Sur la piste des V1
Peu après avoir conduit Bart en sûreté, Michel reçut de Rouen un message qui l’intrigua. Entré depuis peu dans le réseau Agir, l’ingénieur des chemins de fer Jean-Henri Daudemard avait surpris une conversation dans un café. Deux entrepreneurs y discutaient de travaux de construction d’un type nouveau et inhabituel, entrepris sur l’ordre des Allemands à divers endroits en Seine-Maritime. Ces travaux semblaient impliquer une quantité extraordinaire de matériaux et une extrême précision dans la réalisation de certaines des constructions.
Suivant son instinct, Hollard décida de mener personnellement l’enquête.
Il se rendit à l’office du travail de Rouen. Se faisant passer pour le représentant d’une mission protestante, il demanda à entrer en contact avec des ouvriers récemment engagés par les autorités d’occupation.
Il appuya sa demande en sortant de son sac des bibles et des brochures de propagande morale et religieuse. Son interlocuteur jeta un coup d’œil aux titres – Le Mariage chrétien, Les Ravages causés par certaines maladies – et parut impressionné ; il lui semblait judicieux qu’on se préoccupe de la vie spirituelle des ouvriers.
— Si vous pouviez m’indiquer les lieux où l’on a ouvert ces chantiers, je m’y rendrai ; il est toujours préférable d’aborder l’ouvrier sur son lieu de travail.
— Je n’en ai pas la liste complète, mais je vais vous donner un ou deux noms. Vous pourriez peut-être commencer par ceux-là, dit-il en inscrivant quelques noms sur une feuille.
Une heure plus tard, il arrivait à Auffay, bourgade située à une quarantaine de kilomètres au nord de Rouen. Dans le train, Michel s’était changé. Lorsqu’il descendit de son wagon, il portait un bleu de travail enfilé par-dessus ses vêtements de citadin et un béret noir. Il avait abandonné sa serviette pour une vieille musette de toile dans laquelle il avait glissé ses cartes.
Interroger les villageois se révéla inutile. Personne n’avait entendu parler de grands travaux en cours dans les parages.
Quatre routes partaient d’Auffay. Michel décida de les explorer méthodiquement sur quatre ou cinq kilomètres.
Après trois échecs, il prit celle qui partait vers l’ouest. Il avait parcouru environ cinq kilomètres quand il aperçut ce qu’il cherchait. Des centaines d’ouvriers, de manœuvres, s’activaient dans un large espace découvert qui allait jusqu’à la route. On construisait des bâtiments de types et tailles différents, certains coulaient du béton, d’autres ouvraient des routes. Depuis la route, il ne pouvait pas se faire une idée de la nature de ce chantier quadrangulaire de quatre cents mètres de côté environ.
Il lui serait impossible de se glisser à l’intérieur sans qu’on l’aperçoive. Il chercha des yeux un outil qui lui donne l’air d’un travailleur et remarqua une brouette qui gisait dans un fossé au bord de la route. Il cacha sa musette au pied d’un arbre, prit la brouette et pénétra froidement sur le chantier sous le regard indifférent des sentinelles. Il rejoignit un groupe de travailleurs qui s’activaient autour d’un bâtiment en construction au centre du chantier. Il se mit, comme eux, à pelleter du sable et du ciment.
— Qu’est-ce qu’on fabrique ici ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— On ne sait pas, répondit un homme, ils disent que les constructions serviront de garage à leurs camions.
La réponse semblait invraisemblable. Le bâtiment en construction ne pourrait jamais contenir plusieurs véhicules et d’après l’avancement des travaux, les autres édifices ne seraient pas plus imposants.
Michel faussa compagnie aux ouvriers, jeta quelques briques dans sa brouette, et entreprit un tour d’inspection. Le chantier comprenait dix constructions d’un seul étage, qui seraient reliées entre elles par des routes et des chemins en ciment.
Un élément surtout l’intrigua. À l’opposé de la route, en bordure de la forêt, on aménageait une aire en ciment prolongée par une allée de cinquante mètres de long, plus large que les autres routes, et bordée d’un bout à l’autre d’une amorce de murs épais.
Le milieu de la piste était balisé sur toute sa longueur par une rangée de poteaux entre lesquels courait, à une certaine distance du sol, une corde bleue qui se prolongeait sur une centaine de mètres. Chaque poteau était muni d’un disque métallique et une coulée de sable blanc en délimitait le contour, afin que la zone soit encore plus repérable.
Michel était certain d’avoir sous les yeux un élément-clef. Mais de quel genre ? La corde, trop mince pour supporter un poids quelconque, ne semblait pas avoir de fonction précise. Les maçons utilisaient des cordeaux pour ériger des murs bien droits, mais ici il ne s’agissait pas de ce genre d’installation. Et les disques ? Il se souvint tout à coup que les ingénieurs des travaux publics employaient des disques similaires pour s’assurer de la rectitude d’une route en construction. Poussé par une intuition soudaine, il alla se placer dans l’alignement des poteaux.
Il fit mine de refaire ses lacets, sortit la petite boussole qui lui avait souvent servi lors de ses franchissements de la frontière et nota l’axe de la piste. Lorsqu’il se redressa, il vit qu’un des ouvriers l’observait ; Michel lui demanda s’il savait à quoi était destinée la zone cimentée. On lui répondit de s’adresser au contremaître, qui discutait avec un ingénieur allemand.
Michel patienta puis suivit le contremaître qui avait disparu derrière une sorte d’écran de toile, situé au bout de la piste. Lorsque Michel contourna l’obstacle, il vit que le contremaître était installé dans l’un des box des toilettes de chantier. Michel s’installa sur le siège le plus proche et offrit une cigarette au contremaître qui accepta après une légère hésitation. Ils fumèrent un temps en silence, puis Michel se hasarda à répéter sa question.
— T’es nouveau ici, n’est-ce pas ? lui répondit l’homme, après l’avoir examiné d’un coup d’œil.
— Oui, dit Michel, on m’a envoyé de Rouen ; on m’a dit qu’on manquait de bras.
— Eh bien, je te donne un conseil : pose pas de questions, nos patrons n’aiment pas ça !
— Vraiment ! Ces trucs-là sont si mystérieux ?
— On ne nous donne aucun renseignement. Il y a un Boche qui est responsable de chaque section du chantier. On ne nous a même pas montré de plan. C’est une drôle de façon de travailler.
— Ils doivent construire quelque chose d’important, alors !
— Je n’en sais rien ; tout ce que je peux te dire, c’est qu’ils ont sacrément hâte d’en finir. On travaille en trois équipes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Et ce n’est pas le seul chantier ?
— Je ne pense pas ! Il y en a partout.
— Où exactement ?
— À Tôtes, à Yerville, au Bosc-Melet, à Bracquetuit, à Abbémont, à Saint-Vaast-du-Val. (Il s’interrompit et dévisagea Michel.) Et pourquoi ça t’intéresse ? On t’a dépêché ici et pas ailleurs !
— Oh ! J’ai un copain qui cherche du travail ; je lui ai dit que je lui ferais signe si j’en voyais pour lui.
— Qui cherche du boulot ? Curieux ! D’habitude les gens cherchent plutôt à éviter l’embauche !
Quand le contremaître partit, Michel attendit quelques secondes puis quitta les lieux.
Il arriva à Paris tard ce soir-là et passa la nuit dans la petite chambre d’hôtel qu’il avait louée à l’année près de la gare de Lyon. Il sortit l’une des cartes qu’il y gardait cachées. C’était une carte de la Manche, comportant la partie Nord de la France et le Sud de l’Angleterre, y compris Londres. L’étalant à même le plancher, il reporta le tracé pris grâce à la boussole à partir des environs d’Auffay. La ligne obtenue passait par Londres. Autrement dit, quelle que soit l’utilisation présumée de la piste, celle-ci avait pour axe une ligne qui se dirigeait tout droit vers la capitale de l’Angleterre.
Tout semblait indiquer à Michel qu’il venait de tomber sur une information déterminante.
Quand quelques jours plus tard il fit son rapport à O. P., son contact anglais, celui-ci ne se montra pas particulièrement impressionné. Les rapports sur des travaux mystérieux étaient légion, et se révélaient la plupart du temps sans conséquence ; il s’agissait parfois d’une buanderie, parfois d’un centre récréatif. La mission d’O. P. était justement de sélectionner les renseignements intéressants, et non d’encombrer le service « Transmissions » d’informations sans réelle portée.
Tirer une conclusion quelconque d’un renseignement pris dans des circonstances précipitées et aux implications incertaines était justement le genre de méthode que les supérieurs d’O. P. voulaient éviter.
Mais cette fois-ci l’information venait de Michel, un agent dont les rapports, même lorsqu’ils paraissaient dénués d’intérêt, s’étaient toujours révélés d’une grande valeur. Michel n’avait été classé dans cette catégorie d’agents privilégiés qu’après une longue période de rodage, et ce grâce à un récent fait d’espionnage qui lui avait valu le respect des Anglais.
Au cours de l’été précédent, il avait signalé la construction d’un nouveau bassin de radoub à Marseille, que les Anglais avaient qualifié de pure fantaisie. Furieux de n’être pas cru sur parole, le Français se promit de rapporter des preuves tangibles. Dès son retour en France, il se rendit directement à Marseille. Le chantier, extrêmement bien gardé, servait à creuser un bassin sous un immense hangar à marchandises. Michel se débrouilla pour se présenter en tenue d’ouvrier au moment où l’équipe de nuit s’apprêtait à relever l’équipe de jour. Il réussit à entrer, saisit la première pelle venue et se mit à creuser avec énergie sous les regards scrutateurs d’un chef d’équipe de l’organisation Todt. À la pause de minuit, il s’isola, étala un journal sur ses genoux puis sortit le Brownie Kodak qu’il dissimulait sous sa veste et prit des photo...