La télévision québécoise: représentation et autoreprésentation lesbienne, bisexuelle et queer
TARA CHANADY
Rendre visible quoi, de quelle façon, dans quel contexte, par qui et pour qui? Pour les groupes minorisés, le dévoilement en dehors de la sphère de l’intime articule des enjeux d’existence et de reconnaissance sociale qui participent aux perceptions de leur réalité sociale. En plus de provoquer un sentiment d’isolement, le déni d’apparence (l’impossibilité de se faire voir et entendre) peut altérer le sens de soi des personnes, c’est-à-dire la conscience de ce qu’elles sont et de ce que les autres pensent d’elles. La visibilité publique et médiatique est de ce fait un enjeu politique qui peut influencer les paramètres de leur expérience quotidienne. En particulier, l’articulation des identifications LBTQ, voire lezbiqueer, à la télévision est reconnue comme centrale dans les processus d’autoreprésentation et d’autoreconnaissance des individus issus de la diversité sexuelle. Ne pas avoir honte, se reconnaitre, se sentir exister collectivement.
Si, depuis quelques années, la mise en visibilité de la diversité sexuelle à la télévision québécoise ne se limite plus au classique coming out d’un personnage lesbien isolé, différents enjeux de pouvoir cadrent cependant ces nouvelles visibilités. Réseau standardisé capitaliste excluant tout élément dissident, la télévision reproduit les normes hégémoniques qui formatent la diversité sexuelle. Elle est de ce fait considérée comme «l’un des plus importants appareils de la technologie moderne de la répétition genrée et sexuée». Dépassant une lecture binaire des représentations (bonnes ou mauvaises, réalistes ou irréalistes), les études télévisuelles queer s’intéressent précisément aux normes derrière la mise en scène de l’homosexualité au petit écran. Autrement dit, comment les relations romantiques ou sexuelles entre femmes y sont-elles construites? Quels éléments y sont rendus visibles? Quels discours identitaires y sont mobilisés?
Considérant le contexte québécois, je propose d’observer les transformations des signifiants accordés aux orientations sexuelles dans différentes productions télévisuelles récentes. Ce faisant, je m’intéresse à la fois à leur mise en scène (représentation et autoreprésentation), au contexte de leur production (commentaires de producteur·trice·s et d’acteur·trice·s) et à leur réception médiatique (articles de presse) pour saisir de façon plus complexe l’actualisation des normes dans leur contexte social. Quelles perspectives sur l’orientation sexuelle des femmes nous offre donc le paysage télévisuel québécois récent? J’interrogerai les processus de représentation identitaire à partir des théories des études culturelles, lesbiennes et queer de la télévision qui s’intéressent aux processus de signification et de resignification au sein de la culture populaire.
La fiction télévisuelle récente: réorienter les narratifs
Dans la dernière décennie, la représentation de la diversité sexuelle au petit écran québécois a connu une importante augmentation malgré l’absence toujours marquée de personnages racisés et diversifiés du point de vue de l’expression de genre. Si la visibilité de l’homosexualité féminine a évolué plus lentement que celle des hommes — cela a pris plus de dix ans avant qu’un personnage récurrent lesbien fasse suite à un personnage gai —, les années 2010 ont vu se multiplier rapidement les représentations lesbiennes, notamment par la télésérie Unité 9 (ICI Radio-Canada Télé, 2012-2019) qui en met en scène une dizaine. L’invisibilisation a ainsi graduellement cédé la place à la mise en discours d’une forme d’homosexualité normalisée, principalement cadrée par la jeunesse, la blanchité, la cisexualité et la monogamie. À ce sujet, certain·e·s auteur·trice·s ont souligné l’aplanissement de la figure lesbienne, resignifiée de façon conformiste, pour la rendre recevable dans l’espace public et médiatique. La mise en discours de la sexualité à travers les catégories universalistes de la blanchité occidentale et l’imposition d’un discours de coming out universel ont ainsi fait l’objet de plusieurs critiques concernant la reproduction de normes autour d’une sexualité dite «désirable». Certain·e·s ont semblablement dénoncé l’imposition d’une figure lesbienne «ordinaire, positive et normale», participant à la reproduction d’idéaux de féminité et de blanchité. La marchandisation de la culture populaire lesbienne, axée sur le divertissement et l’esthétique, s’est en somme accompagnée d’une invisibilisation des formes jugées non acceptables ou trop politiques, des espaces ou des enjeux lesbiens et queer qualifiés de plus subversifs.
Ainsi la minorité doit rester minorité. Il n’est pas question de déconstruire davantage les régimes de genre et de sexualité sur lesquels reposent nos sociétés: homme/femme, hétérosexualité/homosexualité. Une démarcation claire est aussi tracée entre l’hétérosexualité (présentée comme neutre) et l’homosexualité, le désir ne devant pas errer trop librement: le définir et le cadrer permettent de sécuriser les frontières entre soi et l’autre et d’ainsi apaiser les angoisses. Comme l’évoquait le chroniqueur Guy Fournier dans le journal le plus lu au Québec:
Quand je regarde notre télévision, en particulier celle de Radio-Canada, je trouve que les gens comme vous et moi cèdent graduellement la place à des personnages marginaux et à des histoires qui sont le lot d’une minorité plutôt que le lot de la majorité, plus silencieuse que jamais […]. Est-il encore possible de produire une fiction qui ne compte pas un gai, une lesbienne, un bisexuel, un transgenre ou un queer?
Une conception plus fluide de la sexualité commence cependant à traverser différents narratifs. Dans Unité 9, par exemple, l’univers de la prison dans lequel évoluent les protagonistes (par définition, un lieu de comportements «déviants») offre de nouvelles possibilités de visibilité et permet au désir d’éclater. Certains personnages, comme ceux de Michèle (Catherine Proulx-Lemay) et Shandy (Suzanne Clément et Catherine-Anne Toupin), expriment une multitude de désirs qui remettent en cause les normes sociales binaires en matière de genre. Si d’autres personnages, comme celui de Jeanne (Ève Landry), apparaissent exclusivement interpellés par les femmes, rares sont les mentions faites à une identité explicitement lesbienne ou bisexuelle. Ce sont là différentes manifestations queer du désir, qui ne s’arrête pas aux frontières corporelles binaires.
Dans la série jeunesse Jérémie (VRAK, 2015-2019), le personnage de Raphaëlle (Claudia Bouvette) exprime une attirance envers son amie Alexia (Marianne Fortier), une histoire éphémère qu’elle écourtera en raison de son incertitude. Célébration d’une fluidité sexuelle accueillie avec enthousiasme par son entourage? Démonstration hétéronormative d’une attirance lesbienne rapidement résorbée dans l’hétérosexualité? Le narratif reconduit en tous les cas le système normatif qui fait de l’exploration sexuelle le privilège des corps blancs, jeunes et féminins.
La populaire télésérie Fugueuse, la suite (TVA, 2018- ) pose autrement une critique de la nature stabilisante des étiquettes — la critique queer de la stabilisation de l’identité présentant celles-ci comme un «projet disciplinaire» qui restreint les modes d’être. Dans sa fugue, le personnage de Yohan (Pascale Drevillon) entame un processus de transition (se renommant Alexandra). Dans le quatrième épisode de la deuxième saison, alors qu’elle est questionnée sur son orientation sexuelle, elle répond:
— Bi, lesbienne, pan, trans, non binaire, créative… Nomme ça comme tu veux, ça t’appartient. Les étiquettes, c’est pour les straights qui n’ont pas d’imagination.
Quand elle développe une relation avec Daisy (Jemmy Echaquan-Dubé), une jeune fille autochtone qui fait référence à la bispiritualité, Alexandra lui révèle qu’elle est une fille...