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La Tortue d'Eschyle et autres morts stupides de l'Histoire
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Citations
Ă propos de ce livre
De l'AntiquitĂ© Ă nos jours, la grande et la petite histoire s'entremĂȘlent, invitant Ă mĂ©diter sur la fragilitĂ© du destin. La plupart de ces personnages disparus prĂ©maturĂ©ment, pour des causes stupides, auraient peut-ĂȘtre modifiĂ© la marche du monde s'ils avaient vĂ©cu plus longtemps. On parle souvent de l'ironie de l'Histoire: ce livre montre que, dans le genre grinçant, elle n'a pas de limites. 120 biographies Par David Alliot, Philippe Charlier, Olivier Chaumelle, FrĂ©dĂ©ric Chef, Bruno Fuligni et Bruno LĂ©andri. Avec des dessins de Daniel Casanave.
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Sujet
Social SciencesSous-sujet
SociologyIX. Trop snob
Ătre tuĂ© par une tortue, un baquet, un verre dâeau, un singe domestique, une mouche ou une guitare nâest pas donnĂ© Ă tout le monde : il y a toujours des singuliers pour faire leur intĂ©ressant, des inclassables qui Ă©chappent Ă toute volontĂ© de taxinomie⊠Ces excentriques du trĂ©pas constituent en quelque sorte lâaristocratie de la mort stupide : chapeau bas devant ces corbillards qui semblent des chars de carnaval !
Eschyle (v. 525-456 av. J.-C.)
Ouvre-boßte malgré lui
Par une faveur du hasard, une des plus anciennes morts stupides de lâhistoire peut aussi prĂ©tendre Ă une des plus hautes places sur le podium de lâabsurde funĂšbre, tant ses circonstances relĂšvent dâune conjecture improbable. Seconde particularitĂ© et non la moindre, si la vie du tragĂ©dien athĂ©nien Eschyle est incomplĂštement connue, parsemĂ©e de zones dâombre et dâĂ©pisodes confus, sa mort, mĂȘme si sa date en reste incertaine, a Ă©tĂ© dĂ©taillĂ©e en long et en large dans la plupart des tentatives de biographie de lâauteur des Perses.
En voici la version la plus commune : invitĂ© par le roi de Syracuse, HiĂ©ron, Eschyle se rend en Sicile en 456 av. J.-C. Il se promĂšne un jour aux alentours de la ville de Gela, sâassoit pour contempler le paysage lorsquâun rapace vole au-dessus de lui, cherchant un endroit appropriĂ© pour y lĂącher de trĂšs haut sa proie : une tortue, dont il faut briser la carapace pour se repaĂźtre du contenu. De son Ćil perçant, lâoiseau repĂšre alors un magnifique rocher rond et clair : il lĂąche le reptile avec une grande prĂ©cision, lequel vient sâĂ©clater sur le crĂąne chauve du tragĂ©dien, qui meurt sur le coup.
La plus belle des variantes vient de Pline lâAncien, qui raconte dans son Histoire naturelle (X, 3, 2) quâun oracle avait fait Ă Eschyle, peu de temps auparavant, une sombre prĂ©diction : il lui avait assurĂ© quâil mourrait de la chute dâune maison. Notons quâEschyle se trouvait alors dans les environs de lâEtna, dont les caprices telluriques Ă©taient largement connus du monde antique, et que lâeffondrement inopinĂ© dâune bĂątisse Ă la suite dâune secousse volcanique nâavait rien dâinvraisemblable. Câest donc pour Ă©chapper Ă ce funeste sort que le poĂšte passait le plus clair de sa vie dehors, se rendant ainsi dâautant plus facilement repĂ©rable par un rapace. Et sa proie particuliĂšre rendit conforme la prĂ©diction de lâoracle.
ConfrontĂ©e Ă la science, lâanecdote nâest pas non plus complĂštement dĂ©nuĂ©e de vraisemblance. Il existe un rapace alors commun en Sicile, le gypaĂšte barbu, dont le mode dâalimentation trĂšs connu des ornithologistes consiste Ă prĂ©lever sur les cadavres dâanimaux les os creux, crĂąne, fĂ©mur, etc., et Ă les briser en les projetant de haut sur un rocher, afin dâen manger le contenu.
Alors, lâhistoire est-elle vraie ? Des gĂ©nĂ©rations de tragĂ©diens, de gypaĂštes et de tortues attendent la rĂ©ponse Ă cette question. Une chose est sĂ»re : dans les biographies les plus sĂ©rieuses, si le lieu est retenu, si la date reste approximative Ă deux ans prĂšs, lâhistoire est toujours donnĂ©e comme une lĂ©gende. Une autre chose est sĂ»re : depuis Pline lâAncien, elle a rĂ©guliĂšrement Ă©tĂ© rapportĂ©e, des recueils factuels de Valerius Maximus au ier siĂšcle, au lexique de Suidas au xe siĂšcle, ce qui nâen fait pas une lĂ©gende urbaine ou rurale pour autant, mais tĂ©moigne au moins du fait que lâanecdote plaĂźt Ă tous les auditoires. Heureusement pour les chauves, lâaire de rĂ©partition des gypaĂštes sâest considĂ©rablement restreinte. (B. L.)
XĂ©nocrate (v. 396-v. 314 av. J.-C.)
Du Banquet au baquet
Selon DiogĂšne LaĂ«rce, dont la Vie des philosophes illustres fourmille de biographies invĂ©rifiables, XĂ©nocrate Ă©tait « fils dâAgathĂ©nor, originaire de ChalcĂ©doine », ce qui classe son homme.
Venu sâinstruire Ă AthĂšnes, il compte parmi les disciples de Platon, dont il semble dâailleurs le cancre. « Il avait lâesprit si lent, que Platon le comparant Ă Aristote disait : ââPour lâun, jâai besoin dâun frein, et pour lâautre dâun Ă©peron.ââ »
Peu agile de ses mĂ©ninges, XĂ©nocrate dĂ©couvre les vertus dâune extrĂȘme gravitĂ©, attitude qui procure au plus bornĂ© tous les dehors de lâintelligence. Homme austĂšre, au visage sĂ©vĂšre, il se fait une rĂ©putation de philosophe incorruptible, sobre et dĂ©tachĂ©, au point que la courtisane PhrynĂ©, quâon place un soir dans sa couche oĂč elle Ă©puisera toutes les ressources de son art, se plaindra de ne rien pouvoir tirer dâune pareille statue.
Patient et laborieux, XĂ©nocrate va succĂ©der Ă son maĂźtre et Ă Speusippe, pour diriger lâAcadĂ©mie pendant vingt-cinq ans, inaugurant le processus selon lequel câest aux plus mĂ©diocres enseignants quâest confiĂ©e la direction des Ă©tablissements universitaires. Tout cela se passait il y a fort longtemps, « sous lâarchontat de Lysimaque » : pour les ignares, vers lâan 339 av. J.-C.
Ces fonctions conservent et lâimpassible XĂ©nocrate atteint la seconde annĂ©e de la cent dixiĂšme olympiade : pour les mĂȘmes, lâan 314 av. J.-C. ĂgĂ© de plus de quatre-vingts ans, le philosophe en chef se lĂšve une nuit et, tĂątonnant, tombe dans un baquet. Ce que DiogĂšne LaĂ«rce exprime par cette Ă©pitaphe en vers :
Tombant dans un bassin de bronze, il se heurta
Le front, poussa un grand cri et mourut,
XĂ©nocrate, lâhomme universel !
Parmi ses Ćuvres nombreuses, un TraitĂ© de la mort lui est attribuĂ©. (B. F.)
Chrysippe (v. 280-v. 207 av. J.-C.)
RicĂąnement
NĂ© Ă Soles, ville de Cilicie oĂč on parlait si mal le grec quâelle a donnĂ© le mot de « solĂ©cisme », Chrysippe vient se frotter de belle culture attique en sâĂ©tablissant Ă AthĂšnes, oĂč il devient disciple du philosophe stoĂŻcien ClĂ©anthe.
Cet enseignement ne fait pas vraiment de lui un rigolo, dâautant quâĂ une pensĂ©e rigoriste qui pourfend le matĂ©rialisme joyeux dâĂpicure, Chrysippe allie une vanitĂ© sans bornes. « Enseignez-moi seulement les dogmes, je trouverai moi-mĂȘme les dĂ©monstrations », dit-il un jour Ă son maĂźtre. PressĂ© de sâĂ©tablir Ă son compte, il se fait connaĂźtre comme rhĂ©teur par des finesses dialectiques de cet acabit : « Ce que tu dis passe par ta bouche ; tu dis le mot charrette, donc une charrette passe par ta bouche. » Ou encore : « Ce qui est Ă MĂ©gare nâest point Ă AthĂšnes ; il y a des hommes Ă MĂ©gare, donc il nây en a point Ă AthĂšnes. » Et son sommet de spĂ©culation abstraite, son grand succĂšs : « Vous avez ce que vous nâavez pas perdu ; vous nâavez pas perdu des cornes, donc vous avez des cornes. »
Ces syllogismes truquĂ©s sont Ă peu prĂšs toute son Ćuvre car, si Chrysippe a publiĂ© de nombreux ouvrages, dont DiogĂšne LaĂ«rce nous a transmis la liste, ces derniers sont perdus et ce nâest pas plus mal : lâessentiel en Ă©tait copiĂ© sur les vrais penseurs de son temps !
NĂ© trop tĂŽt pour parader Ă Saint-Germain-des-PrĂ©s, cet imposteur prĂ©tentieux et sentencieux serait tombĂ© dans un oubli profond sans les circonstances quelque peu farfelues de sa mort. InvitĂ© par ses disciples Ă un banquet de sacrifice, il voit un Ăąne qui mange des figues disposĂ©es pour les convives sur un plateau dâargent. « Quâon lui donne Ă boire ! » lance Chrysippe Ă la cantonade, et ravi de ce bon mot, part dans un fou rire interminable, si violemment irrĂ©pressible quâil en rĂąle, suffoque et, finalement, expire.
Il est permis de penser que, dans un sursaut dâhonnĂȘtetĂ© intellectuelle, Chrysippe dut trouver hilarant quâun Ăąne vĂ©ritable se soit joint au groupe dâindividus assez bĂȘtes pour suivre lâenseignement dâun philosophe aussi frelatĂ© que lui ; son stoĂŻcisme et toutes les ressources de la dialectique ne pouvaient rien contre ce saisissant raccourci, dont la seule issue fut un rire destructeur et fatal. (B. F.)
Bertrand du Guesclin (v. 1320-1380)
La soif de conquĂȘtes
Enfant rude et malgracieux, Bertrand du Guesclin cause lâeffroi de ses gĂ©niteurs en naissant en 1320 au manoir de la Motte-Broons, non loin de Dinan. On refuse la carriĂšre des armes Ă ce guerrier, qui se cache en forĂȘt de BrocĂ©liande, oĂč il devient chef de bande. La peste sâabat, on exĂ©cute les mendiants et les juifs, convaincus dâempoisonner sources et fontaines. Les guerres de succession agitent la Bretagne, du Guesclin refuse de voir le duchĂ© offert en pĂąture aux soudards anglais. Il participe en 1357 Ă la dĂ©fense de Rennes assiĂ©gĂ©e par le duc de Lancastre. Il vole au secours de la France et de Charles V Ă la bataille de Cocherel, quâil remporte en 1361. ConquĂ©rant, il se couvre de gloire en Castille, aux cĂŽtĂ©s dâHenri de Trastamare, qui dispute le trĂŽne Ă Henri le Cruel.
Revenu en France en 1370, il est fait connĂ©table et repousse les Anglais de chacune des provinces du royaume, lors dâembuscades qui feront sa gloire posthume. Poursuivant ses campagnes contre les Grandes Compagnies, au cours de lâĂ©tĂ© 1380 il dĂ©fend ChĂąteauneuf-de-Randon. Il fait trĂšs chaud ce 6 juillet, et selon une tradition bien Ă©tablie en GĂ©vaudan, le connĂ©table boit de lâeau froide â semble-t-il un peu trop â Ă la fontaine de Gloze, sous le village dâAlbuges. Le chevalier tĂ©mĂ©raire sâinflige alors une pneumonie ou une dysenterie. Il sâalite aussitĂŽt, son Ă©tat sâaggrave. Le 9, du Guesclin se confesse et mande un notaire pour lui dicter son testament. Brave, il mĂšne son dernier combat contre la mort et le 13 connaĂźt son trĂ©pas. Tous pleurent, Anglais compris.
Le retour de la dĂ©pouille mortelle est organisĂ©. Il faut faire vite : la chaleur accĂ©lĂšre la dĂ©composition. Au Puy-en-Velay, on embaume le corps gĂątĂ©. Les entrailles sont remplacĂ©es par des aromates et ensevelies en lâĂ©glise des FrĂšres prĂȘcheurs. Le 18 juillet, le cadavre parvient Ă Montferrand, dans un Ă©tat de corruption trĂšs avancĂ©. « Le corps de monseigneur Bertrand fut bouilli en lâeau, et fut ĂŽtĂ©e toute la chair et les os, et fut coulĂ© dans le corps de la glaise. » Les restes du dĂ©funt sont alors sĂ©parĂ©s, le cĆur fait route vers lâĂ©glise des Jacobins de Dinan. Charles V entend que les os de son bien-aimĂ© connĂ©table soient inhumĂ©s aux cĂŽtĂ©s de la reine Jeanne de Bourbon, dans la chapelle Saint-Jean-Baptiste de la basilique de Saint-Denis, quâil sâapprĂȘte Ă rejoindre, lui aussi. (F. Ch.)
FernĂŁo de MagalhĂŁes dit Magellan (v. 1480-1521)
Une parade de trop
FernĂŁo de MagalhĂŁes, Maghellanes et Magellanus sont un seul et mĂȘme illustre personnage quâon nommera par commoditĂ© : Magellan. Cet homme fait profession, pour le compte du roi de Portugal et de Dieu lui-mĂȘme, dâaller chercher au-delĂ des mers lointaines Ă©pices et nouveaux territoires.
En 1518, Magellan se met au service de Charles Quint, roi dâEspagne, quâil convainc de la possibilitĂ© et de la nĂ©cessitĂ© de trouver le passage entre les ocĂ©ans Atlantique et Indien. Dâeffectuer le tour du monde, en dâautres termes. On arme cinq navires dans le but de rĂ©aliser cette promenade â le Trinidad commandĂ© par Magellan lui-mĂȘme, le San Antonio, le ConcepciĂłn, le Victoria et le Santiago â, on y enrĂŽle une cohorte de rastaquouĂšres prĂȘts Ă se lancer dans lâinconnu le plus total et la flotte ainsi constituĂ©e quitte lâEspagn...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Présentation
- Page de titre
- Exergue
- Les auteurs
- Avant-propos
- I. Trop gourmands
- II. Trop libertins
- III. Trop radins
- IV. Trop curieux
- V. Trop sensibles
- VI. Trop exposés
- VII. Trop actifs
- VIII. Trop tranquilles
- IX. Trop snob
- X. Trop beau pour ĂȘtre vrai
- Conclusion
- Copyright