Pour la plupart dâentre nous, chefs dâentreprise, nous nâavons pas peur du monde qui vient. Nous cherchons Ă le comprendre, Ă nous y adapter de façon positive car nous savons que câest collectivement que nous nous saisirons du meilleur, et que nous parviendrons Ă conjurer le pire.
La puissance de la technologie est le premier dĂ©fi concret, Ă la fois utile et pĂ©rilleux, que nous, dirigeants, devons relever. Mais jây associe cinq autres grands enjeux de plus long terme et incontournables, auxquels nous devrons rĂ©pondre. Ils ont partie liĂ©e : lâenvironnement, lâinclusion, la formation, la rĂ©gulation et le rĂ©veil volontariste du rĂȘve europĂ©en.
Ensemble, nous avons les moyens de nous adapter, dans le sens dâun progrĂšs partagĂ©. Mais, pour rĂ©ussir, il faudra lever lâobstacle que constitue la vieille hostilitĂ© de principe quâinspire lâentreprise en France. La vision pĂ©rimĂ©e, rĂ©trograde et conflictuelle dâun certain nombre dâenseignants, crĂ©e une sĂ©paration entre la jeunesse et lâunivers professionnel. Cette attitude ne nous aide pas Ă affronter le monde qui vient, surtout en pĂ©riode de crise. Face aux inquiĂ©tudes actuelles, nâoublions pas que lâavenir professionnel est un enjeu incontournable et prioritaire pour nombre dâenfants et leurs familles quels que soient leurs milieux, dĂ©favorisĂ©s ou non. Cette attitude est amplifiĂ©e parfois par celles de certaines de « nos Ă©lites », qui font force rĂ©fĂ©rence dans lâopinion publique : « Il y a en France un problĂšme dâinculture Ă©conomique, rappelait lâĂ©conomiste Philippe Aghion [âŠ] Cette inculture concerne jusquâaux Ă©crivains et autres personnalitĂ©s de lâintelligentsia qui interviennent Ă la tĂ©lĂ©vision. » (Les Ăchos, 11 avril 2018.)
Lâenjeu est le suivant : souhaite-t-on que lâenseignement au lycĂ©e fasse une place Ă lâentreprise ? Cela reviendrait-il automatiquement à « glorifier » la figure de lâentrepreneur ? Nous nâen demandons pas tant, seulement la possibilitĂ© dâapparaĂźtre (sans gloire) dans le champ des rĂ©alitĂ©s, parmi les acteurs de la vie Ă©conomique et sociale. Ce mĂȘme type dâenseignement ne parle pas non plus de lâentrepreneuriat, et il a aussi lieu de le dĂ©plorer. Mentionner et dĂ©crire « lâesprit dâentreprise » ou lâentrepreneuriat, ne revient pas Ă satisfaire quelque scandaleuse « pression patronale ». Lâentreprise nâest pas LE problĂšme ! Elle fait partie de la solution ! Il serait bon que dĂ©sormais, patrons et enseignants, nous allions tous dans le mĂȘme sens ! Celui de lâintĂ©rĂȘt commun de celles et ceux qui inventeront, ensemble, la sociĂ©tĂ© de demain, au-delĂ de leurs diffĂ©rences sociales et culturelles !
Jâadmets, cependant, que plus les entreprises sont grandes, plus on est tentĂ© de les voir ainsi. Lâopinion les soupçonne souvent dâĂȘtre complices dâun systĂšme qui pousse notamment au creusement des inĂ©galitĂ©s. Leur mauvaise rĂ©putation vient souvent du fait que certaines dâentre elles exercent une pression constante et exagĂ©rĂ©e sur leurs fournisseurs, petits ou moyens. Dans la grande distribution, en particulier, au nom de lâintĂ©rĂȘt du consommateur, les exemples abondent dâeffets en cascade. Ainsi telle sociĂ©tĂ© de lâagroalimentaire, pour amĂ©liorer ses marges, finira par sâapprovisionner en blĂ© en Ukraine plutĂŽt quâen France et malgrĂ© des normes environnementales et sociales plus permissives.
La pression sâexerce dans tous les mĂ©tiers. Les grandes entreprises imposent leur puissance au sein de leur Ă©cosystĂšme. Les grands groupes se sont focalisĂ©s sur ce quâils savaient faire de mieux, pratiquant ici et lĂ la sous-traitance, pour mieux contrĂŽler la valeur crĂ©Ă©e. Ă terme, ils deviendront une partie du problĂšme, sâils fragilisent Ă lâextrĂȘme leur chaĂźne de valeur sous lâeffet dâune volontĂ© de surprofit, de domination ou de pratiques discriminantes. Ă la poursuite permanente dâune rentabilitĂ© maximum, ces entreprises en oublient le respect de leur Ă©co- systĂšme. Ă lâavenir, les entreprises ne devront plus ĂȘtre ni complices ni victimes de ce dĂ©voiement.
Un Ă©lĂ©ment important est Ă ajouter. Une part de subjectivitĂ© affecte la perception que lâon a des grandes entreprises. Leur poids Ă©conomique, leur influence, leur pouvoir dâimposer des normes de production, associĂ©s Ă leurs positionnements et Ă leurs rĂ©putations les dĂ©signent comme responsables de premier plan, alors quâelles-mĂȘmes subissent des pressions trĂšs largement sous-estimĂ©es.
Nâoublions jamais que les grandes entreprises, elles aussi, sont fragiles. Beaucoup dâentre elles dâailleurs ont disparu. Hier, le couperet tombait sur les compagnies aĂ©riennes UTA (1990), Pan American Airlines et Eastern Earlines (1991), les hypermarchĂ©s Mammouth (1996). Depuis 1996, on ne revient plus chez FĂ©lix Potin, qui compta jusquâĂ 150 supermarchĂ©s et 800 Ă©piceries. Plus rĂ©cemment, Moulinex (2000), Compaq, PolaroĂŻd, les compagnies Trans World Airlines, Sabena (2001) et Aigle Azur (2019) sont allĂ©s au tapis. Le groupe français Alcatel a fusionnĂ© avec lâamĂ©ricain Lucent en 2006 avant dâĂȘtre absorbĂ© en 2015 par le norvĂ©gien Nokia.
Les grandes entreprises sont des gĂ©ants aux pieds dâargile, susceptibles de disparaĂźtre beaucoup plus vite dans le fracas du marchĂ© mondialisĂ©. SpĂ©cialement celles qui sont confrontĂ©es Ă la vague des transformations liĂ©es Ă lâenvironnement et Ă la technologie, sans parler des consĂ©quences quâentraĂźne la crise sanitaire provoquĂ©e par la Covid-19. FracassĂ©s, les secteurs du tourisme et de lâaĂ©rien en ont pris pour plusieurs annĂ©es. BoostĂ©es, les Amazon, Netflix, Tesla et autres « Big Tech » creusent leurs avantages en 2020.
Le « capitaliste » investit certes dans la perspective dâun gain, mais il ne gagne pas Ă tous les coups ! Dans le monde aux mille opportunitĂ©s dâaujourdâhui, il est heureux que des investisseurs se hasardent Ă prendre un risque que dâautres ne veulent pas ou ne peuvent pas supporter. Surtout si certaines dâentre elles veulent et peuvent transformer positivement, le xxie siĂšcle.
Lâentreprise est perçue et reconnue, avant tout, par la confiance quâelle est capable de produire. Câest lâobjet du combat que nous devons mener auprĂšs de tous les publics et de la sociĂ©tĂ© dans son ensemble. Mais lâenjeu est clair. Pour satisfaire la double contrainte : soutenabilitĂ© Ă©conomique et Ă©conomie durable, la vision stratĂ©gique des entreprises doit absolument changer. Les dirigeants ont la tĂąche extrĂȘmement difficile de prendre en compte toutes leurs parties prenantes ainsi que la chaĂźne de valeurs de leur business, pour mieux en gĂ©rer la complexitĂ©.
Environnement, inclusion, technologie, formation et rĂ©gulation : ces sujets sont bien sĂ»r abordĂ©s par les conseils dâadministration, mais hĂ©las, trop timidement ou trop superficiellement encore. Si lâenvironnement et le sociĂ©tal figurent au rapport annuel, ils tĂ©moignent souvent dâune approche de prĂ©vention des risques et apparaissent trop rarement sous leur dimension stratĂ©gique. En proportion, les conseils passent beaucoup plus de temps sur les aspects financiers, de communication ou de conformitĂ© que sur les sujets cruciaux qui prĂ©sident et sanctionnent leur avenir. Le niveau de conscience ou dâappropriation est incontestable mais reste insuffisant, le court terme paralysant trop souvent le long terme.
La composition des conseils dâadministration nây est pas pour rien. En France, singuliĂšrement, nos Ă©lites peinent Ă accepter un monde plus complexe, la diversitĂ© des points de vue, la nĂ©cessitĂ© dâaccueillir de nouveaux profils dâadministrateurs. De mĂȘmes origines sociales et partageant les mĂȘmes fondamentaux, ayant suivi les mĂȘmes cursus, elles vivent trop dans lâentre-soi pour prendre du recul, pour changer leur regard. Cet entre-soi est renforcĂ© par le fait que les uns et les autres se cĂŽtoient dans dâautres conseils dâadministration, et que sâinstalle une sorte de pacte de fair-play qui consiste Ă ne pas faire de zĂšle, Ă ne pas chercher des poux dans la tĂȘte de ses pairs.
Il est temps dâĂ©largir leur composition, par lâinternationalisation, par la « fĂ©minisation » et la diversitĂ© des parcours. Nous avons progressĂ© en France sur ce terrain-lĂ , mais nous devons aller beaucoup plus loin, notamment, sous lâangle des origines et des profils diffĂ©renciĂ©s rĂ©unis autour de la table. Les conseils gagneraient Ă attirer des entrepreneurs qui connaissent bien la technologie, lâenvironnement, les problĂšmes sociaux et sociĂ©taux.
Aujourdâhui encore, ils sont peuplĂ©s majoritairement de dirigeants, dâĂ©conomistes, de financiers, dâanciens Ă©lĂšves des grandes Ă©coles dâingĂ©nieurs ou de commerce. Un conseil dâadministration Ă©tant responsable des dimensions stratĂ©giques, il doit ĂȘtre trĂšs transversal et trĂšs pluridisciplinaire. Il a besoin de la diversitĂ© des origines, des compĂ©tences et des expĂ©riences. Câest par nos diffĂ©rences que nous pouvons trouver les meilleures solutions. Je suis convaincu que si les conseils dâadministration et les Ă©quipes de direction Ă©taient plus divers, sâils rĂ©unissaient des vĂ©cus diffĂ©rents, ils verraient bien mieux encore toutes les opportunitĂ©s stratĂ©giques qui sâoffrent Ă leurs entreprises.
Mais une question reste ouverte et non rĂ©solue : Ă quel niveau la pression doit-elle monter pour quâun conseil dâadministration se saisisse de la question du sens : « Comment pouvons-nous Ă©voluer positivement pour ĂȘtre reconnu publiquement demain, comme un acteur crĂ©ant un produit ou dĂ©livrant un service acceptable Ă©cologiquement et sociĂ©talement ? Bref, comme un acteur fiable, crĂ©dible, qui inspire confiance ? » JâespĂšre que vous avez la rĂ©ponse.
Les propositions du rapport Notat-SĂ©nard sur la finalitĂ© de lâentreprise, le principe des labels RSE, la proposition en faveur de nouveaux outils comptables, et la reconnaissance dâun statut du salariĂ© dont la voix compterait davantage, tout cela procĂšde dâune vĂ©ritable prise de conscience. Mais tout est encore trop lent ou trop timide. Et mĂȘme, si dĂ©sormais, on se prononce sur ces sujets, câest plus par rĂ©action que par conviction. Il faut se convaincre rapidement que ces enjeux sont essentiels car ils sont stratĂ©giques et nĂ©cessitent dâagir. Dans un proche, trĂšs proche avenir, ils ne seront plus des freins au dĂ©veloppement mais, tout au contraire, de prĂ©cieux avantages compĂ©titifs et des facteurs de succĂšs dĂ©cisifs pour les entreprises qui oseront franchir le pas.