On ne vous a jamais vue ici, madame
Avec les gilets jaunes
Il est 18 heures et il fait dĂ©jĂ sombre, ce vendredi de janvier, Ă mon arrivĂ©e devant les portes encore fermĂ©es de lâAgora. Caroline nâa pas pu se libĂ©rer ce soir-lĂ ; câest son tour de garder son fils, ce week-end. Je suis venue seule, Ă vĂ©lo, mon gilet jaune de sĂ©curitĂ© sur le dos. Je nâai pas encore eu lâoccasion de dĂ©couvrir cette nouvelle salle du quartier Saint-Marc, lâun des deux quartiers dâhabitat social de Romorantin. Construit en 2013 dans le cadre de lâopĂ©ration de renouvellement urbain, lâĂ©difice municipal respire encore le neuf. Un petit groupe de gilets jaunes se tient devant la porte dâentrĂ©e de ce bĂątiment rose saumon. Câest aussi pour eux que je suis revenue Ă Romorantin. Il fallait que je les observe, que je les rencontre. Jâavais Ă©videmment suivi le mouvement au niveau national Ă travers le travail des consĆurs et confrĂšres, mais de quelle nature Ă©tait ce tremblement populaire Ă Romo ? Qui Ă©taient les gilets jaunes de Romorantin ? Je voulais connaĂźtre leur parcours collectif et, pourquoi pas, leurs histoires individuelles. Dans un message que jâavais publiĂ© sur leur page Facebook, jâavais prĂ©venu de mon arrivĂ©e.
Ă Romo, les gilets jaunes tiennent rĂ©union chaque semaine dans cette salle du quartier, situĂ©e entre le cafĂ© frĂ©quentĂ© par les habitants de la communautĂ© franco-turque et les deux mosquĂ©es de la ville. Les oppositions de principe entre « types » dâhabitants sont donc bien loin de la rĂ©alitĂ©. MĂȘme si, aux dires des commentateurs de tĂ©lĂ© ou des chroniqueurs radio, il existerait une sorte de frontiĂšre entre les « petits Blancs », comme on les appelle, et les habitants de ces quartiers populaires. Nâentend-on pas certains qualifier rĂ©guliĂšrement ces quartiers de « ghettos communautaires », de « zones de non-droit » qui seraient inaccessibles et hostiles aux gens nây vivant pas ? Et pourtant ici, Ă quelques mĂštres, juste en face de la salle de rĂ©union des gilets jaunes, sur la mĂȘme rue Hubert-Fillay, les membres de lâassociation culturelle marocaine ont invitĂ© plusieurs personnalitĂ©s locales Ă partager le repas de la fĂȘte de la fin de ramadan dans leur salle de priĂšre, dont Nicolas Pelat, curĂ© de la paroisse Saint-Ătienne de Romorantin.
LâobscuritĂ© est maintenant tombĂ©e et, avec elle, la tempĂ©rature devient glaciale. Les nuits dâhiver solognotes sont parmi les plus froides du pays. Daniel, 65 ans, fait entrer tout le monde. Ancien chef dâentreprise spĂ©cialisĂ© dans la rĂ©frigĂ©ration et le chauffage, retraitĂ© depuis 2016, il est lâun des leaders du mouvement Ă Romorantin. Câest Ă lui que la mairie a confiĂ© les clĂ©s de lâAgora. Ce soir, une trentaine de personnes ont rĂ©pondu prĂ©sent. Câest bien moins quâau dĂ©but de la mobilisation, deux mois auparavant, lorsquâun millier de personnes se retrouvaient sur les ronds-points de Romo. Chacun se met Ă dĂ©plier et installer les chaises, soigneusement rangĂ©es en fond de salle. Un peu machinalement, je fais comme eux. Les murs sont tapissĂ©s de dessins multicolores dâenfants, sur les tables une dizaine de jeux de sociĂ©tĂ© sont empilĂ©s et au beau milieu de la piĂšce trĂŽne un babyfoot. Câest ici que les enfants et les ados du quartier se retrouvent aprĂšs la classe ou pendant les vacances scolaires. Dans quelques minutes, lâendroit rĂ©sonnera des dĂ©bats dâune trentaine dâadultes sur le rĂ©fĂ©rendum citoyen, le pouvoir dâachat ou lâimpĂŽt sur la fortune. Ici, chaque vendredi soir, les gilets jaunes de Romorantin tentent de rĂ©flĂ©chir Ă la sociĂ©tĂ© que nous laisserons aux futures gĂ©nĂ©rations.
Tandis que Daniel commence la rencontre par la vente de pinâs « gilets jaunes » Ă 2 euros au profit de la cagnotte du mouvement, je perçois des chuchotements dans mon dos. En me retournant, je me rends compte quâon me dĂ©visage. Les regards sont trĂšs insistants. Ă ma gauche, quelques-uns Ă©pluchent mon profil sur les rĂ©seaux sociaux, certains se refilent leurs tĂ©lĂ©phones portables avec un petit sourire en coin. Je fais comme si de rien nâĂ©tait. AprĂšs tout, je suis journaliste, mes comptes professionnels, mes posts, mes articles sont publics, consultables par tous.
Jâattends que chacun se soit installĂ© pour me prĂ©senter Ă tous. Mais Daniel dĂ©gaine plus vite que moi : « On ne vous a jamais vue ici, madame. Ce serait bien que vous vous prĂ©sentiez car, nous, on aime bien savoir Ă qui on a affaire. »
Me voilĂ debout, face aux trente gilets jaunes, que je prends soin de regarder un par un, droit dans les yeux. Ce moment est important pour moi : câest la premiĂšre fois que je prĂ©sente mon enquĂȘte actuelle Ă une petite assemblĂ©e, et je le fais devant les gilets jaunes de ma ville de naissance. En face de moi, des travailleurs, deux ados, des jeunes actifs, des mĂšres et pĂšres de famille, des retraitĂ©s, quelques demandeurs dâemploi⊠JâĂ©voque mon enfance Ă Romorantin, je raconte mon attachement Ă cette ville. Je rĂ©sume briĂšvement ma carriĂšre, insistant sur le livre que je suis en train dâĂ©crire : le rĂ©cit de mon retour Ă Romorantin et des retrouvailles avec ceux aux cĂŽtĂ©s de qui jâai grandi. On mâĂ©coute, les regards sont attentifs, les visages concentrĂ©s. Ni animositĂ© ni mĂ©fiance apparentes. Plus je parle, plus je les sens rĂ©ceptifs. Puis Daniel intervient : « On va soumettre votre prĂ©sence au vote. » JâĂ©tais Ă mille lieues dâimaginer une telle dĂ©cision⊠Tout au plus, je mâattendais Ă devoir convaincre, rassurer sur mes intentions. Câest devenu si frĂ©quent dans lâexercice de notre mĂ©tier aujourdâhui, je mây suis habituĂ©e. « Vous ne travaillez pas pour BFM ? » renchĂ©rit quelquâun. « Vous ĂȘtes indĂ©pendante, ça veut dire quoi ? » mâinterroge-t-on. « Pour qui travaillez-vous ? » me lance un autre. Je prends le temps de rĂ©pondre aux questions, et Daniel sâavance : « Alors, est-ce que vous votez contre la prĂ©sence de madame la journaliste Ă notre rĂ©union ? » Ma gorge se serre. Je nâose pas imaginer que les participants vont voter contre moi, la fille du coin. Je leur confie ma stupĂ©faction. Ils rient. Je crois avoir dĂ©celĂ©, dans la moue de certains, du scepticisme. Finalement, personne ne lĂšvera la main pour voter mon Ă©viction. Je suis soulagĂ©e. Je ressens comme une petite victoire â câest dire si nous, professionnels des mĂ©dias, avons intĂ©grĂ© cette mĂ©fiance. Quelques minutes plus tard toutefois, Charlie, 18 ans, le plus jeune des gilets jaunes de Romorantin, prend la parole. « Faites attention ! Il se peut quâil y ait des micros ici. Personne ne peut dire quâon nâest pas surveillĂ©s. Je vous le dis, moi je nâai pas confiance en tout le monde ici. » Autour, si certains sont interrogatifs, la plupart acquiescent. De nouveau, quelques regards lourds se posent sur moi.
Ă Romorantin, les gilets jaunes ont entre 25 et 65 ans. Ils se nomment SĂ©golĂšne, Daniel, Cindy, Jean-François, Caroline, David, Ălise, Lilian, BĂ©atrice, Bruno, Pilar, Isabelle, Patrick, Murielle⊠Autant de femmes que dâhommes. Ils ne se connaissaient pas auparavant, ne sâĂ©taient jamais engagĂ©s. Les voilĂ dĂ©sormais qui battent le pavĂ© plusieurs fois par mois, animent le collectif sur leurs rĂ©seaux sociaux, occupent le rond-point menant Ă lâA85, argumentent. Bref, ils font de la politique concrĂšte, eux qui, pour beaucoup, ont pourtant dĂ©sertĂ© les urnes depuis des annĂ©es, dĂ©goĂ»tĂ©s des trahisons successives et des promesses non tenues. Leurs revendications ? Celles que lâon entend chaque samedi depuis le 17 novembre 2018, dans les villes de France : hausse des petits salaires, justice fiscale, maintien des services publics, meilleure participation des citoyens au processus dĂ©mocratique. La taxe carbone, câest, disent-ils, « la goutte dâessence de trop qui nous a rĂ©veillĂ©s et qui a tout fait dĂ©border ». Car ils nâont pas dâautre choix que dâutiliser leur voiture pour aller travailler, conduire leurs enfants Ă lâĂ©cole ou aller faire leurs courses au centre commercial. Ces gilets jaunes viennent de Romorantin, mais aussi de villages alentour que je connais bien, situĂ©s dans un rayon dâune cinquantaine de kilomĂštres : Saint-Loup-sur-Cher, Montrichard, GiĂšvres, Salbris, Villefranche-sur-Cher, ChĂątres-sur-Cher⊠Chaque jour, beaucoup sont forcĂ©s de faire vingt, trente, cinquante kilomĂštres en voiture, parfois plus, sur un territoire non desservi par les transports en commun.
Ils en ont assez dâĂȘtre dĂ©crits comme des pollueurs insensibles Ă la cause Ă©cologique. « La voiture, ce nâest pas un luxe pour nous, câest un outil de survie. Sans elle, on ne bosse pas. On fait comment ? » rĂ©agissait lâun des gilets jaunes de Romo lors dâune rĂ©union. « Et la pollution par le kĂ©rosĂšne non taxĂ© des jets privĂ©s et des gros avions de tous ces donneurs de leçons, câest peut-ĂȘtre nous aussi ? » lançait un autre, excĂ©dĂ© de voir toujours les mĂȘmes â les pauvres â pointĂ©s du doigt.
Depuis leurs bleds de ce sud du Loir-et-Cher oĂč ils ont grandi, fondĂ© une famille, tous se sentent abandonnĂ©s, incompris par les Ă©lites. TraitĂ©s comme une misĂšre quâon cache sous le tapis. Ils nâont pas de mots assez durs contre ceux qui produisent des dĂ©cisions « dĂ©connectĂ©es » de leur quotidien. Le pouvoir, ils lâexĂšcrent. Ă chacune de leurs rĂ©unions, dans les cortĂšges des manifestations, sur le rond-point quâils occupent prĂšs de lâentrĂ©e de lâautoroute, ils expriment une colĂšre noire contre les Ă©lites, les institutions, les mĂ©dias aussi, les entreprises du CAC 40 « qui sâen mettent plein les poches pendant que les ouvriers triment pour trois francs six sous ». Ils en veulent profondĂ©ment Ă ces gens dâen haut qui, « au lieu de servir le peuple, ne font que le toiser, le mĂ©priser et lui distribuer les miettes dâun gĂąteau quâils se sont partagĂ© au prĂ©alable », « qui pĂ©rorent avec leurs formules rĂ©publicaines toutes faites mais considĂšrent leurs semblables comme des gueux, des bouseux, des moins-que-rien ». Ces Ă©lites, ils les vomissent, littĂ©ralement. Le prĂ©sident de la RĂ©publique, Emmanuel Macron, avec ses petites phrases assassines contre les plus faibles, concentre Ă lui seul lâexpression de cette rancĆur. « Fumier », « enculĂ© », « connard », les insultes fusent Ă sa seule Ă©vocation.
Il y a cette colĂšre assumĂ©e et ce quâils dĂ©cident dâen faire, la maniĂšre dont ils la transforment en argumentaires politiques. Pendant toutes ces semaines dâobservation de leur mouvement, jâai vu comment les gilets jaunes de Romorantin savaient se saisir de sources et dâinformations prĂ©cises pour analyser, Ă©tayer leurs propos. Au mĂȘme moment, certaines figures nationales du mouvement Ă©taient accusĂ©es de propager des intox sur les rĂ©seaux sociaux et dâencourager les thĂšses complotistes. Ă Romorantin, rien de tout ça : je les ai vus, lors de la premiĂšre rĂ©union du grand dĂ©bat national notamment, convoquer les chiffres des rĂ©sultats financiers des grandes entreprises, ceux des dividendes versĂ©s aux actionnaires, de lâĂ©vasion fiscale, notes Ă la main, pour dĂ©fendre avec sĂ©rieux et prĂ©cision leur position face aux militants locaux de la majoritĂ© macroniste. Des Ă©changes dâune remarquable qualitĂ©. Mais ils en Ă©taient persuadĂ©s : le gouvernement « les prenait pour des cons », ce grand dĂ©bat ne servirait quâĂ faire gagner du temps aux autoritĂ©s, Ă en profiter pour faire campagne en vue des europĂ©ennes sans questionner les privilĂšges ni le partage des richesses. ProfondĂ©ment en colĂšre, trĂšs dĂ©terminĂ©s mais paradoxalement tout Ă fait rĂ©signĂ©s.
Chaque vendredi soir, je me suis postĂ©e dans cette salle de lâAgora, le plus discrĂštement possible, petit micro dirigĂ© vers eux, carnet de notes et stylo Ă la main, appareil photo autour du cou. JâĂ©coutais attentivement, jâobservais, toujours en retrait. Je notais tout. Au fil de ces semaines auprĂšs dâeux, jâai vu parfois certains visages se tourner vers moi, avec des sourires gĂȘnĂ©s quand les critiques envers les mĂ©dias fusaient ou quand les propos de certains dĂ©rapaient. Un sentiment ambivalent mâenvahissait. Lâimpression dâĂȘtre en dehors et en dedans du mouvement. Je suis « en dehors », du fait de mon mĂ©tier de reporter, ce positionnement particulier de celle qui est lĂ pour les raconter, transmettre leur histoire, sans intervenir, sans parti pris, sans jugement. En dehors aussi, parce que, dĂ©sormais journaliste et parisienne, je fais partie Ă leurs yeux de ces Ă©lites quâils haĂŻssent, je suis passĂ©e de lâautre cĂŽtĂ©, jâai traversĂ© la frontiĂšre qui les sĂ©pare du monde des dĂ©cideurs, ceux qui façonnent leur destin par des actes et des mots sans leur demander leur avis. Mais au mĂȘme moment, je me sens profondĂ©ment « en dedans », avec eux, parce que je suis romorantinaise de naissance et de cĆur, que jâai grandi sur cette mĂȘme terre de Sologne. Parce que ces ressentiments profonds quâils expriment, cette colĂšre, ce sentiment dâĂȘtre mal nĂ©, marginalisĂ©, laissĂ© pour compte, je les connais trop bien.
Comme eux, moi aussi, jâai souvent eu lâimpression de ne pas appartenir Ă la bonne catĂ©gorie, de faire partie de ces gens quâon ne veut pas voir, qui ne comptent pas, condamnĂ©s Ă rester invisibles dans ce « trou du cul du monde », Ă ne jamais pouvoir sâĂ©lever, Ă devoir refuser lâambition ; rĂ©signĂ©s Ă rester Ă nos places de pauvres, de prolĂ©taires, de basanĂ©s, de bouseux. JâĂ©tais donc des leurs sans lâĂȘtre. JâĂ©tais avec eux mais, Ă leurs yeux, jâĂ©tais devenue une de leurs adversaires.
Eux aussi, les gilets jaunes, vis-Ă -vis de moi, Ă©taient tiraillĂ©s entre deux attitudes. Je nâĂ©tais pas la seule Ă devoir composer avec cette double considĂ©ration. Ă leurs yeux, jâĂ©tais souvent « les mĂ©dias », « les journalistes », sans distinction. Le reproche le plus persistant avait trait Ă la mĂ©diatisation du mouvement des gilets jaunes sur les chaĂźnes dâinfo, avec en ligne de mire BFM-TV. « Sensationnalisme », « partialitĂ© », « mensonges », « omissions », « dĂ©sinformation », « propagande » Ă©taient les termes qui revenaient le plus dans leur bouche pour caractĂ©riser le traitement Ă©ditorial de la chaĂźne. Ils en voulaient Ă BFM dâavoir minimisĂ© le nombre de manifestants dĂ©filant dans les rues le samedi, privilĂ©giant le comptage du ministĂšre de lâIntĂ©rieur, et dâavoir diffusĂ© en boucle des images de scĂšnes de casse et de chaos sur les Champs-ĂlysĂ©es tandis quâeux manifestaient pacifiquement en rĂ©gion. Je donnais des explications sur la pratique du mĂ©tier, sur la diffĂ©rence entre reporters et Ă©ditorialistes, sur lâĂ©conomie gĂ©nĂ©rale de ces chaĂźnes dâinfo, mais câĂ©tait peine perdue.
Ă force dâĂȘtre prĂ©sente, « tu as fini par faire partie du dĂ©cor », mâa un jour confiĂ© Daniel. Câest vrai, on ne mâa refusĂ© lâentrĂ©e Ă aucune rĂ©union. NĂ©anmoins, en plus dâĂȘtre journaliste, je mâappelle Nassira, je suis dâorigine marocaine â et cela en dĂ©rangeait quelques-uns, mĂȘme sâils se gardaient bien de le dire expressĂ©ment. Les remarques xĂ©nophobes ont Ă©tĂ© minoritaires lors de la dizaine de rĂ©unions auxquelles jâai participĂ© et lors des manifestations que jâai couvertes, mais elles ont bien existĂ©. Comme cette fois oĂč un gilet jaune, au cours dâune rĂ©union hebdomadaire, a affirmĂ© que « lorsque des Turcs de Romo se prennent des amendes, câest la mairie qui paye » et, quelques minutes plus tard, que « les deux mosquĂ©es des Turcs et des Arabes ont Ă©tĂ© financĂ©es par la mairie ». Ce qui nâa pas manquĂ© de susciter tollĂ© et rĂ©actions indignĂ©es dâune partie des autres gilets jaunes prĂ©sents, qui se sont immĂ©diatement tournĂ©s vers moi, comme pour se dĂ©solidariser de ces propos. « Attention Ă ne pas colporter des rumeurs », a averti Daniel.
Lâun des leaders du groupe, se dĂ©finissant lui-mĂȘme comme « patriote », sâamusait Ă surnommer « Bamako » tous les Noirs dont il parlait. Sans que cela fasse sourciller quiconque au sein de lâassemblĂ©e. Un autre, pour se moquer des Turcs de la mosquĂ©e dâĂ cĂŽtĂ©, sâest agenouillĂ© en pleine rĂ©union, feignant de se prosterner comme le font les musulmans en priĂšre⊠Sans compter les commentaires lors des rĂ©unions ou de lâune des sĂ©ances du fameux grand dĂ©bat, certains assumĂ©s, dâautres discrĂštement prononcĂ©s, sur ces « immigrĂ©s Ă qui on donne tout et qui volent le travail des Français » ou « ces Ă©trangers qui foutent la merde ». Je crois que le point dâorgue de mon malaise a Ă©tĂ© atteint Ă la mi-janvier 2019. Guillaume Peltier, le dĂ©putĂ© Les RĂ©publicains du Loir-et-Cher, avait donnĂ© rendez-vous aux Romorantinais pour ses vĆux de dĂ©but dâannĂ©e dans la salle de spectacles La Pyramide, Ă quelques minutes Ă pied de chez ma mĂšre. Dans le public Ă©taient prĂ©sents une dizaine de gilets jaunes dont jâavais commencĂ© Ă faire la connaissance. Lorsque le parlementaire, ancien du mouvement des jeunes du FN, sâest mis Ă fustiger « les Ă©trangers et les aides sociales qui leur sont attribuĂ©es », jâai vu les gilets jaunes, debout, lâapplaudir vivement. « Il a dit des choses sensĂ©es », mâa ensuite lancĂ© lâun dâeux pour se justifier.
Romorantin a placĂ© Marine Le Pen en tĂȘte au premier tour de la derniĂšre Ă©lection prĂ©sidentielle de 2017, quatre points devant Emmanuel Macron (avec 26,39 % des suffrages exprimĂ©s contre 22,33 % pour le candidat En Marche !). Ă lâĂ©chelle nationale, elle comptabilisait cinq points de moins. Quelques mois aprĂšs, en novembre 2017, la prĂ©sidente du FN a choisi Romorantin pour ĂȘtre lâune des villes du « tour de France de refondation » de son parti. Son meeting sâest tenu Ă la Fabrique Normant, le tout rĂ©cent centre culturel crĂ©Ă© par la ville en lieu et place de feu lâusine Matra Automobiles oĂč ont trimĂ© tant dâouvriers, notamment immigrĂ©s comme mon pĂšre. Dans notre paisible Sologne, lâextrĂȘme droite a tranquillement, subrepticement, sans bruit, fait son nid sur les cendres de la dĂ©sindustrialisation. Et dĂ©sormais, la voilĂ bien installĂ©e. En mai 2019, les Ă©lecteurs de Romorantin ont de nouveau placĂ© en tĂȘte le Rassemblement national lors des Ă©lections europĂ©ennes, avec 28 % des voix, soit cinq points de plus quâĂ lâĂ©chelle nationale. Il est loin le temps oĂč, lycĂ©ens, nous protestions le 23 avril 2002 contre Jean-Marie Le Pen, arrivĂ© au second tour de la prĂ©sidentielle. Quatre cents Ă©lĂšves dans les rues de la ville au cri de « LibertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ© », brandissant des pancartes rĂ©alisĂ©es avec les moyens du bord. Moi, poings levĂ©s, au premier plan de la manif, comme me lâa rappelĂ© une ancienne camarade en mâenvoyant lâarticle publiĂ© Ă lâĂ©poque par La Nouvelle RĂ©publique.
Quand jâai abordĂ© le sujet avec Daniel, le chef dâentreprise retraitĂ©, qui se dĂ©crit comme...