La Révolution française a laissé un héritage direct dans les systèmes juridiques et judiciaires de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest. Le Luxembourg fait sans aucun doute partie de ceux-ci. Les idées des Lumières ne sont pourtant pas accueillies avec ferveur dans le Duché, un territoire essentiellement rural et replié sur lui-même, qui constitue au moment du soulèvement français une des dix provinces des Pays-Bas autrichiens. Son réseau de transports est peu développé et sa seule ville, la capitale de 8500 habitants, ne connaît point de bourgeoisie sensible aux écrits des philosophes.1 Les familles nobles sont quant à elles peu nombreuses et ont déjà perdu une grande partie de leurs privilèges, notamment l’exemption d’impôts. Les paysans de la province de Luxembourg souffrent ainsi moins du régime seigneurial que leurs homologues français. Ils sont d’ailleurs profondément catholiques et hostiles au principe révolutionnaire de séparation entre l’Église et l’État.2
C’est donc de manière forcée que la population luxembourgeoise se voit confrontée aux chamboulements politiques, sociaux et juridiques entraînés par la Révolution lorsque la France commence la conquête du Duché en 1794. Sur le plan de la justice, les événements de 1789 donnent lieu à un système plus lisible et humain que celui connu sous l’Ancien Régime.3 L’Assemblée constituante tient compte des critiques émises par les philosophes des Lumières, qui pointent du doigt le manque de rationalité de la justice royale et seigneuriale, son éloignement des populations rurales et ses peines arbitraires. Les nouveaux principes régissant la justice répondent également aux attentes des Français, qui ont dans leurs 60.000 cahiers de doléances revendiqué la suppression des justices seigneuriales, la création de tribunaux locaux gratuits et l’abandon des peines cruelles. Par conséquent, il est établi un modèle judiciaire fondé sur la souveraineté du peuple et la protection des libertés individuelles. Cette nouvelle organisation judiciaire est aussi introduite dans les neuf « départements réunis », c’est-à-dire dans l’ancienne principauté de Liège et les Pays-Bas autrichiens, dont le Duché de Luxembourg faisait partie. Sous le Consulat et l’Empire, elle sera réformée, mais un grand nombre des acquis de la Révolution se révèleront irrévocables. Ces deux régimes politiques laisseront quant à eux une empreinte durable avec la mise en place d’une organisation judiciaire hiérarchisée, ainsi que divers codes de loi créés sous l’impulsion de Napoléon Bonaparte. La période 1795-1814 est par conséquent à bien des égards fondatrice du droit et du système judiciaire que le Luxembourg, mais également la Belgique, connaissent aujourd’hui.
1 Le modèle judiciaire libéral issu de la Révolution française
Le désir de rupture avec l’Ancien Régime se manifeste en France dès les premiers jours et mois de la Révolution, entre autres avec la prise de la Bastille, forteresse royale utilisée comme prison et symbole de la justice arbitraire du roi. Aux yeux des États généraux, déclarés Assemblée nationale constituante en juin 1789, la nécessité de réformer la justice est évidente. Dès le 17 août 1789, l’avocat et député du Tiers état Nicolas Bergasse présente à l’Assemblée les principes à suivre dans la nouvelle organisation du pouvoir judiciaire : la justice doit émaner exclusivement de la nation, le pouvoir judiciaire doit être séparé des pouvoirs législatif et exécutif, et il doit être invocable par chaque citoyen.4 Le 26 août 1789, la Constituante promulgue la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui institue trois principes clés constituant encore de nos jours des fondements de la pratique judiciaire : « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi » (art. 7) ; « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires » (art. 8) ; et « tout homme [est] présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable » (art. 9).5 Puis au printemps 1790, l’Assemblée décide de revoir l’organisation de la justice de fond en comble. Au bout de cinq mois de travaux, elle adopte la loi sur l’organisation judiciaire, qui réforme de manière radicale les structures juridictionnelles françaises.6 Les juges sont désormais élus par les justiciables et ne peuvent d’aucune manière participer à l’exercice du pouvoir législatif. Les citoyens sont tous égaux devant les tribunaux et l’accès à la justice est gratuit. Les plaidoyers, rapports et jugements doivent être publics.
Une des innovations les plus importantes de la nouvelle architecture judiciaire consiste en l’instauration de justices de paix, qui remplacent les justices seigneuriales. Élus pour deux ans, les juges de paix sont responsables pour statuer sur les affaires civiles et pénales de la vie quotidienne, tels que les dommages faits aux champs, fruits et récoltes, les usurpations de terres, les injures verbales, etc. Leur principale fonction est de proposer aux populations rurales une justice de proximité, conciliatrice, rapide et peu onéreuse, telle qu’elle a été réclamée dans les cahiers de doléances. D’ailleurs, ils ne sont pas obligatoirement des magistrats professionnels, mais des hommes de bon sens et d’expérience.7 L’appel des jugements rendus par les juges de paix est porté devant un des nombreux tribunaux de district, qui statuent en première instance sur les affaires en toutes matières, à l’exception des affaires de commerce. En appel, ils jugent les affaires d’autres tribunaux de district. Ce système d’appel circulaire, qui n’existe plus de nos jours, a pour origine le souhait de la Constituante de ne pas instituer de tribunal supérieur surpuissant. C’est pour cette même raison que le tribunal de cassation, qui est créé trois mois plus tard,8 a des pouvoirs limités et ne juge pas le fond des affaires. Composé de quarante-deux juges élus, il doit seulement empêcher les autres juridictions de violer la loi et assurer une harmonie jurisprudentielle sur le plan national. Lorsqu’il procède à la « cassation » d’un jugement, l’affaire est renvoyée pour jugement final devant un autre tribunal.
2 La mise en place du modèle judiciair...