1. La biche
Ce 4 octobre 1904 est le plus beau jour de sa vie. Adèle s’éveille. Elle a passé une bonne nuit. Ses draps ont été changés sans qu’elle s’en souvienne ; ils sentent la délicieuse odeur du frais. Un printemps semble s’être glissé jusqu’au fond du lit. Elle observe le décor de sa chambre comme si elle le découvrait pour la première fois. Tout est tellement différent en elle.
Les suites de l’accouchement la font souffrir, elle a du mal à se mouvoir et à se tourner vers le berceau blanc. Elle se sent encore incapable de se lever. Son ventre lui donne l’impression d’avoir été déchiré, elle ne distingue plus la zone engourdie de son sexe. Qu’importe, elle veut voir son enfant. Elle veut le sentir à nouveau contre elle, presser ce petit corps chaud contre sa poitrine. Elle a demandé qu’il ne soit pas emmailloté de façon trop serrée. Elle ressent le manque de sa peau toute fripée contre elle. Son joli petit visage qu’elle n’a pas suffisamment eu le temps d’admirer ressemble à celui de Karl, son frère chéri.
Du berceau, elle n’entend que le silence. Avec difficulté, elle se redresse dans son lit en prenant appui sur la paume de ses deux mains, elle lève le menton, puis tend le cou vers le petit lit pour s’apercevoir que Fritz n’y est pas. La sage-femme a dû le prendre pour refaire ses langes. Elle aussi a besoin d’être changée, elle a perdu beaucoup de sang, l’humidité qu’elle sent entre ses jambes l’incommode.
Adèle saisit la cloche, l’agite fébrilement à trois reprises, avec plus d’impatience la dernière fois. Sa femme de chambre arrive aussitôt.
– Hannah, je voudrais que l’on m’amène mon petit.
La jeune femme baisse les yeux, regarde ses chaussures et balbutie :
– Je préviens, madame, je préviens.
Elle détourne la tête avant de s’échapper de la pièce.
Adèle attend. Elle a tellement hâte de prendre son enfant dans les bras. Elle ne veut pas penser au malheur de l’année précédente. Fritz ne remplacera jamais cette petite fille mort-née avant terme. Mais il est là désormais, elle est prête à lui offrir tout l’amour contenu depuis ce jour maudit. Elle n’oubliera jamais la date du drame, le 24 février. Elle avait été anéantie. Ni le médecin ni la sage-femme n’avaient accepté qu’elle voie cet enfant mort. Pire encore, la petite n’avait reçu ni prénom ni sépulture. Ils parlaient d’une fausse couche alors qu’elle venait de dépasser le sixième mois de grossesse. Des heures durant, elle avait fixé la neige qui tombait, tout était glacial. À l’extérieur comme à l’intérieur de son âme.
Mais son fils est là désormais. Elle ne doit pas ressasser ce malheur, mais se consacrer à Fritz tout juste arrivé au monde, un cadeau du ciel qu’elle va retrouver d’une minute à l’autre. Elle pourra le couvrir de baisers. Il n’est pas bien gros, c’est vrai, cet enfant, mais il prendra vite du poids. Et Adèle aussi récupérera vite de cet accouchement interminable. Des heures à entendre la sage-femme lui ordonner de pousser, pousser encore. Elle a cru qu’elle n’y parviendrait jamais. Comme si ce petit malin se trouvait si bien à l’intérieur d’elle-même qu’il ne voulait pas sortir. Comme s’il n’était pas encore prêt à connaître sa mère.
« Mais que font-ils donc avec mon bébé ? », s’interroge Adèle.
Elle s’impatiente. Elle attrape la cloche et sonne à nouveau. Cette fois c’est Thérèse, sa sœur aînée, qui entre dans la pièce.
– Ma Thédy adorée, je suis heureuse de te voir, mais tu arrives trop tôt. Ils ne m’ont pas encore rendu mon fils. J’ai hâte de te le présenter !
C’est la première fois qu’elle prononce « mon fils ». Au moment même où ces deux mots s’échappent de ses lèvres, ils résonnent en elle, diffusant bonheur et fierté. Elle n’a pas seulement un enfant, elle a désormais un fils : Fritz Bloch. Il accomplira de grandes choses. Il ne peut en être autrement, elle a tant d’amour à lui prodiguer.
Thérèse s’approche, les yeux embués de larmes.
– Mais Thédy, pourquoi pleures-tu ? Je suis si heureuse. Tu vas voir comme Fritz est beau, il est magnifique, il ressemble à notre Karl ! Il a la bouche aussi délicatement dessinée. Qu’attends-tu pour me féliciter !
L’aînée prend sa jeune sœur dans ses bras. Ses larmes se métamorphosent en longs sanglots. Adèle comprend l’émotion de Thérèse. Elle avait été tellement triste pour elle quand la petite, née trop tôt, s’était transformée aussitôt en ange.
Adèle la rassure.
– Je ne pensais plus connaître un aussi grand bonheur. Te rends-tu compte, ma Thédy, quand Fritz pourra jouer avec ses cousins, quelle joie ce sera !
– Mon Adèle chérie, c’est terrible. Fritz s’en est allé.
Thérèse ne parvient pas à achever sa phrase, les sanglots la font suffoquer. Hagarde, le regard fixe, Adèle n’émet aucun son, ne verse aucune larme. Elle est figée. Même sa respiration paraît avoir cessé.
Thérèse serre la main de sa sœur et se retire de la pièce sans un mot, laissant Ferdinand, qui attendait derrière la porte, la relayer. Il a les yeux gonflés et rougis. Il ne sait comment s’y prendre lui non plus, mais qui sait trouver les mots quand le malheur frappe à nouveau et si durement ?
– Son cœur s’est arrêté, il n’y a rien eu à faire, ma chérie. Notre petit Fritz a rejoint sa sœur. Peut-ê...