IX.
« POLISH LONDON »
De toute évidence, ils étaient pressés. Arrivés en Angleterre, à bord d’un contre-torpilleur, le 7 janvier 1945, mes parents furent mariés le 24 février. En dépit d’un obstacle de taille : mon père n’avait aucun acte de naissance, aucun des papiers en théorie indispensables dans ces circonstances, et il n’était pas question d’en faire venir. L’Europe était toujours en guerre, la Pologne était en train de passer sans transition d’une occupation à l’autre.
Mon père était d’ailleurs né en Russie – mais à partir de ce moment, il décida de s’inventer un lieu de naissance imaginaire (Juzow, Pologne, calqué sur le Iouzovka de son enfance ukrainienne). Tous ses papiers ultérieurs, y compris son acte de décès, mentionneront donc ce faux lieu de naissance. En 1945, c’était une sage précaution. Les agents soviétiques n’allaient pas tarder à écumer les pays occidentaux pour « récupérer » leurs ressortissants ou considérés comme tels, pour, dans le meilleur des cas, les expédier dans des camps de travail. Être né « en Pologne » présentait moins de risques.
Un cousin (plus âgé), Bronislaw Hackiewicz, directeur avant-guerre d’une usine d’armement où mon père avait fait un stage, et qui se trouvait à Londres, fournit une attestation sur l’honneur. Il fut aussi leur témoin de mariage, et apparemment le seul membre de la famille qui ait été informé – alors – de ce mariage.
Ce n’est que dix mois plus tard, en décembre 1945, qu’arrive une lettre de la mère et de la sœur aînée de mon père : le cousin Bronislaw, qui lui est rentré en Pologne, leur a donné de bonnes nouvelles de leur fils et frère. « Nous sommes heureuses d’apprendre – écrit sa sœur – que tu t’es enfin stabilisé, pour ce qui est des sentiments. » Curieuse – et un peu caustique – manière de saluer la nouvelle de son mariage !
La cérémonie avait été célébrée par un prêtre polonais, dans une église remplie d’officiers. Ce jour-là, ma mère, pour une raison que j’ignore, était très faible, elle « tenait à peine sur ses jambes ». Plus tard, dans mon enfance, je me souviens qu’elle était souvent fatiguée, et avait du mal à marcher longtemps. Elle qui avait manifesté tant d’énergie pendant la guerre, tant de détermination, avait-elle trop « tiré sur la machine », au point que son organisme ne s’en est jamais tout à fait remis ?
Selon le rituel polonais, il ne s’agissait pas seulement de dire oui, mais de prononcer une longue formule d’acceptation des vœux du mariage. Elle avait appris le texte par cœur, mais eut le plus grand mal à s’en sortir. Par précaution, elle l’avait aussi écrit sur un petit papier « aide-mémoire », qu’elle serrait dans sa main, et qu’elle conservera ensuite toute sa vie, plié en quatre, dans son portefeuille. La cérémonie civile eut lieu en anglais, et ma mère répondit cette fois pour les deux époux.
La suite logique des événements ne tarda pas à se manifester. Ma mère accoucha au tout début de l’année suivante d’un petit garçon, Jan Michal, mais il mourut au bout de trois jours, le médecin ayant trop tardé à pratiquer l’indispensable césarienne. Depuis sa plus petite enfance, ma mère avait été privée de famille. La guerre lui ayant pris son contingent d’années, elle avait désormais trente-quatre ans. Comment a-t-elle encaissé ce nouveau choc ? Ce qu’ils avaient vécu ensemble, ou presque, les années précédentes, la mort qu’ils avaient si souvent côtoyée, tout cela les aida-t-il à surmonter l’épreuve ?
Ma mère m’a seulement raconté que mon père venait la voir dans sa chambre d’hôpital. Plutôt que de parler, il lui jouait des petits airs gais sur sa clarinette.
Mon père avait évidemment annoncé à ses proches la naissance à venir, mais il semble avoir eu le plus grand mal à les informer de l’issue fatale. J’ai retrouvé une lettre où sa propre mère s’inquiète de n’avoir aucune nouvelle : c’est en juin 1946, plusieurs mois donc après le décès du nourrisson.
A-t-il vraiment gardé le silence pendant des mois ? En tout cas, au mois d’août – dans l’une des très rares lettres à sa famille dont j’ai retrouvé la trace, sans doute parce qu’il s’agissait d’un brouillon –, lui-même n’aborde le sujet qu’au milieu de la seconde page, avec une extrême retenue. Et seulement pour dire que « Janeczka » (Jeanne en polonais) « va très bien », « qu’ils jouent presque tous les jours au tennis et font du vélo ». Difficile d’être plus sobre.
La situation de mes parents était des plus étranges, en tout cas elle le devint rapidement. Quand ils sont arrivés en Angleterre, la guerre était sans doute finie en France. Mais pas en Allemagne, et pas non plus en Pologne, où le rouleau-compresseur de l’armée russe avait repris sa marche en avant, après s’être arrêté plusieurs mois derrière la Vistule, laissant les Allemands écraser l’insurrection de Varsovie, et par la même occasion les forces vives de la résistance polonaise. Deux cent mille morts dans la seule capitale, une ville totalement détruite. Mais aussi la preuve que Staline ne s’embarrassait d’aucun scrupule et était décidé à éliminer toute force qui ne lui serait pas soumise.
C’était de très mauvais augure pour l’avenir, mais les combats continuaient. Berlin restait à prendre, et les relations entre alliés étaient encore à peu près celles qu’elles avaient été, avec des hauts et des bas, depuis le début du conflit. Ni mon père, ni ma mère d’ailleurs, n’étaient « démobilisés ». Sur une photo, que je regarde toujours avec autant d’étonnement, ils apparaissent même l’un et l’autre en uniforme (ma mère en jupe, avec un calot sur la tête – elle avait été « assimilée » au grade de sous-lieutenant).
C’est une photo en noir et blanc, bien sûr, mais si on pouvait la « coloriser », elle serait sans doute plus parlante. Ma mère avec ses cheveux noirs et ses yeux marron, très française. Mon père avec son regard bleu lumineux. Petit, il était tout blond, mais ses cheveux avaient foncé. Pendant l’Occupation, il avait même entrepris de les teindre en noir, y compris la moustache, mais la teinture avait débordé, lui laissant une marque sur la peau – pas l’idéal pour passer inaperçu. Des décennies plus tard, ma mère semblait encore s’amuser de ce mélange d’improvisation brouillonne et de détermination très organisée qui était le propre de son mari.
Mon père allait bientôt être promu capitaine, et il faisait clairement partie des forces armées polonaises au Royaume-Uni. Il reçut le commandement d’une compagnie de transmissions des forces polonaises installée près de Londres. Que faisait au juste cette compagnie ? D’abord, elle écoutait les transmissions allemandes, et aussi, de plus en plus, écoutait et essayait de décrypter les transmissions soviétiques.
L’issue du conflit, désormais, ne faisait plus de doute, mais l’avenir de l’Europe était encore largement brumeux. Les instructions données par les autorités soviétiques à leurs unités combattantes étaient du plus haut intérêt pour les Occidentaux. Et bien sûr pour le gouvernement polonais de Londres, qui recevait de mille canaux des nouvelles alarmantes sur la situation dans le pays. Les Soviétiques manifestaient une attitude délibérément hostile à l’égard de ce qui restait de la résistance polonaise, après des années d’un combat sans merci avec l’occupant allemand et la défaite de l’insurrection de Varsovie. Arrestations, exécutions parfois : une nouvelle occupation succédait à la précédente.
Quand il évoquait cette époque, mon père insistait surtout sur le rôle joué par quelques très brillants mathématiciens qui s’appliquaient à briser les codes des messages que son unité captait. Étaient-ils ceux qui, dès avant la guerre, et ensuite pendant toute la durée du conflit, jouèrent, aux côtés de mathématiciens anglais, un rôle si éminent dans le décryptage de la machine à coder allemande, Enigma ? L’opération était à l’époque entourée du plus complet secret, et le serait encore pendant plusieurs années : les Alliés occidentaux s’étaient bien gardés d’informer les Soviétiques de cette arme secrète, et extrêmement puissante, que constituait pour eux la connaissance des messages de l’ennemi.
Combien de temps dura cette activité d’écoute et de déchiffrage ? Dès le mois de juillet 1945, les dizaines de milliers de Polonais qui s’étaient retrouvés en Grande-Bretagne, pour la plupart des militaires, et le plus souvent à Londres, se trouvèrent confrontés à une très dure réalité : le gouvernement britannique avait reconnu le 5 juillet le gouvernement polonais dit « de Lublin », c’est-à-dire celui qui avait été constitué un an plus tôt par les Soviétiques. De Gaulle s’arrangea même pour devancer, symboliquement, le mouvement d’une journée ! C’est l’une des raisons, je crois, pour lesquelles mon père n’a jamais nourri à son égard le même enthousiasme que ma mère.
Du même coup, les Britanniques, et la quasi-totalité des Alliés avec eux, cessaient de reconnaître le gouvernement polonais émigré à Londres, qui avait été leur partenaire pendant toute la guerre. Le rapport de force l’avait emporté sur les sentiments et les liens tissés pendant le conflit. L’Angleterre était entrée en guerre pour la Pologne, et les pilotes polonais avaient joué un rôle essentiel dans la bataille de Londres. Mais il n’était pas question de s’opposer plus longtemps à la volonté de Staline, grand vainqueur du conflit, dont les troupes occupaient la moitié de l’Europe.
La raison d...