Le Temps de s'en apercevoir
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Le Temps de s'en apercevoir

  1. 161 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Le Temps de s'en apercevoir

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Table des matières
Citations

À propos de ce livre

Le portrait de notre époque sous la plume de l'un des plus grands historiens contemporains.
Au miroir de l'histoire, l'actualité s'éclaire. Mêlant sujets graves et légers, Emmanuel de Waresquiel nous parle, avec finesse et humour, de notre indispensable besoin d'histoire. Une manière savoureuse et insolite de prendre l'air du temps.

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Informations

Éditeur
Iconoclaste
Année
2018
ISBN
9782378800437

DU CÔTÉ DE MA MÈRE

Nous sommes tous peu ou prou les héritiers d’une mémoire familiale qui est à l’histoire ce que le miroir est à celui qui s’y contemple. Cette mémoire-là est forcément trop belle, pleine de trous, d’oublis, de déformations. L’historien avance chargé de ses archives et de sa méthode. Les chemins qu’il emprunte sont toujours bordés de garde-fous. Il n’en est pas moins le dépositaire d’une histoire singulière. Sa sensibilité au passé ne ressemble à aucune autre. Il ne vit pas non plus enfermé dans une tour d’ivoire. Il faut bien me dira-t-on qu’une porte soit ouverte ou fermée, et pourtant j’aime cette idée que l’on peut être à la fois devant et derrière la porte, que l’on n’a pas la clef et que l’on regarde par le trou de la serrure.
 
Mon père avait les pieds solidement plantés dans le présent. Ma mère aimait les histoires. Dans ma mémoire familiale, le côté maternel, le côté lorrain, l’a longtemps emporté. Grâce à elle le passé m’est très vite devenu vivant par la figure de ceux de sa tribu qui l’habitaient et dont elle me parlait comme s’ils étaient encore là.
 
Il y eut d’abord, sous l’Ancien Régime, deux Jean-Baptiste, appelés respectivement la « Grande » et la « Petite perruque », selon une taxinomie exclusivement familiale doublée d’une mnémonique commodément visuelle. Dans son portrait, le premier Jean-Baptiste est affublé d’une avantageuse perruque du temps de la Régence. La perruque du second, courte et bouclée, était à la mode sous le règne de Louis XV. Ce sont ces deux-là qui vont faire la fortune de la famille. Au premier, l’argent, grâce à la charge plus que lucrative de trésorier général de l’extraordinaire des guerres, c’est-à-dire le fermier des fonds de tout ce qui dépassait les dépenses militaires initialement prévues, une habitude en France ; au second, les titres et les honneurs. Sa terre de Pange est érigée en marquisat par Stanislas Leszczynski, duc de Lorraine, sous le règne de Louis XV. Jean-Baptiste a beau porter le titre honorifique de grand bailli d’épée de la ville de Metz, il vit à Paris, fastueusement d’ailleurs, entre son hôtel, toujours debout, rue Vieille-du-Temple, et sa collection de peintures italiennes dont il ne reste plus rien aujourd’hui. Il meurt en 1780, assis sur près de quatre millions de livres. De quoi voir venir ! Des sept enfants qu’il eut de ses deux mariages, je connais surtout les garçons. Les trois frères Pange. Ils m’intéressent parce qu’ils ont vécu dans un monde instable et bouleversé, infiniment plus dangereux que le nôtre, mais aussi parce que les choix qu’ils ont faits tiennent moins à leur naissance qu’à des tempéraments et à des caractères.
 
Ils appartiennent à cette génération si particulière des années 1760 qui a connu la douceur de vivre de la fin du règne de Louis XVI, puis les enthousiasmes comme la violence révolutionnaires, et pour ceux qui ont survécu aux années noires de la Terreur, la difficile adaptation à un monde brutalement nouveau. Ils s’appellent Louis, François et Jacques. Ils sont très proches et en même temps très différents. Au risque de prolonger indéfiniment les rêves de famille, le premier est pour moi « l’épée », le deuxième « la plume » et le troisième « la bourse ».
 
L’aîné, Louis, était le plus flamboyant de la fratrie. Militaire par vocation autant que par la grâce de ses alliances, il participe à l’expédition française engagée contre l’Angleterre aux côtés des insurgents américains et assiste comme aide de camp du baron de Vioménil à la prise de la ville de Yorktown qui, en octobre 1781, décidera du sort et de l’indépendance de la future Confédération américaine. Il entre ensuite comme colonel en second au régiment des hussards hongrois de Bercheny dont le colonel propriétaire est son propre beau-frère. On le voit encore dans son uniforme chatoyant de cavalier, dolman bleu et parements rouges, tel qu’un peintre dont j’ai oublié le nom l’a fixé tardivement pour la postérité. La chute du roi en 1789 a de multiples causes, mais il en est une qu’on passe trop souvent sous silence. En juillet, l’armée abandonne son chef, les soldats se mutinent et désertent. Seuls quelques rares régiments, très vite qualifiés d’« étrangers », restent fidèles au roi. Ceux-là mêmes qui, dans la tradition monarchique des recrutements, sont essentiellement composés d’Allemands ou de Hongrois. Louis et une partie de ses hussards émigrent en avril 1792, servent dans l’armée des Princes avant d’être admis l’année suivante à la solde de l’armée autrichienne. Les officiers savent très bien que la République les tient pour des émigrés. Ceux qui sont pris sont fusillés sur-le-champ. Le beau hussard rejoint ensuite Londres et, de là, l’île de Jersey où le marquis de Puisaye, proche du comte d’Artois, le frère cadet de Louis XVI, qui médite déjà un vaste projet de débarquement anglo-émigré en Bretagne – celui qui échouera lamentablement à Quiberon – l’envoie, se faire prendre par les garde-côtes de la République au pied des falaises d’Erquy, près de Saint-Brieuc, en février 1795. Louis, débarqué du bateau anglais Le Phoenix avec trois autres officiers émigrés, est pris sous le tir croisé des douaniers. Je ne sais pas dans quelle geôle on l’a laissé croupir jusqu’à sa mort en janvier 1796.
Parfois, l’éducation se mêle à la mémoire, jusqu’à dessiner le portrait posthume du beau martyr perdu dans les brumes et les légendes. De la mort de Louis, il me reste un vague souvenir d’enfant. J’entends encore ma mère me dire, alors que nous traversions le village du Pin, aux confins de la Loire-Atlantique et du Maine-et-Loire, qu’il avait été fusillé là par les républicains, dans ce coin du bout du monde. On n’y trouve évidemment ni tombe, ni plaque, ni couronnes. Louis, l’homme de la liberté et de la fidélité, de l’indépendance américaine et du roi de France, l’aventurier et la tête brûlée. Les légendes sont encombrées des ombres de l’oubli. Je ne savais pas encore à l’époque que le flamboyant était aussi un flambeur, un joueur invétéré. Ce n’est que beaucoup plus tard, en fouillant dans les archives, que j’apprendrai ses dettes fabuleuses au point qu’un conseil de famille avait été jusqu’à le frapper d’interdiction, « afin, lit-on, de mettre un terme à quelques dissipations qui tiennent plutôt à l’inexpérience de son âge qu’à son véritable caractère ». Comme ces choses-là sont joliment dites et servent à cacher les faillites. La Révolution achèvera le travail.
 
François, d’un an plus jeune que Louis, est né en 1764. C’est le mieux connu et sans doute le plus « écrivain » des trois frères. Celui que je préfère. François aurait été aujourd’hui à la tête d’une organisation non gouvernementale, ou un militant des droits de l’homme. Son amitié pour le poète André Chénier, ses combats de presse et de plume pour une Révolution tolérante et pacifiée, ont fait de lui une sorte de héraut des armées mortes, dont la voix parle et plaide comme en écho pour toutes les autres, en faveur des victimes d’hier et d’aujourd’hui sacrifiées sur l’autel de l’intolérance, de la vengeance et des luttes de factions. Son essai contre la délation, pourtant érigée dès les débuts de la Révolution en vertu cardinale, a été réédité récemment, et c’est tant mieux. Chénier, guillotiné quelques jours avant la chute de Robespierre, lui a dédié une ode qui dit tout. En s’adressant directement à lui, il fait de son ami un frère et un double en innocence :
 
« De Pange, le mortel dont l’âme est innocente
Dont la vie est paisible et de crime exempte
N’a pas besoin du fer qui veille autour des rois (…)
De Pange, ami chéri, jeune homme heureux et sage… »
 
François est courageux, il est généreux et il a été aimé, beaucoup. Par Madame de Staël certainement, par sa cousine Anne-Louise de Sérilly aussi, tout juste réchappée de la guillotine après y avoir laissé son mari et une partie de sa famille. Il l’épouse en janvier 1796 et meurt quelques mois plus tard d’épuisement et de tuberculose. Madame de Sérilly, la « pauvre grande » comme l’appelait sa cousine Pauline de Beaumont, maîtresse de Chateaubriand, aura eu avec François, dit encore son ami le moraliste Joseph Joubert, « le plus beau de tous les courages, le courage d’être heureuse ». Il reste d’elle un buste sculpté par Houdon dont l’original en marbre conservé à la Wallace Collection hante encore les lieux de son sourire énigmatique, fin et doux, comme un défi lancé au malheur des hommes.
 
Et puis, il y a le troisième, celui qui survit à tout, celui dont je descends, puisqu’on descend toujours des survivants. Le cadet, Jacques, né en 1770. C’est lui qui reconstitue la fortune familiale que les confiscations révolutionnaires avaient achevé d’anéantir. Jacques s’adapte, rentre très tôt d’émigration, traverse le Directoire en tapinois puis sert tous les régimes. Il est chambellan sous Napoléon, lieutenant-général et gouverneur militaire sous Louis XVIII, Charles X et encore sous Louis-Philippe. En 1819, il est même nommé à la Chambre des pairs, le « Saint des saints » des élites françaises de l’époque. Mais Jacques vaut mieux que cela. Sa vie est un roman dont surnagent encore, par les souvenirs qu’il en a laissé, quelques chapitres, en particulier les pages inédites de ce qu’il appelle modestement « Quelques détails sur ma vie pendant les premières années de la Révolution ». On dirait les reflets changeants d’une existence si contrastée qu’elle en donne le vertige. Déguisé en domestique et prenant l’identité de son valet Joseph, il échappe en 1793 aux comités de surveillance de la Terreur. Deux ans plus tard, il rentre en France par la frontière suisse à la barbe des douaniers français, grimé cette fois en fermier, à la faveur d’un réseau de contrebande. Il est jeté en prison à Pau, il se cache dans des hôtels garnis à Paris, il change plusieurs fois d’identité, devient M. Petit puis un autre, jusqu’à ce que le tout-puissant ministre de la Police Joseph Fouché consente en 1799 à lui accorder sa radiation de la liste des émigrés. Sa vie n’a pas été moins dangereuse que celle de ses frères. Il ne s’est pas contenté de « vivre », comme le dira l’abbé Sieyès après la Terreur, mais comme il en réchappe, comme il meurt âgé, riche et couvert d’honneurs, il a longtemps été tenu en disgrâce par ma mère, par pudeur, peut-être aussi au nom du culte voué au sacrifice et au panache par cette génération de la guerre à laquelle elle appartenait.
 
Mais peu importent les traces et les réputations. J’ai aimé et j’aime encore les frères Pange parce qu’ils réunissent à eux trois toutes les variétés de la nature humaine : le courage et la prudence, les compromissions, l’aventure, les rêves et le service. Ne serait-ce que pour cela, je me sens leur descendant et leur héritier. Ils sont pour moi comme des ombres animées et multiples, toujours ponctuelles aux « rendez-vous secrets » que j’entretiens avec le passé.

PORTRAITS DE FAMILLE

C’était il y a presque cinquante ans. J’avais à peu près dix ans et j’écoutais dans un demi-sommeil les histoires extraordinaires que me racontait l’une de mes tantes, le soir avant de me coucher. Il y avait de tout dans ces histoires dont j’ai su beaucoup plus tard, à ma grande stupéfaction, qu’elles étaient inventées. Je me souviens d’une, entre toutes, qui m’avait enchanté. Il y était question d’amours secrètes et contrariées, d’amants séparés, de lettres et d’attente. Au cœur de cette confusion surnage dans ma mémoire un objet, attirant, scintillant, mystérieux, le portrait en miniature de l’être aimé – était-ce celui de la femme ou de l’homme ? – placé dans une cachette, longtemps cherché et miraculeusement retrouvé. Il m’en est resté quelque chose.
Des images lointaines, des visages d’ancêtres disparus sagement couchés sur le papier ou sur l’ivoire, emprisonnés dans leurs cadres d’ébène ou de noyer, habitent mes souvenirs d’enfance comme elles ornaient les murs des maisons que je fréquentais alors, en guirlandes retenues par des cordons de soie, en grappes ou enchâssées dans des boîtes précieuses reléguées dans la poussière d’une vitrine. « Aube éphémère des reflets ». L’enfant du poème d’André Breton souffle toujours les bulles du vase en cristal de Bohême qui sont aussi celles de nos souvenirs. Il me ressemble. Il nous ressemble…
L’une de ces maisons, dans la région parisienne, appartenait à ma grand-mère maternelle. Blottie au fond d’un parc à demi abandonné, reflétée par les eaux d’un grand bassin qui l’ordonnait, elle porte un nom de roman qui fait un peu rêver : le « Pavillon Choiseul ». Mes parents m’y conduisaient tous les ans à Noël. J’y restais habituellement quelques jours et, chaperonné par ma grand-mère, j’apprenais les noms, je retenais les visages de ceux qui firent l’histoire de ma famille, comme si j’étais soudain admis dans une très ancienne société murée dans ses codes et ses silences, une sorte de société secrète dont l’unique objet aurait été de conspirer contre le temps qui passe : les Choiseul, les Caraman, les Cagnola, les Marescalchi, les Sébastiani, dispersés un peu partout dans la maison, dans le salon, la salle à manger, les chambres et les couloirs. C’était une sorte de cours de généalogie vivante déguisée en chasse au trésor, la quête d’un passé enfoui et immobile.
Il me fallut des années pour me rendre compte que je faisais là, avec ma grand-mère, courant d’une pièce à l’autre, l’expérience de la fragilité des êtres et des choses, celle des souvenirs et de l’oubli. Le goût de l’histoire m’est peut-être venu de ces sortes de moments, de cet apprentissage du temps dans l’intimité discrète des histoires de famille.
L’une de ces miniatures, qui m’appartient aujourd’hui, est même indirectement à l’origine de l’un ...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Présentation
  3. Copyright
  4. Titre
  5. Du même auteur
  6. Avant-propos
  7. Une vocation
  8. Leçon d’amour dans un jardin
  9. Un déjeuner à l’Élysée
  10. Les voix du passé
  11. Nos amis les Anglais
  12. Êtes-vous déconnecté ?
  13. Mort aux riches
  14. Lectures
  15. Enseigner l’histoire à nos enfants
  16. L’historien voyageur
  17. Mes chaussures
  18. L’affaire Geremek, la mémoire et la politique
  19. La lettre et le clavier
  20. Réconciliation nationale
  21. Vacances françaises
  22. Retournements de veste
  23. Incertitudes
  24. L’historien et le futur
  25. Dans un nuage de fumée
  26. Argent noir
  27. « Panem et circenses »
  28. Les français et le roi
  29. Du côté de ma mère
  30. Portraits de famille
  31. Automne
  32. Affaires criminelles
  33. La mort de Jean d’Ormesson
  34. De la Terreur
  35. Un ministère de la morale
  36. La mémoire, les turcs et moi
  37. Parlez-vous le franglais ?
  38. Les chiens de ma femme
  39. Nos ancêtres les Gaulois
  40. Quand les vaches se mettent à parler
  41. Sexe, pouvoir et politique
  42. Souvenirs de guerre
  43. Mon oncle de Russie
  44. Un balcon pour l’histoire
  45. Retour à Venise
  46. Remerciements
  47. Achevé