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- 133 pages
- French
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eBook - ePub
Je n'ai plus peur
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Table des matiĂšres
Citations
Ă propos de ce livre
Jamais encore Jean-Claude Guillebaud ne s'Ă©tait livrĂ© avec tant de confiance. Il touche au plus profond. Ses questions, ses peurs et ses blessures sont les nĂŽtres. Alternant l'aveu intime et la rĂ©flexion, son itinĂ©raire nous Ă©claire sur nous-mĂȘmes. PortĂ© par la joie, ce livre en appelle, page aprĂšs page, Ă 'l'enchantement d'ĂȘtre vivant'.
Foire aux questions
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Informations
Sujet
Sciences socialesSous-sujet
Biographies de sciences sociales1
Pourquoi passer aux aveux ?
Jâai choisi dâappeler ce livre « Je nâai plus peur ». Câest surtout lâadverbe plus quâil faut entendre. Ă lui seul il indique que des peurs mâont longtemps habitĂ©. De loin en loin, elles me narguent encore, comme des ennemies repoussĂ©es, mais jamais complĂštement vaincues. Pourquoi le nierais-je ? Lâoptimisme tĂȘtu qui Ă©claire ma vie nâest pas une donnĂ©e naturelle, un privilĂšge physiologique dont le sort mâaurait pourvu Ă la naissance. Mon ADN nâen porte pas la trace. Il nâest pas congĂ©nital. Il est le produit dâune histoire, avec ses dĂ©tours, ses larmes et ses impasses. Il a connu des batailles, quelques dĂ©faites et des ressaisissements. Quant Ă la nappe dâespĂ©rance oĂč sâabreuve mon optimisme, elle nâest pas un cadeau religieusement reçu et engrangĂ© pour toujours avec la foi chrĂ©tienne qui viendrait garantir Ă vie cette vertu thĂ©ologale. Lâalchimie qui a permis son existence est plus fragilement humaine quâon ne lâimagine. Il y a lĂ -dessous quelque chose qui participe de lâenfantement, douleurs comprises.
Oui une joie mâhabite aujourdâhui et me fait tenir debout. Elle nourrit ce que Jean-Paul Kauffmann, dans sa geĂŽle de Beyrouth, appelait « lâenchantement dâĂȘtre vivant ». Du fin fond de son enfermement, Kauffmann se rĂ©citait Ă lâĂ©poque un vers de Jules Supervielle : « CâĂ©tait le temps inoubliable oĂč nous Ă©tions sur la terre2 ». Cet Ă©blouissant rĂ©flexe de survie sâaccompagnait dâune mĂ©ditation obstinĂ©e et modeste. Si jâĂ©voque dans ces pages mes peurs et mes blessures, ce nâest pas pour exhiber ce quâAndrĂ© Malraux appelait « un misĂ©rable petit tas de secrets ». Il sâagit plus simplement de dire comment je suis venu Ă bout de ces peurs, et de quelle façon on arrive toujours Ă vaincre ce qui nous terrorisait.
Ces peurs surmontĂ©es ont fait naĂźtre une espĂ©rance que tout mâinvite Ă partager. Regardons les choses en face : lâespĂ©rance devient une denrĂ©e rare en Europe. Pire : ce viatique sâamenuise plus vite que le travail, les emplois disponibles, la puissance industrielle ou les anciennes sĂ©curitĂ©s dĂ©mocratiques. Et ce nâest pas peu dire. La peur du lendemain et celle du manque, voire du dĂ©clin, viennent dĂ©jĂ gĂącher nos rĂ©veils et assombrir nos journĂ©es. Mois aprĂšs mois, les statistiques nous accablent et le chĂŽmage gagne. Peut-ĂȘtre devrons-nous un jour partager â pour de bon â le travail et les emplois ? On en discute depuis longtemps. Câest affaire dâexperts et dâĂ©conomistes.
Une chose me paraĂźt beaucoup plus urgente : il faut partager ce quâil nous reste dâespĂ©rance. Faute de cela, aucune survie collective ne sera jamais possible. Sur ce terrain, comme on le sait, lâinjustice est flagrante. Certains ont encore en eux une flamme assez forte pour Ă©clairer la grisaille de ce temps, dâautres nâont plus la force dâimaginer ne serait-ce que le surlendemain. En Ă©voquant cet impĂ©ratif de partage, je ne joue pas au boy-scout, et encore moins Ă cette « belle Ăąme » que lâironie dâHegel assimilait Ă un « souffle inconsistant ». Je ne fais pas lâun de ces vĆux pieux qui nâengagent Ă presque rien.
Je songe Ă des choses beaucoup plus concrĂštes, physiques, jâallais Ă©crire charnelles. Jâimagine par exemple ce que font des assiĂ©gĂ©s â ou des naufragĂ©s â quand, au bord du dĂ©sastre, ils rĂ©partissent entre eux les derniĂšres gorgĂ©es dâeau potable. Les lĂšvres sont sĂšches. Les poumons sont en feu. Il sâagit tout bonnement de ne pas mourir de soif. Une telle nĂ©cessitĂ© a vite raison des Ă©gotismes ordinaires et des coquetteries courantes.
Nous en sommes lĂ !
Un dĂ©senchantement mortifĂšre sâĂ©tend comme un brasier sur le vieux continent europĂ©en. Rien ne semble pouvoir lâarrĂȘter. JusquâoĂč ira-t-il ? Que ferons-nous quand il aura tout brĂ»lĂ©, dĂ©gageant la voie aux barbaries politiques qui, embusquĂ©es, comptent bien tirer profit du dĂ©sastre. Que ferons-nous ensemble quand personne ne croira plus en rien ? VoilĂ des annĂ©es que jâĂ©cris des livres pour conjurer ce sombre futur, toujours possible et, vaille que vaille, pour Ă©voquer lâespĂ©rance, obstinĂ©e, aguerrie, qui habite toujours quelques-uns dâentre nous. Câest elle quâil nous faut maintenant partager en toute hĂąte, comme on prĂ©pare un contre-feu pour stopper lâincendie.
*
* *
Dans les pages qui suivent, ce sont bien mes paniques, mes faiblesses, mes blessures que je passerai en revue. Il ne sâagit pas de glorifier un mĂ©rite mais dâĂ©voquer quelques leçons apprises. Quâest-ce que ces frayeurs mâont enseignĂ© sur moi-mĂȘme, et sur le monde ? De quelle alchimie particuliĂšre â et communicable â mon espĂ©rance est-elle nĂ©e, et vit encore ?
Le plus ancien souvenir que je garde de cette alchimie est lointain. Jâavais dix-neuf ans, et je ne mâexplique toujours pas ce qui sâest produit en moi. Ce soir-lĂ , je mâĂ©tais effondrĂ© sur mon lit en apprenant une nouvelle qui risquait de briser ma vie, et mâarrachait dĂ©jĂ Ă la jeunesse. La chose est trop intime, trop essentielle, pour que jâen dise davantage. Subitement, lâavenir mâapparaissait barrĂ© par un mur de larmes. Il lâĂ©tait pour de bon. Je nâavais pas rĂ©ussi Ă en parler immĂ©diatement Ă ma mĂšre. Elle devait dâabord « terminer son bridge », mâavait-elle soufflĂ© en mâouvrant la porte et en me voyant pleurer. Je me souviens encore des bouffĂ©es de son parfum Noah Noah, et du cliquetis de ses colliers. Cette « distraction » maternelle ajouta Ă mon dĂ©sespoir.
JâĂ©tais anĂ©anti, au point que je sanglotais, ce qui ne mâĂ©tait pas arrivĂ© depuis la petite enfance. Dans ma tĂȘte, je passais en revue les issues possibles Ă la catastrophe. Je nâen trouvais aucune. Comme souvent, jâavais glissĂ© mon transistor sous lâoreiller et collĂ© mon oreille. La musique mâarrivait avec cette proximitĂ© spĂ©cifique quâaffectionnaient Ă lâĂ©poque les adolescents qui fourraient volontiers leur transistor sous les draps. Surtout quand ils Ă©taient meurtris. Ce jour-lĂ , je nâĂ©tais pas meurtri mais Ă©crasĂ©. Je me souviens que la radio diffusait une suite pour clavecin en la mineur de Jean-Philippe Rameau.
Ă dix-neuf ans, pas mĂ©lomane pour un sou, et encore moins familier des piĂšces pour clavecin, jâaurais Ă©tĂ© incapable de parler de Jean-Philippe Rameau plus dâune minute. Et pourtant ! Que sâest-il passĂ© Ă cet instant ? Je nâen sais toujours rien. Jâai « reçu » chaque note de cette musique avec une intensitĂ© indicible. Jâentendais jusquâaux doigts du claveciniste qui glissaient sur les touches. Jâavais lâimpression physique que chaque mouvement de cette Suite pĂ©nĂ©trait littĂ©ralement Ă lâintĂ©rieur de moi. Je sentais monter des larmes.
Jâignore encore sâil faut mettre au compte de ma candeur la pensĂ©e qui subitement mâenvahissait. Elle se ramenait Ă une conviction trĂšs simple : puisque des choses comme celles-lĂ existent dans le monde, alors les malheurs qui nous arrivent nâont aucune importance. CâĂ©tait sans aucun doute un peu niais, mais mon chagrin se dissipa dâun coup. Je dis bien mon chagrin, car le problĂšme trĂšs tangible qui lâoccasionnait Ă©tait toujours lĂ , irrĂ©solu et mĂȘme insoluble. Câest bien dâune alchimie quâil faut parler. Rien ne lâavait prĂ©parĂ©e. Je me sentais soudainement envahi par une onde de calme â jâallais Ă©crire de joie â qui relativisait tout le reste. Je me rĂ©pĂ©tais mentalement : ces choses existent, elles me suffisent. On verra bien pour le resteâŠ
Curieusement, tout cela resta dâabord sur le registre de la sensation. Ă aucun moment je nâai pris la peine de thĂ©oriser cette occurrence imprĂ©vue qui me ramenait physiquement Ă la joie. Pas un instant je nâai songĂ© Ă mâinterroger sur la nature de ce que jâavais « artistiquement » vĂ©cu. La dĂ©tresse qui mâhabitait avait-elle exacerbĂ© ma sensibilitĂ© auditive jusquâĂ me rendre un moment plus rĂ©ceptif Ă la musique quâauparavant ? Ces notes Ă©grenĂ©es avec le vibrato propre au clavecin avaient-elles activĂ© des zones particuliĂšres de mon oreille interne ? En dâautres termes, des « variations fantaisistes sur un processus biologique » â pour reprendre une expression de Nietzsche â avaient-elles titillĂ© mes neurones et redoublĂ© mon Ă©motion ? Je ne me suis posĂ© aucune de ces questions, ni sur le moment, ni plus tard. Jâai vu simplement cet Ă©pisode comme une preuve de notre indĂ©racinable capacitĂ© dâespĂ©rance.
LâinterprĂ©tation Ă©tait-elle abusive ? Je nâen sais rien. Une chose est sĂ»re : jâai intĂ©riorisĂ© ce souvenir comme si jây voyais la manifestation inaugurale de quelque chose qui, Ă coup sĂ»r, se reproduirait. (Et qui sâest effectivement reproduit.) Quelques annĂ©es plus tard, lisant LâIdiot de DostoĂŻevski en « Livre de poche », je suis tombĂ© sur la fameuse phrase du prince Michtine : « La beautĂ© sauvera le monde. » Je lâai comprise Ă ma façon. Nâavais-je pas Ă©tĂ© moi-mĂȘme « sauvĂ© » Ă dix-neuf ans par la beautĂ©, celle quâavait crĂ©Ă©e un compositeur taciturne originaire de Dijon, contemporain de Jean-SĂ©bastien Bach et figure notoire du classicisme musical français ? Une simple Suite pour clavecin composĂ©e en 1706, et parvenue accidentellement jusquâĂ mon oreille, mâavait vraiment arrachĂ© au dĂ©sespoir.
Sur le moment, je nâai pas cherchĂ© Ă approfondir lâinterprĂ©tation que nombre dâĂ©rudits feront de cette exclamation mise par DostoĂŻevski dans la bouche du prince Michtine, quâil sâagisse des auteurs russes comme MikhaĂŻl Boulgakov, Vladimir Soloviev ou Nicolas Berdiaev, mais aussi une philosophe française comme Simone Weil, pour qui, si la beautĂ© nous permet dâoublier la douleur pour reposer dans la joie, câest quâ« elle est lâĂ©ternitĂ© ici-bas3 ».
Je mâen suis tenu Ă cette premiĂšre leçon : on peut â toujours ! â traverser la blessure. Le plus urgent est de communiquer aux autres, san...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Copyright
- Titre
- Exergue
- 1. Pourquoi passer aux aveux ?
- 2. Jâavais une « vĂ©rité » en trop
- 3. Jâai vu le monde se dĂ©faire
- 4. Rassurant comme une maison
- 5. Nous sommes capables de tout
- 6. Jâai dĂ©couvert la force des faibles
- 7. Le Roi des aulnes
- 8. Que faire de nos échecs ?
- 9. Les riches mâennuient
- 10. Ma derniĂšre peur
- Du mĂȘme auteur