DENIS PODALYDÈS
« POUR BIEN JOUER, IL FAUT SAVOIR RATER MIEUX, RATER ENCORE »
Après des études de lettres et de philosophie, Denis Podalydès choisit de se consacrer au théâtre. Il entre au Cours Florent puis au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Après qu’il a rejoint la Comédie-Française, dont il devient le 505e sociétaire, son parcours de comédien se double d’une activité de metteur en scène. Artiste foisonnant, créateur polymorphe, il a réalisé une quinzaine de mises en scène, dont une pour l’opéra, a multiplié depuis vingt-cinq ans les rôles au théâtre comme au cinéma, les lectures publiques, sans compter ses apparitions dans des téléfilms ou des courts-métrages. Il a prêté sa voix à des livres sonores, il est auteur ou coauteur (notamment avec son frère Bruno) de nombreux scénarios et a signé quatre livres.
Arnaud Laporte : Éprouvez-vous une certaine peur du vide ?
Denis Podalydès : Certainement. Je me suis engagé dans le métier d’acteur avec une grande appréhension. J’ai toujours été rassuré par l’institution. Écolier heureux dès la maternelle, j’ai attendu le dernier moment pour quitter l’école (en repassant trois fois le concours de Normale Sup, en entrant au Conservatoire…). Tant que j’étais à l’école, je me sentais bien. Mais quand on m’a fait comprendre que le métier d’acteur n’était plus l’école, j’ai ressenti un grand vide. C’est un métier fondamentalement passif, où la dépendance envers les autres – les partenaires, le texte, l’auteur, le metteur en scène, le public – est non seulement immense, mais aussi erratique. Vous travaillez deux mois, mais ensuite que faire ? Ce désœuvrement m’a toujours inquiété. Aussi mon premier réflexe, dès lors que l’on m’a sollicité, a-t-il été de dire : « Oui, merci », de tomber à genoux de bonheur parce que quelqu’un avait pensé à moi. Dans un deuxième temps seulement, je m’intéressais à ce qu’on me demandait.
AL : Durant vos années d’études, au sortir du lycée, quel lien entreteniez-vous avec le monde du théâtre ?
DP : Un lien de fascination et de fantasme, mais aucun lien direct. J’étais familier d’un théâtre situé à une cinquantaine de mètres de chez moi : le théâtre Montansier, à Versailles. La plupart du temps ne s’y donnaient que des pièces de boulevard, parfois de petits ballets ou encore des classiques d’assez piètre qualité. Dans ces spectacles jouaient des acteurs tout à fait remarquables, car ils devaient se produire pendant ces matinées scolaires où nous chahutions énormément. Je lisais aussi les pièces canoniques, de Molière à Shakespeare. Mais ma véritable découverte du grand théâtre n’a eu lieu que plus tard, quand, étudiant, j’ai assisté aux spectacles de ces géants de la mise en scène que furent, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, Antoine Vitez ou encore Patrice Chéreau.
Depuis toujours, j’avais la vocation d’être acteur et metteur en scène – un désir que je partageais avec mon frère aîné, Bruno. À l’école, en sixième, j’ai adoré écrire des sketches avec d’autres élèves, notamment en anglais, et les jouer. Ce plaisir de la récitation devant un public de camarades faisait partie intégrante de mon attachement à l’école. Élevé dans le culte de l’école républicaine, je l’ai toujours perçue comme le lieu par excellence de l’émancipation et de la culture. Le théâtre avait aussi pour moi une fonction ludique : il s’agissait de faire le clown, de raconter des blagues, de faire l’intéressant. Quand les deux se sont conjugués – le clown que j’étais à la maison et le lecteur fasciné par certains textes découverts à l’école –, alors mon désir de théâtre a été très fort, mais il restait fantasmatique. Je n’ai pas songé une seule fois à m’inscrire au conservatoire de Versailles, qui se trouvait au théâtre Montansier. S’inscrire aurait été trop concret, et je ne m’intéressais qu’à ce qui se passait dans l’imaginaire.
AL : Qu’est-ce qui vous a fait passer à l’acte, et vous inscrire au Cours Florent ?
DP : Un ami. Dans les khâgnes, il y a toujours des leaders de groupe, qui jouent pour les autres le rôle de mentors politiques, intellectuels, littéraires. Un jour, l’un d’entre eux, qui était d’une intelligence prodigieuse, après m’avoir vu dans un atelier d’élèves au lycée Fénelon, m’a proprement donné un ordre : « Toi, tu t’inscris au Cours Florent, tu passes la classe libre, tu réussiras, puis tu prépareras le Conservatoire et tu y entreras. » Cette prophétie avait été énoncée avec une telle autorité que je suis sorti du fantasme et je l’ai fait. Je suis entré au Cours Florent en classe libre, puis au Conservatoire. Je me suis trouvé dans un statut très instable, tellement proche de l’école, tellement mieux qu’à l’école et pourtant encore orienté vers l’École normale supérieure et vers l’agrégation de philo que j’envisageais. Dans ma famille, le statut de professeur bénéficiait d’un prestige immense, beaucoup plus que celui d’acteur. J’avais peur d’une forme de déclassement en choisissant cette voie.
AL : Vous qui aimez tant les écoles, pensez-vous que l’on apprend des choses dans les écoles de théâtre ?
DP : Tout professeur ayant enseigné dans une école de théâtre vous dira qu’il n’apprend rien aux élèves, que ce sont eux qui lui enseignent des choses et qu’ils apprennent seuls. Les connaissances délivrées dans ces écoles ne sont certes pas aussi abstraites que dans un cours de philosophie, par exemple. Mais elles transmettent une expérience de la scène, où le contact avec les autres élèves et le regard du professeur sont cruciaux. Au Cours Florent, l’un de mes professeurs aussi acteur et metteur en scène, Raymond Acquaviva, portait une attention très aiguë aux élèves, sans chercher à se mettre en scène lui-même. Même si son jugement était strict et codé, j’ai eu le sentiment qu’il s’intéressait à moi, et cela m’a donné confiance. Mes partenaires ont également été importants, en particulier Anne Brochet qui, du haut de ses seize ans, était sans conteste la plus mûre de notre petit groupe dans son désir de théâtre. C’est en partie grâce à elle que j’ai obtenu le Conservatoire. J’ai été formé par ces partenaires autant que par les professeurs.
AL : Apprend-on toute sa vie quand on est artiste, plus particulièrement comédien ? Un rôle nourrit-il un autre rôle ?
DP : Oui, j’ai toujours ce sentiment-là. Le premier jour de répétition est comme un jour d’enfance où l’on redécouvre le théâtre. D’abord on ne sait rien, on est démuni, on se réfugie dans ce que l’on sait faire. Puis, au fil des jours, on retraverse tout son parcours théâtral. La deuxième semaine équivaut à la troisième année du Cours Florent, la troisième semaine au Conservatoire, la quatrième au début de la vie professionnelle, et ainsi de suite. Chaque nouvelle pièce est ainsi l’occasion de faire une mise à jour, comme pour un ordinateur, ce qui évite au comédien de rester assis sur son savoir, ses pratiques, ses tics – nous en avons tous –, pour, au contraire, demeurer le plus vulnérable possible, le plus disponible à tout ce qui arrive en répétition.
AL : Avant la première répétition, comment travaillez-vous un rôle ? Dans le cas d’une pièce classique, faites-vous des recherches sur l’époque de sa création, sur la vie de l’auteur, ou bien, pour les contemporains, avez-vous une connaissance directe de l’auteur ?
DP : Une partie du travail, très méthodique, consiste effectivement à lire l’auteur, la pièce, d’autres pièces, des textes en prose de l’auteur, des textes sur l’auteur écrits de son temps et par la suite.
L’autre partie du travai...