La loi des fuites
« Allez-y, tuez-moi. Comment voulez-vous appliquer la loi des fuites ici ? Le terrain est plat… »
Eliseo, ancien migrant
La lumière douce et épaisse agit comme un baume sur les nuques des expulsés, mais ils ne réagissent pas. Tant qu’ils n’auront pas enlevé ces joggings gris, leur corps restera endormi.
Ils marchent comme s’ils étaient encore dans le royaume de la lumière artificielle et des nouilles sans sel. L’opération Retour à l’expéditeur se termine au Honduras avec des paires de menottes alignées au pied de l’avion. Une mise en scène qui met en colère sœur Valdette.
Cette religieuse brésilienne dont la mission est de s’occuper des déplacés d’Amérique latine marche à grands pas sur la piste d’atterrissage en laissant éclater sa colère :
– Les Salvadoriens ne permettent pas que leurs citoyens soient traités comme des délinquants ! Les Colombiens réclament leurs droits haut et fort ! Mais les Honduriens ne disent jamais rien, ils se sentent toujours en tort !
En à peine dix minutes, les expulsés ont quitté l’aéroport de Tegucigalpa, laissant derrière eux des cartons. Une bande d’enfants est déjà en train de les fouiller. À l’intérieur, toujours la même chose : des bibles et des tongs. Une petite fille s’assoit par terre avec un tas de bibles. Elle vérifie que les pages ne sont pas arrachées. À la fin, elle en embarque trois.
– Elle va les revendre à des missionnaires évangélistes, dit Omar, l’assistant social.
Le jeune homme au crâne rasé arpente le parking, un téléphone sans fil sous le bras. Regard doux derrière ses lunettes cerclées de fer, il semble indifférent à la détresse de la femme qui lui emprunte son téléphone. Elle nous tourne le dos pour composer un numéro, je l’entends ravaler sa salive puis raccrocher.
Elle rend le téléphone avant de repartir en boitillant. Omar m’explique que cette femme est signalée. Un gang veut sa peau et dans une tentative pour ne pas se faire expulser, elle s’est esquinté le pied. Il ajoute que des expulsés menacés de mort, il en voit souvent.
À cause du prix de l’essence qui ne cesse d’augmenter et de la guerre des bus, la plupart des habitants de Tegucigalpa se déplacent à pied ou à moto. Omar accepte de me déposer avec sa moto dans le centre-ville. Les routes sont sinueuses, la capitale du Honduras est construite sur des collines. Il suffit de grimper un peu pour avoir l’impression de se trouver à la même hauteur que les hélicoptères de l’armée.
– Ils sont censés être là pour la sécurité mais, en réalité, ils nous surveillent…
Omar souligne que la violence politique existe bel et bien, mais qu’elle est camouflée par celle des gangs et des narcos.
Au fond de mon sac, j’ai un agenda avec les numéros de téléphone des familles de sans-papiers rencontrées à Arlandria. Après la grisaille endormie, cette lumière dorée me met dans un état d’euphorie, mais il ne faut pas oublier le danger : la plupart des passants sont armés et ils ne s’en cachent pas. Les rues du centre-ville sont saturées de graffitis.
– Après le coup d’État de 2009, la blessure ne s’est pas refermée. Ces graffitis sont la radiographie du pays, dit Omar.
En apprenant que j’ai rendez-vous avec les fils d’Olympia dans un fast-food, il démarre au quart de tour :
– Quelle belle façon de dépenser les dollars de leur mère, en s’empiffrant !
Dans le centre-ville, il n’y a pas un seul café, juste des fast-foods. La rue commerciale où Omar me dépose pourrait se trouver dans n’importe quel centre-ville de la planète sauf que je sens la peur des passants à leur façon brusque de marcher.
Une jeune femme sort furtivement une liasse de billets planquée dans les couches de son bébé. Je me dis que les fils d’Olympia devaient avoir à peu près le même âge quand la détresse économique a chassé leur père puis leur mère. Au Honduras, on appelle les enfants de migrants les orphelins de parents vivants.
Carlos, un adolescent maigrichon aux yeux noirs et aux traits fins, demande à voir une photo de sa mère. J’en retrouve une sur mon portable. Raul, son grand frère, est resté debout et la regarde aussi. Mais la photo n’est pas un portrait. En l’agrandissant, le visage de leur mère n’est qu’une touche de Tipp-Ex.
Quelle cruauté d’avoir montré cette photo. Je n’aurais jamais pensé que Carlos et Raul n’avaient jamais eu l’occasion de voir le visage de leur mère en une décennie !
Carlos continue de fixer la photo, il n’a pas encore touché à son burger. Raul s’est éloigné pour passer un coup de fil. Autour de nous, des enfants se roulent dans des piscines de boules colorées.
Les fils d’Olympia sont venus au rendez-vous accompagnés de leurs tantes et de leurs cousins. L’un s’interroge, trouvant bizarre qu’Olympia m’ait dépêchée au Honduras comme ça, sans donner de nouvelles… Fait-il allusion aux portables et autres baskets dernier cri que la famille s’attend à recevoir des États-Unis ?
Carlos sent bien que je suis mal à l’aise, il tente de me faire la conversation et me parle d’études de droit. Raul voudrait suivre des études de commerce. Je pense déjà au coup de fil que je passerai à Olympia pour la rassurer. Je lui dirai que non, ses garçons ne partiront pas sur les routes sur un coup de tête. C’est la hantise d’Olympia depuis qu’elle entend au bout du fil leurs voix en train de muer, annonçant leur entrée dans l’âge de la migration.
Pendant dix ans, elle a puisé ses forces dans ces appels quotidiens où elle pouvait entendre la voix de ses enfants, mais aussi les bruits de sa maison et parfois de sa rue. Depuis que ses fils sont entrés dans l’adolescence, elle sent une pression derrière chaque mot échangé. Elle raccroche à chaque fois en tremblant, comme si elle avait fait un bras de fer avec le temps.
Raul l’aîné est justement avec sa mère au téléphone. Il me passe Olympia. Et là je n’en reviens pas. Elle me supplie de lui ramener ses enfants :
– Je te demande juste de les mettre dans le bon bus, de t’asseoir à une distance de deux sièges derrière eux pour les surveiller. Je te paierai bien, tu ne risques rien !
– Tu ne risques rien !
Je pense à Dilcia, une activiste hondurienne rencontrée à Washington. Elle avait fui le Honduras avec ses fils. L’un a été torturé avec sa baby-sitter en représailles à la participation de sa mère à une Gay Pride.
Je repense aussi aux propos d’Omar sur la violence politique camouflée derrière celle des gangs et des narcos.
Je n’ose pas imaginer ce qui m’attend si on me prend pour une trafiquante d’enfants…
Raul me dit que j’ai l’air fatiguée, qu’il va me raccompagner. Lui aussi se déplace à moto. Pendant le trajet, il me pose des questions sur sa mère. Je n’ose pas lui dire que celle qui l’appelle tous les jours pour lui raconter un nouvel épisode de la saga du cheval qui rit ne bataille pas avec une gringa capricieuse qui l’obligerait à passer du gel dans les crinières de ses chevaux, comme il le croit.
Alors que Raul descend les ruelles à toute blinde, les silhouettes des passants dessinent une farandole criarde. Je revois les tee-shirts bariolés des frères, des sœurs et des neveux d’Olympia dans le fast-food jaune et violet. Dans cette lumière mordorée, je ressens sa solitude comme une morsure. Elle qui chaque jour se débat avec des enragés, espérant un boulot journalier sur un parking verglacé, alors que sa famille restée au Honduras attend ses dollars sans se demander si elle a un toit. Où elle habite. Si quelqu’un lui dit bonjour, bonne nuit.
Devant la Bibliothèque nationale, je...