Avant les années 1930, les Américains partaient du principe que l’individu, pour peu qu’il soit de sexe masculin, était responsable de sa vie professionnelle. Les droits des travailleurs étaient plus sûrement défendus par les négociations syndicales – dans lesquelles l’affrontement viril était préféré aux marchandages juridiques – que par la réglementation fédérale(14). Les « pigeons » étaient légion, et il revenait à chaque homme de se prendre en main pour faire son chemin dans la vie. Le marché était roi. La foi du peuple dans ce marché ne fit qu’aller crescendo avec la griserie des années 1920, où il semblait que l’économie continuerait de croître sans limites. On parlait alors d’une « nouvelle ère » dans laquelle les récessions du passé étaient éradiquées à jamais. Un nouveau type d’entreprise, inauguré par General Motors, montrait comment une gestion moderne pouvait encourager la production de biens de consommation véritablement innovants. La paix industrielle avait été obtenue non par une révolution à la russe, mais grâce à la hausse des salaires. Des produits nouveaux et attrayants, issus du développement de l’électricité urbaine, devenaient disponibles partout où les câbles amenaient le courant. La Bourse montait, montait, montait. L’abondance des nouveaux gadgets et la hausse des actions dissimulaient néanmoins une faiblesse au cœur de l’économie.
Ce processus de réinvention de l’industrie engendra des emplois d’un nouveau genre : juristes d’un syndicat industriel, consultants en gestion, experts-comptables, mais aussi main-d’œuvre agricole temporaire étrangère. En reconstruisant le capitalisme industriel, les entreprises donnèrent le jour à toute une série de modes de travail inédits.
L’invention de l’entreprise moderne
Les historiens de l’entreprise considèrent généralement les chemins de fer comme le berceau de la bureaucratie. En réalité, le travail de bureau prit son essor un peu plus tard, au XXe siècle, lorsque l’industrie se complexifia – à l’image des automobiles et des produits chimiques qu’elle fabriquait(15). De même que les chemins de fer, les firmes industrielles dépendaient désormais d’une coordination précise dans le temps et dans l’espace… faute de quoi la locomotive pouvait exploser. Leurs activités se caractérisaient par un niveau de complexité qu’une personne, ou même une petite équipe, ne pouvait superviser seule. Pour la première fois, la gestion d’une entreprise requérait plusieurs niveaux de hiérarchie. Alors que le capitalisme américain passait du simple transport de bois ou de grain à la production d’acier et à la fabrication d’automobiles, l’impératif de coordonner l’ensemble grandit dans toutes les compagnies importantes qui faisaient appel au chemin de fer. Après la guerre de Sécession (1861-1865), d’énormes consortiums industriels s’organisèrent en holdings pour racheter la concurrence et les fournisseurs. Le magnat de l’acier Andrew Carnegie prit des parts dans l’affaire de Henry Frick, non pas parce que ce dernier fabriquait de l’acier, mais parce qu’il fournissait le charbon qui alimentait les usines Carnegie. On pourrait croire que ces regroupements visaient à un contrôle monopolistique (et c’était parfois le cas), mais ce n’était pas le seul objectif. Pour les industriels, il s’agissait tout autant de se garantir l’accès aux matières premières. Pour cela, en effet, on ne pouvait pas se fier aux marchés.
La coordination d’activités sur des distances nationales et internationales requérait un degré de confiance auquel les transactions marchandes, bien souvent, ne pouvaient satisfaire. Éliminer les marchés était le rêve du XIXe siècle, et pas seulement à cause des fournisseurs. Entre 1895 et 1904, 1 800 firmes industrielles procédèrent à des regroupements, les trois quarts opérant des fusions entre cinq compagnies ou plus(16). Dans les années 1890, pendant lesquelles la tendance s’accéléra, les trusts commencèrent à dominer tous les secteurs de l’économie. Parmi ces consolidations de grande envergure, on trouve l’emblématique U.S. Steel, mais aussi des oligopoles moins connus comme American Chicle, American School Furniture, American Seeding Machine, American Snuff ou American Stogie – qui tous contrôlaient plus de 70 % de leur marché (sauf U.S. Steel, qui ne contrôlait que deux tiers environ du marché de l’acier aux États-Unis(17)). Chaque secteur industriel avait son trust, amalgamant des entités de plus petite taille issues de l’ancien régime manufacturier. DuPont, Eastman Kodak, International Harvester, National Biscuit, Amalgamated Copper, International Paper… Les « marchés » industriels étaient des monopoles déguisés, disposant de vastes réseaux d’approvisionnement contrôlés de manière centralisée.
La formation de U.S. Steel, pour laquelle J.P. Morgan combina Carnegie Steel avec plusieurs autres grandes firmes, fut remarquable non seulement par ses proportions (ce fut la première compagnie milliardaire), mais aussi par ce qu’elle signifiait pour l’entreprise au XXe siècle. Morgan comprit, à l’orée du siècle, que le modèle de la holding atteignait ses limites. Ces sociétés avaient l’avantage de la souplesse, mais ne compensaient en rien l’absence de discipline des marchés. Pour une industrie manufacturière toujours plus complexe, l’accès aux matières premières comme le fer ou le charbon ne suffisait plus. L’entreprise industrielle du XXe siècle permettait un meilleur contrôle qu’un holding, sans sacrifier son envergure. Cet équilibre délicat fut mis en pratique pour la première fois par General Motors, qui opéra la transition du holding à l’archétype de l’entreprise moderne.
Contrairement aux futurs magnats de l’automobile, tel Henry Ford, William Durant, qui allait fonder General Motors, n’était pas mécanicien. Il n’était pas du genre à mettre les mains dans un moteur. Ce qui l’intéressait, c’était la vente, pas la fabrication. Et la croissance, pas la gestion des équipes(18). Il avait commencé sa carrière en tant que courtier d’assurance à Flint (Michigan), une ville en plein essor à l’époque, où tout était possible. Il avait gagné son premier million en vendant des carrioles à partir de 1885. Et à peine avait-il commencé à les vendre qu’il avait sous-traité leur assemblage. Comme Nike des années plus tard avec les chaussures, Durant n’a jamais fabriqué sa marchandise.
À la fin des années 1890, Durant est multimillionnaire. Toujours indifférent à la fabrication, il installe ses bureaux à New York pour se rapprocher des hommes d’affaires qui comptent et développer son réseau dans la finance. En 1908, il commence à remarquer que l’industrie automobile sort enfin des garages des mécanos et menace son affaire de carrioles. Pendant que Henry Ford produit ses Ford T à tour de bras, Durant entreprend de bâtir son propre empire automobile, mais sur des bases entièrement différentes. Si Ford se repose sur son génie de la mécanique, Durant s’appuie sur son génie du commerce. Ford refuse les investissements extérieurs, surtout ceux des banquiers de Wall Street ; Durant, lui, compte sur l’argent emprunté et sur l’échange d’actions pour racheter la concurrence(19). En quelques courtes années, il rafle les actifs déclinants de Buick, d’Oldsmobile et d’autres fabricants, et les regroupe dans un holding qu’il baptise General Motors.
L’appétit de Durant continua de grandir, mais il n’imposa aucune discipline à ses entreprises. Il acquit autant de fournisseurs et de fabricants qu’il le put, cherchant à étendre General Motors le plus rapidement possible. Il se dispersa de manière si extravagante que ses créanciers, un groupe de banquiers de Boston, prirent pendant une brève période le contrôle de l’entreprise. Il revint cependant aux commandes en 1915 grâce à une complexe manœuvre d’échange d’actions. Entre 1915 et 1920, la taille de la compagnie fut multipliée par huit, sans que, pour autant, Durant apprenne de ses erreurs. La seconde fois, en 1917, il restructura GM qui, de holding, devint une société exploitante. Les diverses sociétés détenues par GM qui avaient conservé une relative autonomie furent reclassées en secteurs au sein de l’entreprise, mais continuèrent d’être dirigées comme des firmes indépendantes. Durant ajoutait sans cesse des compagnies, mais sans vision d’ensemble. Il se préoccupait plus de croissance des ventes que de croissance des profits. Cette expansion fut rendue possible par la fortune du chimiste DuPont, qui voulait sa part du succès de l’automobile. Pendant la période agitée de 1915 où Durant reprit le contrôle, Pierre du Pont de Nemours investit plus de la moitié de sa fortune personnelle dans GM. Quant à la compagnie DuPont, son investissement dans la firme battit tous les records de l’histoire des États-Unis(20). Pierre du Pont tenait donc à ce que les div...