CHAPITRE 1
Au début du mois de septembre 1995, je reçois un coup de fil d’un inconnu, Monsieur... appelons-le Pierre Charpentier.
« J’ai peut-être une proposition à vous faire. Je cherche quelqu’un pour reprendre l’enquête sur l’affaire de la GMF. Vous en avez entendu parler ?
- Comme tout le monde...
- Vous vous rappelez Michel Baroin ?
- Il est mort dans un accident d’avion, c’est ça ?
- Oui, en 87. Enfin, un accident bizarre. Baroin était mon ami. Quand il est mort, la GMF a été reprise par Jean-Louis Pétriat.
- Je vois.
- Il l’a mise à sec. Plusieurs milliards se sont envolés. Depuis 87, je suis le dossier. J’ai mené mon enquête, mais je n’ai plus le temps de m’en occuper. Alors, ça vous intéresse ? »
Pendant l’été, j’ai inondé Paris de curriculum vitae. J’ai fait beaucoup de rencontres, plus décevantes les unes que les autres. J’ai vu un chef de rubrique, dans un journal quotidien. Je lui ai tendu un papier que je venais de rédiger. J’étais choquée par l’apologie que Renault faisait de la mafia, dans son dernier spot publicitaire. Pendant ce temps, en Italie, on jugeait les assassins du juge Falcone. Le type a lu mes feuillets, l’air gêné. Puis il a minaudé : « On ne peut pas publier ça. » Pour lui, la mafia, c’était « comme une histoire belge », un truc un peu idiot dont il faut « savoir rire ». Je l’ai traité de démagogue. Il m’a répondu : « Personne ne m’a jamais dit une chose pareille.
- Cela ne veut pas dire que ce n’est pas vrai. »
J’ai remballé mon papier, et je suis partie.
J’ai rencontré le président d’une chaîne de télévision câblée. Avachi sur son fauteuil, il ressemblait à un éléphant de mer. Il épluchait mon C.V, en me racontant ma vie : « Donc, à cette période, vous avez fait tel choix, pour telle raison... Et à telle époque, vous vous êtes dit... » J’ai été patiente, au début : « Ce n’est pas tout à fait cela... » Puis j’en ai eu assez. Je lui ai dit : « Je ne sais pas si vous êtes un grand journaliste, mais je suis sûre que vous n’êtes pas un fin psychologue. »
L’entretien était clos. J’ai vu aussi, et surtout, le directeur de l’information d’une radio. Nous avons passé un long moment ensemble. Il m’a fait une promesse d’embauche qu’il n’a jamais tenue. J’ai passé des semaines à l’attendre.
Quand Charpentier m’appelle, je ne croule pas sous les propositions. Je me dis que la GMF mérite le déplacement, et je réponds sans hésiter : « Rencontrons nous. »
M. Charpentier habite un bel immeuble, dans un quartier bourgeois de Paris. Quand il m’ouvre la porte, il est habillé d’une djellaba et chaussé de babouches. Un instant, je me demande s’il est cinglé. Mais il m’accueille amicalement, et m’entraîne dans son bureau. Je me détends.
Charpentier, qui est un bavard, se met à me parler de la GMF (Garantie mutuelle des fonctionnaires). Il glose sur le gouffre financier (400 millions de dollars) creusé par son opération immobilière à Saint-Martin, une île des Caraïbes, et sur des lettres de crédit, émises par Jean-Louis Pétriat au profit d’un « escroc » (plusieurs milliards de dollars). Il ponctue son discours d’envolées lyriques sur l’infiltration soviétique, l’étatisation rampante du pays, la corruption généralisée et la dépravation des mœurs. Il fait parfois référence à ses amis, des gens qu’il ne nomme pas. Il cite en revanche quelques journalistes, dont il se dit très proche.
L’ensemble n’est pas cohérent, mais l’intention de me convaincre est flagrante. Enfoncée dans un fauteuil, j’écoute Charpentier. Il s’attarde sur son amitié pour Michel Baroin. Il me brosse le portrait d’un humaniste, évoque la thèse de son assassinat, insiste sur son attachement à sa mémoire et me démontre, photos de vacances à l’appui, qu’il reste très proche de sa veuve et de son fils. Posés sur son bureau, accrochés aux murs, j’ai remarqué plusieurs clichés. Baroin est photographié seul, ou en groupe. Jamais en compagnie de Charpentier.
Après avoir longuement parlé, Charpentier me demande :
« Vous avez des questions à me poser ?
- Sur la GMF, aucune. Je ne connais pas le dossier. Mais pourquoi m’avez vous appelée ?
- Je vous l’ai dit, je cherche quelqu’un pour reprendre l’enquête... »
Je le coupe : « Ce que je vous demande, c’est : pourquoi moi ? D’après ce que vous venez de me dire, vous ne manquez pas d’amis journalistes.
- Parce que personne ne vous connaît. Vous pourrez enquêter discrètement, vous n’êtes pas repérée. Bon, vous êtes d’accord ?
- Je voudrais en savoir plus.
- Je vais vous donner des documents. Entrez dans l’affaire, on se reverra dans quelque temps. »
Il sort d’un placard plusieurs volumes de coupures de presse photocopiées et reliées, et les feuillette devant moi : « Lisez ça, vous avez de quoi vous occuper. Plus tard, je vous fournirai des informations. On va dîner ? »
Je me demande s’il compte sortir en djellaba. Mais non, il s’éclipse un moment et revient en pantalon.
Je rentre chez moi avec un point d’interrogation dans la tête. Objectivement, si son projet consiste à reprendre l’enquête sur la GMF, Charpentier n’a pas besoin de moi. Le poids des documents que je transporte laisse présager du nombre de journalistes qui travaillent sur le sujet. Et Charpentier connaît du monde. Conclusion : il compte sur ma naïveté et sur ma docilité. Mais à quelle fin ?
Pendant un temps, je me demanderai si Charpentier veut me faire jouer le rôle de la chèvre, ou celui du lièvre. La chèvre est un appât. On l’attache à un piquet, pour attirer les loups. Le lièvre, lui, est fait pour courir devant, et entraîner une meute à sa suite. Je découvrirai rapidement que c’est ce dernier rôle, celui du lièvre, qui m’est dévolu. Mais ce que nous ne savons encore ni l’un, ni l’autre, c’est que je serai happée par ma rencontre avec Michel Baroin. Et qu’elle m’emmènera très loin de la Garantie mutuelle des fonctionnaires.
Pour l’heure, cette histoire d’accident d’avion me laisse perplexe. A table, j’ai demandé à Charpentier :
« Vous pensez vraiment que Baroin a été assassiné ?
- Evidemment! Tout le monde le pense, tout le monde le sait.
- Et personne ne dit rien ? »
Avec son majeur, il a fait deux gestes devant sa bouche, qui figuraient une croix : un premier trait horizontal, coupé par un second, vertical.
Je l’ai pressé : « Que voulez-vous dire ? Les gens se taisent ? »
Il a lissé sa barbe : « Ils ont peur. »
Dès le lendemain, je me plonge dans la déconfiture de la GMF, au travers des articles parus entre 1987 et 1995, qui traitent essentiellement de l’opération « Saint-Martin ». A première vue, c’est une belle affaire financière. Une carambouille immobilière de haut vol, dans un décor de paradis fiscal franco-hollandais régi par un clan de notables véreux. En toile de fond, des truands du milieu lyonnais et un carrefour de la drogue. L’affaire est intéressante, mais je ne peux m’empêcher de penser à Baroin et à cette histoire d’assassinat : rumeur ou réalité ?
Dans la période qui suit, je vois Charpentier régulièrement, deux à trois fois par mois. Nous passons un moment à son bureau, et nous enchaînons sur un dîner, toujours dans la même brasserie.
Nos séances de travail se ressemblent toutes. Charpentier est assis derrière son bureau, je suis face à lui dans un fauteuil. Il parle sans s’arrêter, pendant une heure ou deux. Je prends des notes. Je m’applique à retranscrire ses monologues. Sans fil conducteur, sans repère dans le temps, sans la moindre thèse structurée, Charpentier passe du coq à l’âne, de Bérégovoy à Charasse, de Ménage à Pétriat, de Barril à Bongo, en jetant des énormités, des on-dit, comme on jette des miettes de pain aux pigeons. Le seul message que je reçois clairement est celui de sa haine pour Pétriat. Il veut me faire écrire l’histoire de son ennemi, selon son propre scénario. Pendant ce temps, je pense à Baroin, et à sa fille, renversée par une voiture quelques mois avant son propre accident. Un jour, je demande à Charpentier :
« Si Baroin a vraiment été...