĂȘme un peu Ă©tonnant, je me vois me prendre au jeu !
« Je veux bien le comprendre. Mais moi, je ne supporte pas quâils tuent autant de poules quâils ne le font. »
En parallĂšle, intĂ©rieurement, je pousse la rĂ©flexion plus loin. Ce chantier dâenclos va me coĂ»ter cher, en temps et en argent. Et je me surprends Ă Ă©mettre une proposition⊠Peut-ĂȘtre puis-je leur laisser quelques volailles en Ă©change. Par exemple, sâils se contentent dâune tous les quinze jours, je suis dâaccordâŠ
Et câest ainsi que ce pacte quelque peu atypique est conclu ! Je valide avec les renards, depuis mon for intĂ©rieur, que je suis prĂȘt Ă abandonner le projet de clĂŽture sâil nâest pas mangĂ© plus dâune poule tous les quinze jours sans que le reste du cheptel ne soit plus inquiĂ©tĂ©.
Jusque-lĂ , cette histoire peut paraĂźtre curieuse. Ătonnante⊠mĂȘme si jâadhĂšre plus facilement que je ne le pensais Ă cette façon de faire, peu cartĂ©sienne. Mais le plus surprenant, câest que cela a fonctionnĂ© ! Câest-Ă -dire quâĂ partir de cette sĂ©ance avec le kinĂ©siologue et pendant les mois qui suivirent, Didier a bien subi un prĂ©lĂšvement de volailles un samedi tous les quinze jours. Pas plus, pas moins. Les samedis aprĂšs-midi, pour ĂȘtre prĂ©cis. Le goupil dĂ©barquait ainsi sur la grande pelouse, quâil y ait du monde ou pas, attrapant une volaille, et repartant avec.
Ce ne pouvait ĂȘtre dĂ» au hasard, la rĂ©gularitĂ© des saisies parlait dâelle-mĂȘme.
Mais difficile dâexpliquer pareil accord Ă lâentourage⊠Câest ainsi quâun jour, lâune de ses cousines arrive devant lui en courant :
« Didier ! Didier ! Il y a un renard qui vient de prendre une de tes poules ! »
Et moi de poser la question :
« On est quel jour ?
â Samedi.
â Alors câest normal. »
Je sais quâelle sâen souvient encore, ayant trouvĂ© ma rĂ©ponse pour le moins⊠inattendue. Mais, malgrĂ© mon Ă©tonnement â encore lĂ aujourdâhui â, jâavais intĂ©grĂ© quâil venait se servir un samedi sur deux.
JâĂ©tais lĂ face Ă une rĂ©alitĂ©, face Ă des faits prĂ©cis qui Ă©taient quand mĂȘme trĂšs surprenants, et que je gardais du coup en moi. Jâai en tĂȘte la phrase de lâĂvangile : « Et Marie mĂ©ditait cela en son cĆur » concernant des Ă©vĂ©nements quâelle vivait. Câest un peu ainsi que jâai ressenti les choses. En questionnement intĂ©rieur. Ă essayer de comprendre pourquoi cela avait Ă©tĂ© efficace⊠car clairement, ça lâavait Ă©tĂ© ! La pĂ©riode dâaccalmie, sans aucun prĂ©lĂšvement, que je traversais avec mes volailles Ă©tait sans ambiguĂŻtĂ©. Et nous nâavions rien fait dâautre. Je notais dâailleurs que le pacte nâavait finalement pas Ă©tĂ© totalement respectĂ©. Ou plutĂŽt, quâil nâavait pas Ă©tĂ© reçu Ă la lettre, mais bien dans lâesprit, parce quâen donnant le feu vert pour quâil mange une poule tous les quinze jours, je pensais bien sĂ»r une poule toutes les deux semaines, soit quatorze jours⊠Ce que le renard traduisit directement ainsi, ses prĂ©lĂšvements dâune poule se dĂ©roulant avec prĂ©cision le samedi aprĂšs-midi⊠toutes les deux semaines.