1
All you Need
Is Love*
Valérie
There’s nothing you can do that can’t be done
Nothing you can sing that can’t be sung
It’s easy! All you need is love
Love is all you need
The Beatles
*Tu n’as besoin que d’amour
Je les ai aimés tout de suite, dans cette salle des fêtes trop grande, où ils regroupent les chaises dans un coin pour répéter, et surtout pour se tenir chaud, être bien collés les uns aux autres. Ça papote, ça râle, ça glousse, ça persifle un peu, ça rit aux éclats ; ça part dans tous les sens. Nathalie, leur cheffe, une gamine qui pourrait être leur fille, les maîtrise avec patience, souplesse et dextérité, sans les braquer – il faudrait être folle pour braquer des rockeurs – mais sans trop leur lâcher la bride non plus. C’est le bazar, ça ne ressemble à rien, elle annonce un titre et un tiers d’entre eux proteste, le deuxième tiers se réjouit, pendant que le troisième prépare docilement la fiche qui correspond à la chanson.
Puis ils se mettent à chanter, et c’est comme un petit miracle : ils ont 15 ans, une banane d’enfer, les yeux qui brillent et les hanches qui gigotent. Ils sont ensemble, vraiment, même quand ça déraille un peu. Ils sont heureux, joyeux, vigoureux. Épatés eux-mêmes d’être aussi épatants. Ils déménagent. Ils n’ont plus d’âge…
Comment fait-on le portrait d’une chorale de baby-boomers ? En l’écoutant, bien sûr. Et puis en s’attachant à chaque histoire, à chaque murmure, aux silences, aux douceurs, aux blessures. Les Salt and Pepper, ce sont trente-huit vies et mille et une autres. Des bavardes, des taiseuses, des bruyantes, des discrètes, des secrets bien chuchotés, des souvenirs précieux, des engueulades, des embrasements et des moments de grâce.
J’ai gardé le meilleur. J’ai choisi, volontairement, de montrer ce qu’ils ont de plus beau. De plus puissant, de plus enragé, de plus rock : leur énergie, leur désir de vie, leur humanité. Ce livre est un recueil parfaitement subjectif et pointilleusement incomplet qui raconte les plus beaux éclats de cette drôle de bande de Dunkerquois, retraités, rockeurs, choristes, qui ont décidé que le show must go on, et que la vie est trop belle – ou trop dure, ou trop courte, ou trop bizarre, ou trop précieuse, ou trop fragile – pour ne pas la chanter. La swinguer. La groover. La rocker.
Alors voilà, ils sont là. Presque tous. Chacun à la mesure de ce qu’il a bien voulu dire. Pour raconter l’histoire de ce chœur si singulier, et de chacun de ces cœurs que la vie a chahutés. Les Salt and Pepper, c’est un groupe de « vieux » rockeurs hors du commun mais qui nous ressemblent, pourtant. Beaucoup. Quels que soient notre âge, notre histoire et nos goûts musicaux, il y a dans cette chorale des éclats de chacun d’entre nous, que racontent toutes les chansons et tous les chanteurs, de Luis Mariano à Nina Hagen, de Plastic Bertrand à Mick Jagger, d’Alain Souchon à John Lennon : comme nous tous, les Salt and Pepper sont une petite foule sentimentale, attirée par les étoiles, qui a soif d’idéal. Et, parce qu’ils ont déjà une longue vie parfois bien accidentée derrière eux, ils savent mieux que quiconque que all (they and) we need is love. And rock’n’roll, évidemment.
2
Utile
Nathalie
Je veux être utile
à ceux qui m’ont aimé,
à ceux qui m’aimeront et à ceux qui m’aimaient.
Je veux être utile
à vivre et à chanter…
À quoi sert une chanson si elle est désarmée ?
Julien Clerc
Quand je les ai rencontrés, j’étais toute petite et pas du tout cheffe. Mon métier à moi, c’est chanteuse. Mais quand on m’a appelée pour me proposer ce boulot, mon cœur a fait boum. À la fois de peur et d’envie. J’ai dit oui d’abord et réfléchi après. Beaucoup, beaucoup : je ne les connaissais pas. Et je ne voyais pas bien comment embarquer toute une chorale dans un univers rock. D’ailleurs, pour commencer, qu’est-ce que j’allais bien pouvoir leur faire chanter, le jour de notre première rencontre ? J’ai opté pour une chanson ultra-connue que je maîtrisais bien pour l’avoir réarrangée afin de la chanter en duo : « Stand by Me » (« Reste près de moi ») de Ben E. King.
Je suis arrivée vers eux le cœur grand ouvert et le sourire explosé par un monstrueux bouton de fièvre, symptôme de mon stress absolu : ils étaient trente, j’étais toute seule, ils attendaient de moi que je fasse avec eux un truc que je n’avais jamais fait avec personne, et eux non plus. Je n’avais aucune idée de la manière dont j’allais m’y prendre, ni dont la sauce allait prendre.
Je les ai trouvés cools, tout de suite. Vivants, attachants, partants, multiples. Une jolie petite bande d’individualités qui ne demandaient qu’à pétiller. J’ai eu immédiatement, vraiment, vraiment envie de faire de la musique avec eux. Restait à trouver comment : j’étais complètement à côté de la plaque avec mon « Stand by Me ». Ça ne leur allait pas du tout, trop compliqué, trop doux, pas assez structuré… Mis à part le message subliminal – je souhaitais déjà ardemment que nous restions ensemble, eux et moi –, je devais revoir ma copie.
Je n’avais jamais dirigé, et la plupart d’entre eux n’avaient jamais chanté. On s’est fabriqués ensemble, en tâtonnant de répétition en répétition. Je voulais qu’il se passe quelque chose entre eux, et aussi entre eux et moi. Ça a marché tout de suite : un joyeux bordel que j’ai appris à dompter l’air de rien, histoire de rester cheffe sans devenir le kapo que je ne suis pas. Ça en énerve certains, qui rêveraient que j’aie plus de poigne, mais ça en préserve d’autres qui ne supporteraient pas de se sentir matés… C’est une des premières choses que j’ai apprise avec les Salt and Pepper : impossible d’obtenir une quelconque unanimité. Et ça a commencé immédiatement : certains voulaient des partitions, d’autres des textes annotés ; la plupart ne lisent pas la musique et perçoivent assez mal la justesse – ou pas – de leur voix.
Alors, je me suis basée sur leur énergie. La première chose à faire était de leur trouver un répertoire adapté. J’ai appris à arranger, pour eux, en gérant mes frustrations et les leurs : il y a plein de morceaux dont j’ai envie, ou bien qu’ils me réclament, mais qui seraient trop compliqués. Comme le dit si bien l’un d’entre eux, c’est complètement antinomique, « chorale » et « rock » ! Les syncopes, les rebonds qui sont l’essence même de cette musique, c’est bien trop difficile pour cette joyeuse bande d’amateurs. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir de vrais moments de grâce, lumineux et magiques ! Lorsqu’on a attaqué « Creep », de Radiohead, ils ont été fulgurants, planants, épatants. Ils l’ont apprise en deux temps trois mouvements, et la chantent avec une émotion qui me bouleverse encore et encore…
Je n’étais pas préparée à une aventure pareille. Je suis la petite dernière d’une famille très, très nombreuse ; une « fille de vieux », en quelque sorte. J’ai eu la chance d’être encouragée à suivre ma voie, et ma voix, même si ça n’était pas du tout la culture de notre milieu. Et je suis restée très proche de mes parents, dont je prends soin le mieux possible. Je crois que c’est aussi par ce chemin-là, si intime et si sensible pour moi, que les Salt and Pepper m’ont attrapée : je pourrais être leur fille. Et je ne veux pas qu’on se résigne. Même quand on est vieux. Même quand on est fragile. Même quand on est usé. Même quand on trimballe des chagrins incommensurables. La vie est belle jusqu’au bout, et peut réserver des surprises étonnantes. Moi, je suis chanteuse : je crois dur comme fer que produire cette résistance-là est la principale utilité de la musique…
J’étais en train de faire une vacation au Club Med quand on m’a proposé cette mission. Ça devait durer six mois, se terminer par un petit concert de clôture, et fin de l’histoire. J’avais d’autres projets – des groupes, un duo acoustique, une formation de ska festif ; une vie de chanteuse, quoi ! – mais quand même, je dois l’admettre : j’avais l’impression de tourner un peu en rond. Ma rencontre avec les Salt and Pepper a été une sorte d’accélérateur de ma vie professionnelle, qui est devenue un véritable tourbillon ! Je pense qu’ils me portent autant que je les porte. Depuis que je les connais, j’ai repris, et achevé, mes études de jazz vocal au conservatoire de Lille. Je me suis formée à l’université en psychopathologie de la voix et en sonothérapie. Et j’ai chanté ou fait chanter plein d’autres groupes. Mais eux, c’est pas pareil…
Dès le début, j’ai considéré les Salt and Pepper comme l’un de mes groupes : je pensais la construction du répertoire avec eux, et aussi les arrangements quand je manquais d’inspiration, parfois. Cette attitude de partage n’a pas ai...