1
L’événement, ce fut l’arrivée d’Alain. On résumera ici une histoire détaillée dans un ouvrage qui, sous deux titres successifs, a connu plusieurs éditions1. Alain avait 6 ans, l’âge de la scolarisation obligatoire, lorsque, après une première matinée d’école, l’institutrice convoqua ses parents. Malgré son retard de langage, son refus des contacts avec autrui, ses stéréotypies et ses rituels contraignants, ses hurlements au moindre changement dans ses habitudes et l’angoisse qu’il semblait exprimer et suscitait, par contagion, autour de lui, ses parents n’avaient jamais consulté un service spécialisé. Ils avaient renoncé à l’envoyer à l’école maternelle, sentant qu’on ne l’y tolérerait pas, mais espéraient qu’avec le développement du langage et l’apprentissage de la lecture tout rentrerait dans l’ordre. L’institutrice, débordée par l’agitation et les cris de l’enfant, mit les parents en demeure de rencontrer un psychiatre et les adressa au dispensaire. C’est ainsi que Jacques, qui venait de lire La Forteresse vide de Bruno Bettelheim, fit sa rencontre avec son premier enfant autiste, un syndrome alors mal connu, diffusé par le psychiatre américain Leo Kanner et qu’on incluait dans celui, plus vague encore, des psychoses de l’enfant. Les adresses à divers instituts médico-pédagogiques, pour venir en aide à des parents épuisés, se heurtèrent à des refus successifs. Alain n’entrait pas dans le cadre des enfants accueillis par les institutions médico-sociales existantes dans la région, qui recevaient essentiellement des trisomiques ou des enfants affligés de retard scolaire et d’instabilité, provenant souvent de milieux défavorisés économiquement et culturellement. Utilisant les ressources dont il disposait, se rappelant le Paul de son enfance et, plus proche, la petite fille de l’hôpital, il proposa à une famille avec laquelle il avait d’emblée sympathisé et dont la souffrance le touchait une sorte de bricolage. Il demanda à Annette André, qui venait d’arriver dans l’équipe et commençait à suivre quelques adultes, de rencontrer Alain quotidiennement pour une heure ou deux, à domicile ou au dispensaire, afin de soulager momentanément la mère et d’essayer de dialoguer avec l’enfant. Marie-Noël Redon, nouvellement recrutée, elle aussi, comme orthophoniste, s’efforçait deux fois par semaine de perfectionner un langage encore très élémentaire, limité à la répétition immédiate ou différée de quelques phrases entendues. Une fois par semaine, en compagnie de l’assistante sociale, Jacques se rendait chez les parents, le soir, pour échanger avec eux. Il ne leur avait pas caché le caractère expérimental du projet et ils avaient accepté de s’associer à une recherche. Dans une rencontre, elle aussi hebdomadaire, les quatre intervenants tentaient d’élaborer ce qu’ils avaient observé, ressenti et compris. Jacques ignorait alors que commençait pour lui une période de découverte et que ce « fait choisi », parmi d’autres possibles, allait orienter sa vie professionnelle et sa vie affective.
Quand Alain commença à parler autrement qu’en écho, il se forgea un langage personnel fait de mots accolés, l’adjectif venant s’adosser dans la continuité du substantif, le prédicat dans celle du verbe. Annette qui l’emmenait avec elle dans ses visites à d’autres patients devint « VoitureAnnettecassée » ; il se désignait comme « Alainfoutu ». Il vivait dans un monde continu, sans césure, où le sujet et l’objet, l’être et l’avoir, le général et le particulier s’absorbaient l’un dans l’autre. Une action défendue une fois devenait tous les interdits à la fois, et, quand il transgressait une règle, il se morigénait par un éternel « faut pas marcher sur les pelouses » dans lequel se confondaient toutes les recommandations qu’on avait pu lui faire. Toujours fixé à quelques menus objets, une petite voiture, des Lego qu’il manipulait sans cesse et dont l’absence, quand il les égarait, le plongeait dans des crises éprouvantes, il s’interrogeait sur ce qu’il appelait les « pourtenir » : le clou qui fixait une poignée de porte, les cerclages autour des tuyaux du chauffage central. Traduisant ces préoccupations en signe d’un vertige devant une aspiration par le vide et d’un anéantissement redouté, dont son attachement à l’immuable avait pour fonction de le prémunir, Annette s’efforçait de maintenir un rituel dans leurs rencontres. En même temps, dans cet univers uniforme, elle essayait d’introduire des différences, du « pas pareil ». Elle jouait avec lui à mettre, çà et là, le grain de sel de menues fantaisies. Entre leurs sorties, elle s’accordait quelques moments avec lui, au dispensaire, où elle lui racontait et l’incitait à raconter, par bribes, ce qu’ils avaient fait ensemble. Marie-Noël, quant à elle, de ses dessins informels gribouillés d’abord au hasard, faisait surgir des formes qu’elle nommait et l’invitait à nommer à son tour ; elle lui enseignait aussi les couleurs. Alain parvenait ainsi à discipliner l’inattendu par des mots puis des phrases et à ordonner le désordre de ses pensées. Accueillies dans une représentation verbale, les excitations qui traversaient son corps devant le moindre changement pouvaient être transformées et contenues, petit à petit prendre sens, s’articuler entre elles et être communiquées à autrui. Dans les rencontres à la maison, Jacques tentait de reconstituer, avec les parents, l’histoire d’Alain ainsi que les différentes stratégies inventées par le père et la mère pour l’aider. Comme il s’intéressait de manière obsessionnelle à son corps, sa mère s’était procuré un livre d’anatomie, où ils détaillaient ensemble les organes que l’enfant comparait à des machines. Les poumons étaient des soufflets, le cœur, une pompe. Le père, utilisant l’intérêt de son fils pour la mécanique, passait de longs moments avec lui à monter et à démonter de vieux moteurs ou à faire des aménagements dans la maison.
Les progrès d’Alain en langage, l’atténuation de sa terreur devant la nouveauté, une plus grande ouverture dans ses contacts avec les autres, faisaient espérer un retour à l’école. Jacques avait rencontré Hélène Boccard, institutrice d’une classe de perfectionnement composée d’une dizaine d’enfants en retard scolaire. Elle accepta, elle aussi, de tenter une expérience. Scolarisé au début à mi-temps, Alain, les premiers jours, n’acceptait de venir à l’école qu’accompagné d’Annette qui, assise à côté de lui, lui servait de protection. Elle put bientôt se retirer avec son autorisation après qu’il se fut livré à de curieuses manœuvres. Se dressant auprès d’Hélène, lui saisissant le menton et lui ouvrant grand la bouche, il regardait au fond de sa gorge et s’exclamait « Coucou Annette ». Ayant ainsi concrètement logé l’image d’Annette dans le sein d’Hélène, il put se passer de la présence de l’infirmière dans la classe qu’il fréquenta bientôt à plein temps et où il fit des acquisitions significatives. Par la suite, sans renoncer aux sorties, Alain continua à rencontrer Annette quatre fois par semaine, de plus en plus souvent dans un bureau du dispensaire, pour des séances à durée réglée où il pouvait commencer à parler de lui avec l’aide de jeux et de dessins. Annette rencontrait aussi la mère à domicile. Les séances avec Marie-Noël se poursuivirent pour enrichir le langage oral et perfectionner le langage écrit appris à l’école.
Jacques et ses collaboratrices avaient d’abord cherché dans le passé de la famille des éléments traumatiques qui auraient pu tenir lieu de cause. La suite devait leur montrer la vanité de cette quête, sa fonction de simple réassurance pour des soignants inexpérimentés en attente d’explication aux phénomènes auxquels ils étaient confrontés, leur inutilité pour soigner Alain et pour soutenir ses parents qu’il aurait été improductif et illégitime de culpabiliser. Jacques, lui-même dans ses débuts de psychanalyse personnelle, avait tendance à reformuler dans un vocabulaire œdipien le matériel apporté par Alain. Il voyait un précurseur du surmoi dans tel personnage, une ébauche d’interrogation sur la sexualité dans telle manipulation des petits jouets. Il apprit la stérilité des interprétations qu’il proposait à Annette et dont elle faisait, du reste, peu usage, préférant communiquer à Alain ce qu’elle comprenait et partageait de ses angoisses ou de ses joies. Avec les années, la « capacité négative », c’est-à-dire la tolérance à l’inconnu, voire à l’incompréhensible, s’accrut tandis que diminuait leur besoin de s’accrocher à une théorie de confection.
La scolarité se prolongea dans une section d’enseignement spécialisé de collège débouchant sur un apprentissage chez un artisan spécialisé en électronique qui travaillait pour les laboratoires de l’université. Passionné par les montages électriques, Alain avait inventé et construit une série de machines connectées entre elles, métaphore rassurante de son corps, dont il envahissait le domicile familial et qui avaient toutes en commun d’être aussi complexes qu’inutiles. Plus pratique, il devait se faire, en entrant dans l’âge adulte, une petite clientèle de réparateur de radios et d’électrophones dans le voisinage, une activité à laquelle les progrès techniques mirent malheureusement un terme. Il continua sa carrière dans un établissement d’aide par le travail, tout en bénéficiant du soutien de ses parents. Il a dépassé maintenant la cinquantaine. Son père est décédé, sa mère aujourd’hui invalide a dû recourir à un Ehpad. Assisté régulièrement par son frère, il vit de manière indépendante dans une petite maison que ses parents lui ont léguée, continue à travailler, a peu d’amis et se distrait les fins de semaine en parcourant les environs dans une voiture sans permis. Au collège, il était tombé amoureux d’une camarade ou plus exactement de ses cheveux. Il en avait gardé un goût pour les longs cheveux blonds épars sur les épaules des jeunes filles, qu’il caressait subrepticement dans le métro, ce qui lui valut quelques ennuis avec la police. Après maints rappels à l’ordre, il semble avoir abandonné ces pratiques. On ne lui connaît pas d’autre liaison. Jacques a continué à le recevoir de loin en loin pendant des années. Alain a gardé un contact épisodique avec Annette, aujourd’hui à la retraite, et reprend avec elle, lorsqu’il la rencontre, des souvenirs « Tu te rappelles… ». Témoin de son passé, Annette est, pour lui, un album de photographies qu’il se plaît à compulser et d’où émergent des détails frappants : un grain de beauté sur le nez d’un éducateur, un mot habituellement prononcé par un autre, un bouton sur le manteau d’une infirmière. Sa mémoire est peuplée d’images pointillistes, juxtaposées les unes à côté des autres, dont la précision efface parfois la cohérence. Connu plus tard, alors que l’institution s’était complétée, que des groupes étaient venus s’adjoindre aux thérapies individuelles, aurait-il davantage fluidifié sa pensée ? Il n’en reste pas moins le héros fondateur.
D’autres enfants étaient venus le rejoindre. Annette et Marie-Noël les prenaient en charge individuellement sur le même mode. Des instituteurs ou institutrices les intégraient dans leurs classes de perfectionnement. Jacques assurait son soutien aux parents. Dans un local annexe, aménagé par les parents, une garderie, le mercredi, avait été mise en place, ouverte aussi à des enfants moins perturbés. Des sorties à la campagne ou à la neige et, pour quelques jours, des camps, dans une maison de vacances de membres ou amis de l’équipe, étaient organisés quelquefois avec l’assistance d’autres infirmières ou psychologues de Santé mentale et communauté. Il arrivait que des enfants de soignants participent à la garderie, aux sorties et à ces camps, afin de stimuler les autistes, mais avec aussi le projet éducatif d’enrichir leur sensibilité et leur tolérance à l’anomalie. Un groupe de familles s’était constitué. Il se réunissait périodiquement au château de Chapeau Cornu pour une journée où, après un repas en commun, l’équipe soignante, éducative et pédagogique discutait longuement avec les parents, pendant que les frères et sœurs et quelques adolescents amis encadraient les enfants. Jacques avait demandé à sa fille Minnie de participer à ces activités. Devenue aujourd’hui médecin et mariée à un pédopsychiatre, elle reproche parfois à son père cette immersion précoce dans la folie où elle ressentait amèrement sa différence et ses difficultés à échanger avec les autistes. Il aurait fallu, regrette Jacques aujourd’hui, porter davantage attention à ce qu’elle éprouvait au lieu de se contenter de l’inclure dans un groupe d’enfants aussi étranges, avec la croyance naïve que la seule participation suffirait à banaliser leurs particularités et à développer son empathie pour leur mal-être. Plus tard, des groupes de frères et sœurs d’enfants psychiquement très perturbés et des interventions dans les classes où ces enfants étaient intégrés devaient rendre plus sensible au malaise induit chez un enfant normal par la confrontation avec la bizarrerie d’un frère ou d’un voisin de classe et à la nécessité d’élaborer ce malaise.
2
Une institution naissait. Constituée d’un faisceau de relations chaleureuses entre ses agents et les quelques familles, qui tissaient entre elles des liens amicaux, elle sécrétait peu à peu, outre une alliance, un embryon de théorie. C’est peut-être ce soubassement affectif des concepts qui donnait à cette théorisation du soin sa couleur spécifique. Influencé au départ par les travaux d’une chercheuse américaine, Margaret Mahler, Jacques voyait alors dans l’autisme un échec primordial des relations entre une mère et son bébé. La mère d’Alain racontait ainsi que, dès les premiers mois, Alain réagissait peu à son approche et qu’elle-même, devant cet échec, se sentait déprimée. « Ma dépression lui est passée dans le corps », ajoutait-elle avec tristesse. En plaçant Annette dans une position de médiateur, Jacques espérait aider Alain à se rapprocher d’un corps féminin qu’il ne parvenait pas à investir, et sa mère, à renouer un contact plus étroit avec un enfant que l’étrangeté de ces réactions lui avait rendu inquiétant. Le maternage de la thérapeute ne devait rester que symbolique, partiel, lacunaire et sur mesure, comme on l’avait appris dans le soin aux psychotiques adultes. Il ne s’agissait pas de remplacer la mère, mais d’ouvrir un chemin qu’elle et son enfant pourraient emprunter. D’où le travail parallèle avec les parents, où le père, qui avait parfois tendance à accaparer l’enfant dans une conduite réparatrice, trouvait sa place spécifique. Le modèle de la famille qui inspirait l’équipe était encore classique, et Jacques, persuadé que les soignantes de sexe féminin étaient plus aptes que les hommes à accueillir la détresse des enfants, n’avait pas encore été influencé par les études de genre ! Faut-il ajouter que même aujourd’hui, convaincu de la bisexualité de l’être humain et de l’importance des déterminants sociaux dans l’orientation des comportements sexués, il a de la difficulté à nier celle d’un fond biologique inné lorsqu’il voit émerger précocement, chez telle de ses petites-filles, des capacités de séduction évoquant davantage, à ses yeux, le charme d’une figure féminine que la virilité d’un joueur de rugby !
La collaboration de l’infirmière et de l’orthophoniste, expérimentée avec Alain, devenait un modèle pour les nouveaux clients. L’écart entre les deux interlocutrices, le fait que l’une s’intéresse davantage à l’expression des émotions qui secouaient le corps, l’autre à l’organisation de la pensée à travers la possibilité de catégoriser les formes, les couleurs et la saveur des objets et de les désigner par des mots articulés entre eux, mettait de la différence dans un flux homogène de sensations partagées. Étayées par les réunions d’équipe, mais aussi par l’amitié qui les liait, elles évitaient de trancher le monde en parties qui ne communiqueraient pas entre elles : le sensoriel et le verbal, l’affectif et le cognitif. En présence de l’une, il était possible d’évoquer l’autre, car l’une avec l’autre avaient coutume d’échanger leur souci des enfants. « Pour soigner un psychotique, il faut être au moins deux, c’est-à-dire une institution », leur avait dit un psychanalyste, André Green. Cette dualité initiale fut étendue par la suite à un réseau de partenaires. L’introduction des enseignants avec l’inclusion à l’école, la présence des enfants normaux, l’utilisation des camps de vacances, des structures de loisir et de culture de la ville, plus généralement l’insertion dans la cité ainsi que les rencontres avec la famille, ont contribué à faire du soin psychique une activité dont la spécificité ne peut s’appréhender comme une forme qu’en se détachant sur un fond qui la fait ressortir. Cette perspective inspirée de la Gestalt psychologie (à distinguer de la Gestalt therapy de Fritz Perls) est toujours restée, pour Jacques, un élément essentiel de réflexion. Elle l’a conduit à élargir le champ de la psychothérapie institutionnelle. Cantonnée au début aux soins en milieu résidentiel, cette pratique lui est apparue convenir aussi aux soins ambulatoires qu’il mettait en place. Dans le terme d’institution, il a appris à distinguer, avec François Tosquelles, l’instituant et l’institué. L’institué, c’est l’établissement, dans toutes ses variétés, résidentielle, semi-résidentielle, ambulatoire, l’instituant, c’est le réseau de relations constitué autour d’un projet commun ainsi que la théorie qui le soutient et fait de lui un contenant organisateur dans lequel viennent prendre place et sens les rencontres, les séparations, les incidents qui rythment la vie quotidienne partagée entre soignants, soignés, familles et contexte social. Pour désigner cet organisateur, il a parlé d’« institution mentale ».