Plus d’un demi-siècle de futur a glissé dans le passé depuis que Printemps silencieux2, de Rachel Carson, a fait ses débuts fracassants. Malheureusement, l’auteur n’aura pas vu la révolution qu’a déclenchée son livre ni ses effets en cascade, entre autres le mouvement pour l’environnement, l’Agence de protection de l’environnement, l’interdiction de divers pesticides et la Journée mondiale de la Terre. Aussi n’est-il pas étonnant que le nom de Rachel Carson convoque à l’esprit de la plupart des gens la militante passionnée qui se dressa avec courage contre les sociétés de produits chimiques pour défendre la santé des humains et de l’environnement.
Or cette femme sans prétention excellait aussi à décrire le monde naturel – elle fut l’un des meilleurs écrivains de nature en langue anglaise, profondément désireuse de nourrir l’émerveillement chez les enfants. Si les océans vous passionnent et que vous n’avez pas encore lu La Mer autour de nous3 ou Là où finit la mer45, vous n’imaginez pas ce que vous avez raté. Mais mon échantillon favori de la prose de Rachel Carson reste un merveilleux petit essai de 1956, intitulé « Help Your Child to Wonder67 ». Elle y énonce clairement comment développer une connexion profonde avec la nature chez l’enfant. Sa recette est simple : une abondance d’expériences en plein air dans des endroits sauvages en compagnie d’au moins un mentor adulte.
L’essai reçut un accueil si positif du public qu’elle décida d’écrire un « livre des merveilles ». Mais son rêve ne devait pas se réaliser. Il fut d’abord contrarié par les recherches qu’exigeait la mise en forme de Printemps silencieux. Et peu après, un cancer du sein mit prématurément fin à sa vie. Son essai sur l’émerveillement n’en demeure pas moins un testament intime et lyrique, célébrant le pouvoir brut du rapport à la nature, mis en évidence par des expériences dont elle partagea la réalité profonde avec son jeune neveu, Roger.
Sa thèse tient dans le tout premier paragraphe où se pressent les images :
Une nuit d’automne où soufflait la tempête, j’ai enveloppé mon neveu Roger, alors âgé de vingt mois, dans une couverture et l’ai porté jusqu’à la plage dans l’obscurité trempée de pluie. Là, au bord de l’invisible, de grosses vagues déferlaient avec fracas, formes blanches à peine perceptibles qui tonnaient, hurlaient et nous envoyaient des paquets d’écume. Nous explosions tous deux de pur bonheur – lui, bébé affrontant pour la première fois le tumulte déchaîné d’Oceanus, moi, avec l’ardeur d’une moitié de vie passée à chérir la mer. Mais je pense que nous éprouvions la même trépidation profonde en réponse au vaste océan rugissant et à la nuit sauvage autour de nous.
Ce paragraphe répond à une question qui vous a peut-être traversé l’esprit. À quel âge la connexion à la nature, donc l’accompagnement, doit-il commencer ? Réponse : à la naissance, voire avant. J’étais adulte quand ma mère me raconta que, lorsqu’elle m’attendait, la famille était allée camper à ce qui deviendrait un jour mon lieu de prédilection – Long Beach, près de Tofino sur la côte ouest de l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique. Peut-être que le fracas régulier des vagues du Pacifique m’a fortement marqué déjà à ce moment-là.
Judy Swamp8, sage de la tribu Mohawk, confia un jour à Jon Young que, dans sa culture, les mères emmènent dehors les bébés qui pleurent et leur chuchotent à l’oreille en leur montrant quelque chose au loin. Le fait d’être à l’air libre dans un cadre naturel semble interrompre l’épisode de pleurs et calmer le nourrisson. Personnellement, j’ai constaté que cette stratégie donne aussi d’excellents résultats avec les enfants plus âgés.
Nous allons nous pencher dans ce chapitre sur la mise en place des liens avec la nature pendant les toutes premières années de l’enfance, en nous concentrant sur la tranche d’âge des deux ans à six ans. Rachel Carson recommande aux mentors de réprimer leur envie d’instruire pour s’efforcer, au contraire, d’être des compagnons d’aventure. Cette stratégie donne les meilleurs résultats si les adultes adoptent la perspective de l’enfant. Dans cette optique, l’enfant devient l’enseignant en permettant à l’adulte de porter sur le monde le même regard émerveillé. Puis l’auteur souligne l’importance des émotions, qui doivent primer sur la compréhension. Je la cite : « Si les faits sont les graines d’où naîtront plus tard les savoirs et la sagesse, alors les émotions et les impressions des sens sont le sol fertile dans lequel les graines doivent germer. »
Cette double insistance sur le ressenti et l’accompagnement englobe le E et le C de la formule EAC. Un sentiment d’émerveillement profond et durable se forme à travers une abondance d’expériences, vécues à l’extérieur pour la plupart, et en compagnie d’un adulte partageant cette sensibilisation.
Mais nous ne devons pas pour autant négliger le troisième élément de la formule : la compréhension. Je ne parle pas ici de faits, comme le nom des animaux ou les composantes d’une fleur. Si un jeune enfant recherche ce type d’information, et beaucoup le font, bravo ! N’hésitez pas à le satisfaire. Ou, mieux encore, posez des questions et cherchez ensemble les réponses. Mais ne laissez pas les faits brider l’expérience directe et intime, car c’est en elle qu’ils accèdent à une vraie compréhension, et par des voies que nous commençons seulement à déchiffrer. Des découvertes récentes nous ont permis d’entrevoir, comme jamais encore, les modes de fonctionnement de leur esprit, et certains résultats sont pour le moins étonnants.
Les jeunes enfants, scientifiques et joueurs
Nous voyons trop volontiers les enfants comme des versions de nous-mêmes en miniature, inaptes et extrêmement dépendants, ayant besoin de grandir et de mûrir. Il y a encore peu, cette idée définissait la norme pour le grand public autant que chez les psychologues professionnels. Pour Jean Piaget, éminent spécialiste du développement, la pensée de l’enfant d’âge préscolaire était irrationnelle et illogique, l’inverse même de la pensée scientifique. Naturellement, cette vision d’« adultes en formation » s’est accompagnée de conséquences considérables à effet domino sur les pratiques parentales, l’éducation et les programmes.
Mais est-ce exact ? Les recherches des vingt dernières années tracent un tableau très différent, indiquant que nous avons sous-estimé gravement les talents des bambins.
La psychologue Alison Gopnik se place à l’avant-garde de ce nouvel angle d’approche. Nous avons vu au chapitre 2 que le cerveau des enfants comporte beaucoup plus de connexions neuronales que celui des adultes. Ce surplus de connexions permet aux jeunes enfants d’en établir de nouvelles à un rythme fulgurant, une aptitude que renforce encore leur façon de penser et d’expérimenter le monde.
Les travaux d’Alison Gopnik montrent que les bébés et les jeunes enfants mettent en place un type d’attention élargie et diffuse, produisant ce qu’elle appelle une « conscience en lanterne ». Le recours à ce type d’attention diffuse se justifie si l’on a besoin, avant tout et surtout, d’explorer et d’assimiler le plus grand nombre d’expériences du monde environnant. Pensez au tout-petit qui rampe d’une peluche à un flocon de poussière sur le plancher, puis au pied de la table avec une capacité d’attention égale, semble-t-il, à celle d’un moucheron.
L’attention des adultes, au contraire, tend à être beaucoup plus étroitement centrée. Cette « conscience en faisceau » définit, espérons-le, votre état mental lorsque vous lisez un livre, par exemple. Alors que la pensée-projecteur a un but bien défini, braquant son rayon sur un sujet donné, la pensée en lanterne projette un large éclairage, illuminant toute une gamme de sujets.
Il est donc très exact de dire que les enfants n’ont pas une capacité d’attention courte. Ils élargissent le champ. Si vous ne parvenez toujours pas à visualiser la conscience en lanterne d’un jeune enfant, Alison Gopnik vous propose cette analogie : « C’est comme être amoureux de Paris pour la première fois après avoir bu trois expressos. »
« Les enfants ne sont pas des adultes imparfaits9, dit-elle. Des adultes sous-développés qui accèdent progressivement à l’état de perfection et de complexité que nous nous prêtons. En réalité, les enfants et les adultes constituent deux formes distinctes d’Homo sapiens. » Elle compare les humains à des papillons qui passeraient par des stades de développement très différents, chacun remarquable en soi. Sauf que, pour ce qui nous intéresse, ce sont les jeunes enfants qui sont les papillons, voletant d’une chose à l’autre, cependant que nous tenons le rôle de la chenille, vaquant sans fantaisie à nos activités définies avec précision.
Malgré son caractère diffus, une grande part du raisonnement des jeunes enfants10 se révèle étonnamment scientifique. Les enfants d’âge préscolaire apprennent à partir des statistiques et tirent des conclusions exactes sur la relation de cause à effet. Ils construisent des théories sur le monde qui les entoure. Et ils n’hésitent pas à émettre une hypothèse et à la vérifier par l’expérimentation. Je ne blague pas.
Fei Xu et Vashti Garcia11 ont procédé à une expérience ingénieuse dont le but sortait de l’ordinaire : déterminer si les bébés âgés de huit mois ont le sens des statistiques de probabilité. Leurs sujets ne maîtrisant pas encore le langage, ces psychologues ont mesuré la « durée du regard » en s’appuyant sur le fait que les nourrissons observent plus longtemps un événement imprévu. L’expérimentateur adulte leur a d’abord montré une boîte de boules rouges et blanches. Dans une série de tests, la boîte contenait une majorité de boules rouges, et seulement quelques boules blanches. Dans une autre, au contraire, les boules blanches prédominaient.
Ensuite, l’adulte fermait les yeux et prélevait un échantillon de boules de la boîte. Dans le cas d’un échantillon aléatoire, on s’attendrait à ce que les boules représentent leur répartition dans la boîte (par exemple, plus de boules rouges prélevées dans une boîte à dominante rouge). Mais dans certains tests, l’adulte jouait les prestidigitateurs, subtilisant principalement les boules blanches. Les bébés se montraient capables de voir si l’échantillon correspondait ou non à la répartition attendue, et tendaient à regarder plus longtemps l’échantillon modifié. En clair : la faible probabilité du résultat les intriguait. Je peux donc le confirmer : même les bébés ont l’intuition des probabilités !
Le « labo des bébés » d’Alison Gopnik situé à l’université de Berkeley en Californie mène des études tout aussi inventives sur les capacités de raisonnement des bébés et des jeunes enfants. On sait que la science progresse à partir des idées et des conclusions des autres scientifiques. En vertu de quoi l’équipe du labo des bébés s’est intéressée aux capacités d’apprentissage par l’observation chez les enfants de maternelle12. Dans son étude, des enfants de quatre ans regardaient une expérimentatrice manipuler une boule bleue dotée de protubérances en caoutchouc. L’adulte commençai...