Les filles de Romorantin
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Les filles de Romorantin

  1. 110 pages
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Les filles de Romorantin

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Citations

À propos de ce livre

L'une est restĂ©e, l'autre est partie. C'est l'histoire de deux vies, l'histoire de deux France. Retournant dans la petite ville qui l'a vue naĂźtre, elle retrouve sa meilleure amie d'enfance, qui, elle, n'est jamais partie. Elle raconte l'histoire de deux filles. L'histoire de deux France. Durant tout son lycĂ©e, elle ne rĂȘve que d'une chose; fuir sa petite ville de Province. Fille d'ouvriers d'origine marocaine, elle gravit les Ă©tapes une Ă  une. Fait deux grandes Ă©coles, devient journaliste, interview des dĂ©cideurs, dirige un mĂ©dia. Mais au fond d'elle, naĂźt une culpabilitĂ©; celle d'avoir abandonnĂ© sa ville, Romorantin, au moment oĂč cette derniĂšre avait le plus besoin de ses enfants – lorsque la crise Ă©tait Ă  son comble, que les usines fermaient. Alors, elle dĂ©cide de revenir. En arpentant les rues, elle se rend compte avec dĂ©solation que la plupart des boutiques du centre ont mis la clef sous la porte. Elle essaye de comprendre. Pour cela, elle retrouve son amie d'enfance, Caroline est responsable de rayon au M. Bricolage de Romorantin. EngagĂ©e dans les gilets jaunes. Elle n'est jamais partie. Alors qu'elles sont nĂ©es au mĂȘme endroit, leur vie n'a maintenant rien Ă  voir. C'est alors l'occasion de peindre un portrait de la France Ă  deux visages.

Foire aux questions

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Informations

Éditeur
Iconoclaste
Année
2019
ISBN
9782378801212

On ne vous a jamais vue ici, madame

Avec les gilets jaunes

Il est 18 heures et il fait dĂ©jĂ  sombre, ce vendredi de janvier, Ă  mon arrivĂ©e devant les portes encore fermĂ©es de l’Agora. Caroline n’a pas pu se libĂ©rer ce soir-lĂ  ; c’est son tour de garder son fils, ce week-end. Je suis venue seule, Ă  vĂ©lo, mon gilet jaune de sĂ©curitĂ© sur le dos. Je n’ai pas encore eu l’occasion de dĂ©couvrir cette nouvelle salle du quartier Saint-Marc, l’un des deux quartiers d’habitat social de Romorantin. Construit en 2013 dans le cadre de l’opĂ©ration de renouvellement urbain, l’édifice municipal respire encore le neuf. Un petit groupe de gilets jaunes se tient devant la porte d’entrĂ©e de ce bĂątiment rose saumon. C’est aussi pour eux que je suis revenue Ă  Romorantin. Il fallait que je les observe, que je les rencontre. J’avais Ă©videmment suivi le mouvement au niveau national Ă  travers le travail des consƓurs et confrĂšres, mais de quelle nature Ă©tait ce tremblement populaire Ă  Romo ? Qui Ă©taient les gilets jaunes de Romorantin ? Je voulais connaĂźtre leur parcours collectif et, pourquoi pas, leurs histoires individuelles. Dans un message que j’avais publiĂ© sur leur page Facebook, j’avais prĂ©venu de mon arrivĂ©e.
À Romo, les gilets jaunes tiennent rĂ©union chaque semaine dans cette salle du quartier, situĂ©e entre le cafĂ© frĂ©quentĂ© par les habitants de la communautĂ© franco-turque et les deux mosquĂ©es de la ville. Les oppositions de principe entre « types » d’habitants sont donc bien loin de la rĂ©alitĂ©. MĂȘme si, aux dires des commentateurs de tĂ©lĂ© ou des chroniqueurs radio, il existerait une sorte de frontiĂšre entre les « petits Blancs », comme on les appelle, et les habitants de ces quartiers populaires. N’entend-on pas certains qualifier rĂ©guliĂšrement ces quartiers de « ghettos communautaires », de « zones de non-droit » qui seraient inaccessibles et hostiles aux gens n’y vivant pas ? Et pourtant ici, Ă  quelques mĂštres, juste en face de la salle de rĂ©union des gilets jaunes, sur la mĂȘme rue Hubert-Fillay, les membres de l’association culturelle marocaine ont invitĂ© plusieurs personnalitĂ©s locales Ă  partager le repas de la fĂȘte de la fin de ramadan dans leur salle de priĂšre, dont Nicolas Pelat, curĂ© de la paroisse Saint-Étienne de Romorantin.
L’obscuritĂ© est maintenant tombĂ©e et, avec elle, la tempĂ©rature devient glaciale. Les nuits d’hiver solognotes sont parmi les plus froides du pays. Daniel, 65 ans, fait entrer tout le monde. Ancien chef d’entreprise spĂ©cialisĂ© dans la rĂ©frigĂ©ration et le chauffage, retraitĂ© depuis 2016, il est l’un des leaders du mouvement Ă  Romorantin. C’est Ă  lui que la mairie a confiĂ© les clĂ©s de l’Agora. Ce soir, une trentaine de personnes ont rĂ©pondu prĂ©sent. C’est bien moins qu’au dĂ©but de la mobilisation, deux mois auparavant, lorsqu’un millier de personnes se retrouvaient sur les ronds-points de Romo. Chacun se met Ă  dĂ©plier et installer les chaises, soigneusement rangĂ©es en fond de salle. Un peu machinalement, je fais comme eux. Les murs sont tapissĂ©s de dessins multicolores d’enfants, sur les tables une dizaine de jeux de sociĂ©tĂ© sont empilĂ©s et au beau milieu de la piĂšce trĂŽne un babyfoot. C’est ici que les enfants et les ados du quartier se retrouvent aprĂšs la classe ou pendant les vacances scolaires. Dans quelques minutes, l’endroit rĂ©sonnera des dĂ©bats d’une trentaine d’adultes sur le rĂ©fĂ©rendum citoyen, le pouvoir d’achat ou l’impĂŽt sur la fortune. Ici, chaque vendredi soir, les gilets jaunes de Romorantin tentent de rĂ©flĂ©chir Ă  la sociĂ©tĂ© que nous laisserons aux futures gĂ©nĂ©rations.
Tandis que Daniel commence la rencontre par la vente de pin’s « gilets jaunes » Ă  2 euros au profit de la cagnotte du mouvement, je perçois des chuchotements dans mon dos. En me retournant, je me rends compte qu’on me dĂ©visage. Les regards sont trĂšs insistants. À ma gauche, quelques-uns Ă©pluchent mon profil sur les rĂ©seaux sociaux, certains se refilent leurs tĂ©lĂ©phones portables avec un petit sourire en coin. Je fais comme si de rien n’était. AprĂšs tout, je suis journaliste, mes comptes professionnels, mes posts, mes articles sont publics, consultables par tous.
J’attends que chacun se soit installĂ© pour me prĂ©senter Ă  tous. Mais Daniel dĂ©gaine plus vite que moi : « On ne vous a jamais vue ici, madame. Ce serait bien que vous vous prĂ©sentiez car, nous, on aime bien savoir Ă  qui on a affaire. »
Me voilĂ  debout, face aux trente gilets jaunes, que je prends soin de regarder un par un, droit dans les yeux. Ce moment est important pour moi : c’est la premiĂšre fois que je prĂ©sente mon enquĂȘte actuelle Ă  une petite assemblĂ©e, et je le fais devant les gilets jaunes de ma ville de naissance. En face de moi, des travailleurs, deux ados, des jeunes actifs, des mĂšres et pĂšres de famille, des retraitĂ©s, quelques demandeurs d’emploi
 J’évoque mon enfance Ă  Romorantin, je raconte mon attachement Ă  cette ville. Je rĂ©sume briĂšvement ma carriĂšre, insistant sur le livre que je suis en train d’écrire : le rĂ©cit de mon retour Ă  Romorantin et des retrouvailles avec ceux aux cĂŽtĂ©s de qui j’ai grandi. On m’écoute, les regards sont attentifs, les visages concentrĂ©s. Ni animositĂ© ni mĂ©fiance apparentes. Plus je parle, plus je les sens rĂ©ceptifs. Puis Daniel intervient : « On va soumettre votre prĂ©sence au vote. » J’étais Ă  mille lieues d’imaginer une telle dĂ©cision
 Tout au plus, je m’attendais Ă  devoir convaincre, rassurer sur mes intentions. C’est devenu si frĂ©quent dans l’exercice de notre mĂ©tier aujourd’hui, je m’y suis habituĂ©e. « Vous ne travaillez pas pour BFM ? » renchĂ©rit quelqu’un. « Vous ĂȘtes indĂ©pendante, ça veut dire quoi ? » m’interroge-t-on. « Pour qui travaillez-vous ? » me lance un autre. Je prends le temps de rĂ©pondre aux questions, et Daniel s’avance : « Alors, est-ce que vous votez contre la prĂ©sence de madame la journaliste Ă  notre rĂ©union ? » Ma gorge se serre. Je n’ose pas imaginer que les participants vont voter contre moi, la fille du coin. Je leur confie ma stupĂ©faction. Ils rient. Je crois avoir dĂ©celĂ©, dans la moue de certains, du scepticisme. Finalement, personne ne lĂšvera la main pour voter mon Ă©viction. Je suis soulagĂ©e. Je ressens comme une petite victoire – c’est dire si nous, professionnels des mĂ©dias, avons intĂ©grĂ© cette mĂ©fiance. Quelques minutes plus tard toutefois, Charlie, 18 ans, le plus jeune des gilets jaunes de Romorantin, prend la parole. « Faites attention ! Il se peut qu’il y ait des micros ici. Personne ne peut dire qu’on n’est pas surveillĂ©s. Je vous le dis, moi je n’ai pas confiance en tout le monde ici. » Autour, si certains sont interrogatifs, la plupart acquiescent. De nouveau, quelques regards lourds se posent sur moi.
À Romorantin, les gilets jaunes ont entre 25 et 65 ans. Ils se nomment SĂ©golĂšne, Daniel, Cindy, Jean-François, Caroline, David, Élise, Lilian, BĂ©atrice, Bruno, Pilar, Isabelle, Patrick, Murielle
 Autant de femmes que d’hommes. Ils ne se connaissaient pas auparavant, ne s’étaient jamais engagĂ©s. Les voilĂ  dĂ©sormais qui battent le pavĂ© plusieurs fois par mois, animent le collectif sur leurs rĂ©seaux sociaux, occupent le rond-point menant Ă  l’A85, argumentent. Bref, ils font de la politique concrĂšte, eux qui, pour beaucoup, ont pourtant dĂ©sertĂ© les urnes depuis des annĂ©es, dĂ©goĂ»tĂ©s des trahisons successives et des promesses non tenues. Leurs revendications ? Celles que l’on entend chaque samedi depuis le 17 novembre 2018, dans les villes de France : hausse des petits salaires, justice fiscale, maintien des services publics, meilleure participation des citoyens au processus dĂ©mocratique. La taxe carbone, c’est, disent-ils, « la goutte d’essence de trop qui nous a rĂ©veillĂ©s et qui a tout fait dĂ©border ». Car ils n’ont pas d’autre choix que d’utiliser leur voiture pour aller travailler, conduire leurs enfants Ă  l’école ou aller faire leurs courses au centre commercial. Ces gilets jaunes viennent de Romorantin, mais aussi de villages alentour que je connais bien, situĂ©s dans un rayon d’une cinquantaine de kilomĂštres : Saint-Loup-sur-Cher, Montrichard, GiĂšvres, Salbris, Villefranche-sur-Cher, ChĂątres-sur-Cher
 Chaque jour, beaucoup sont forcĂ©s de faire vingt, trente, cinquante kilomĂštres en voiture, parfois plus, sur un territoire non desservi par les transports en commun.
Ils en ont assez d’ĂȘtre dĂ©crits comme des pollueurs insensibles Ă  la cause Ă©cologique. « La voiture, ce n’est pas un luxe pour nous, c’est un outil de survie. Sans elle, on ne bosse pas. On fait comment ? » rĂ©agissait l’un des gilets jaunes de Romo lors d’une rĂ©union. « Et la pollution par le kĂ©rosĂšne non taxĂ© des jets privĂ©s et des gros avions de tous ces donneurs de leçons, c’est peut-ĂȘtre nous aussi ? » lançait un autre, excĂ©dĂ© de voir toujours les mĂȘmes – les pauvres – pointĂ©s du doigt.
Depuis leurs bleds de ce sud du Loir-et-Cher oĂč ils ont grandi, fondĂ© une famille, tous se sentent abandonnĂ©s, incompris par les Ă©lites. TraitĂ©s comme une misĂšre qu’on cache sous le tapis. Ils n’ont pas de mots assez durs contre ceux qui produisent des dĂ©cisions « dĂ©connectĂ©es » de leur quotidien. Le pouvoir, ils l’exĂšcrent. À chacune de leurs rĂ©unions, dans les cortĂšges des manifestations, sur le rond-point qu’ils occupent prĂšs de l’entrĂ©e de l’autoroute, ils expriment une colĂšre noire contre les Ă©lites, les institutions, les mĂ©dias aussi, les entreprises du CAC 40 « qui s’en mettent plein les poches pendant que les ouvriers triment pour trois francs six sous ». Ils en veulent profondĂ©ment Ă  ces gens d’en haut qui, « au lieu de servir le peuple, ne font que le toiser, le mĂ©priser et lui distribuer les miettes d’un gĂąteau qu’ils se sont partagĂ© au prĂ©alable », « qui pĂ©rorent avec leurs formules rĂ©publicaines toutes faites mais considĂšrent leurs semblables comme des gueux, des bouseux, des moins-que-rien ». Ces Ă©lites, ils les vomissent, littĂ©ralement. Le prĂ©sident de la RĂ©publique, Emmanuel Macron, avec ses petites phrases assassines contre les plus faibles, concentre Ă  lui seul l’expression de cette rancƓur. « Fumier », « enculĂ© », « connard », les insultes fusent Ă  sa seule Ă©vocation.
Il y a cette colĂšre assumĂ©e et ce qu’ils dĂ©cident d’en faire, la maniĂšre dont ils la transforment en argumentaires politiques. Pendant toutes ces semaines d’observation de leur mouvement, j’ai vu comment les gilets jaunes de Romorantin savaient se saisir de sources et d’informations prĂ©cises pour analyser, Ă©tayer leurs propos. Au mĂȘme moment, certaines figures nationales du mouvement Ă©taient accusĂ©es de propager des intox sur les rĂ©seaux sociaux et d’encourager les thĂšses complotistes. À Romorantin, rien de tout ça : je les ai vus, lors de la premiĂšre rĂ©union du grand dĂ©bat national notamment, convoquer les chiffres des rĂ©sultats financiers des grandes entreprises, ceux des dividendes versĂ©s aux actionnaires, de l’évasion fiscale, notes Ă  la main, pour dĂ©fendre avec sĂ©rieux et prĂ©cision leur position face aux militants locaux de la majoritĂ© macroniste. Des Ă©changes d’une remarquable qualitĂ©. Mais ils en Ă©taient persuadĂ©s : le gouvernement « les prenait pour des cons », ce grand dĂ©bat ne servirait qu’à faire gagner du temps aux autoritĂ©s, Ă  en profiter pour faire campagne en vue des europĂ©ennes sans questionner les privilĂšges ni le partage des richesses. ProfondĂ©ment en colĂšre, trĂšs dĂ©terminĂ©s mais paradoxalement tout Ă  fait rĂ©signĂ©s.
Chaque vendredi soir, je me suis postĂ©e dans cette salle de l’Agora, le plus discrĂštement possible, petit micro dirigĂ© vers eux, carnet de notes et stylo Ă  la main, appareil photo autour du cou. J’écoutais attentivement, j’observais, toujours en retrait. Je notais tout. Au fil de ces semaines auprĂšs d’eux, j’ai vu parfois certains visages se tourner vers moi, avec des sourires gĂȘnĂ©s quand les critiques envers les mĂ©dias fusaient ou quand les propos de certains dĂ©rapaient. Un sentiment ambivalent m’envahissait. L’impression d’ĂȘtre en dehors et en dedans du mouvement. Je suis « en dehors », du fait de mon mĂ©tier de reporter, ce positionnement particulier de celle qui est lĂ  pour les raconter, transmettre leur histoire, sans intervenir, sans parti pris, sans jugement. En dehors aussi, parce que, dĂ©sormais journaliste et parisienne, je fais partie Ă  leurs yeux de ces Ă©lites qu’ils haĂŻssent, je suis passĂ©e de l’autre cĂŽtĂ©, j’ai traversĂ© la frontiĂšre qui les sĂ©pare du monde des dĂ©cideurs, ceux qui façonnent leur destin par des actes et des mots sans leur demander leur avis. Mais au mĂȘme moment, je me sens profondĂ©ment « en dedans », avec eux, parce que je suis romorantinaise de naissance et de cƓur, que j’ai grandi sur cette mĂȘme terre de Sologne. Parce que ces ressentiments profonds qu’ils expriment, cette colĂšre, ce sentiment d’ĂȘtre mal nĂ©, marginalisĂ©, laissĂ© pour compte, je les connais trop bien.
Comme eux, moi aussi, j’ai souvent eu l’impression de ne pas appartenir Ă  la bonne catĂ©gorie, de faire partie de ces gens qu’on ne veut pas voir, qui ne comptent pas, condamnĂ©s Ă  rester invisibles dans ce « trou du cul du monde », Ă  ne jamais pouvoir s’élever, Ă  devoir refuser l’ambition ; rĂ©signĂ©s Ă  rester Ă  nos places de pauvres, de prolĂ©taires, de basanĂ©s, de bouseux. J’étais donc des leurs sans l’ĂȘtre. J’étais avec eux mais, Ă  leurs yeux, j’étais devenue une de leurs adversaires.
Eux aussi, les gilets jaunes, vis-Ă -vis de moi, Ă©taient tiraillĂ©s entre deux attitudes. Je n’étais pas la seule Ă  devoir composer avec cette double considĂ©ration. À leurs yeux, j’étais souvent « les mĂ©dias », « les journalistes », sans distinction. Le reproche le plus persistant avait trait Ă  la mĂ©diatisation du mouvement des gilets jaunes sur les chaĂźnes d’info, avec en ligne de mire BFM-TV. « Sensationnalisme », « partialitĂ© », « mensonges », « omissions », « dĂ©sinformation », « propagande » Ă©taient les termes qui revenaient le plus dans leur bouche pour caractĂ©riser le traitement Ă©ditorial de la chaĂźne. Ils en voulaient Ă  BFM d’avoir minimisĂ© le nombre de manifestants dĂ©filant dans les rues le samedi, privilĂ©giant le comptage du ministĂšre de l’IntĂ©rieur, et d’avoir diffusĂ© en boucle des images de scĂšnes de casse et de chaos sur les Champs-ÉlysĂ©es tandis qu’eux manifestaient pacifiquement en rĂ©gion. Je donnais des explications sur la pratique du mĂ©tier, sur la diffĂ©rence entre reporters et Ă©ditorialistes, sur l’économie gĂ©nĂ©rale de ces chaĂźnes d’info, mais c’était peine perdue.
À force d’ĂȘtre prĂ©sente, « tu as fini par faire partie du dĂ©cor », m’a un jour confiĂ© Daniel. C’est vrai, on ne m’a refusĂ© l’entrĂ©e Ă  aucune rĂ©union. NĂ©anmoins, en plus d’ĂȘtre journaliste, je m’appelle Nassira, je suis d’origine marocaine – et cela en dĂ©rangeait quelques-uns, mĂȘme s’ils se gardaient bien de le dire expressĂ©ment. Les remarques xĂ©nophobes ont Ă©tĂ© minoritaires lors de la dizaine de rĂ©unions auxquelles j’ai participĂ© et lors des manifestations que j’ai couvertes, mais elles ont bien existĂ©. Comme cette fois oĂč un gilet jaune, au cours d’une rĂ©union hebdomadaire, a affirmĂ© que « lorsque des Turcs de Romo se prennent des amendes, c’est la mairie qui paye » et, quelques minutes plus tard, que « les deux mosquĂ©es des Turcs et des Arabes ont Ă©tĂ© financĂ©es par la mairie ». Ce qui n’a pas manquĂ© de susciter tollĂ© et rĂ©actions indignĂ©es d’une partie des autres gilets jaunes prĂ©sents, qui se sont immĂ©diatement tournĂ©s vers moi, comme pour se dĂ©solidariser de ces propos. « Attention Ă  ne pas colporter des rumeurs », a averti Daniel.
L’un des leaders du groupe, se dĂ©finissant lui-mĂȘme comme « patriote », s’amusait Ă  surnommer « Bamako » tous les Noirs dont il parlait. Sans que cela fasse sourciller quiconque au sein de l’assemblĂ©e. Un autre, pour se moquer des Turcs de la mosquĂ©e d’à cĂŽtĂ©, s’est agenouillĂ© en pleine rĂ©union, feignant de se prosterner comme le font les musulmans en priĂšre
 Sans compter les commentaires lors des rĂ©unions ou de l’une des sĂ©ances du fameux grand dĂ©bat, certains assumĂ©s, d’autres discrĂštement prononcĂ©s, sur ces « immigrĂ©s Ă  qui on donne tout et qui volent le travail des Français » ou « ces Ă©trangers qui foutent la merde ». Je crois que le point d’orgue de mon malaise a Ă©tĂ© atteint Ă  la mi-janvier 2019. Guillaume Peltier, le dĂ©putĂ© Les RĂ©publicains du Loir-et-Cher, avait donnĂ© rendez-vous aux Romorantinais pour ses vƓux de dĂ©but d’annĂ©e dans la salle de spectacles La Pyramide, Ă  quelques minutes Ă  pied de chez ma mĂšre. Dans le public Ă©taient prĂ©sents une dizaine de gilets jaunes dont j’avais commencĂ© Ă  faire la connaissance. Lorsque le parlementaire, ancien du mouvement des jeunes du FN, s’est mis Ă  fustiger « les Ă©trangers et les aides sociales qui leur sont attribuĂ©es », j’ai vu les gilets jaunes, debout, l’applaudir vivement. « Il a dit des choses sensĂ©es », m’a ensuite lancĂ© l’un d’eux pour se justifier.
Romorantin a placĂ© Marine Le Pen en tĂȘte au premier tour de la derniĂšre Ă©lection prĂ©sidentielle de 2017, quatre points devant Emmanuel Macron (avec 26,39 % des suffrages exprimĂ©s contre 22,33 % pour le candidat En Marche !). À l’échelle nationale, elle comptabilisait cinq points de moins. Quelques mois aprĂšs, en novembre 2017, la prĂ©sidente du FN a choisi Romorantin pour ĂȘtre l’une des villes du « tour de France de refondation » de son parti. Son meeting s’est tenu Ă  la Fabrique Normant, le tout rĂ©cent centre culturel crĂ©Ă© par la ville en lieu et place de feu l’usine Matra Automobiles oĂč ont trimĂ© tant d’ouvriers, notamment immigrĂ©s comme mon pĂšre. Dans notre paisible Sologne, l’extrĂȘme droite a tranquillement, subrepticement, sans bruit, fait son nid sur les cendres de la dĂ©sindustrialisation. Et dĂ©sormais, la voilĂ  bien installĂ©e. En mai 2019, les Ă©lecteurs de Romorantin ont de nouveau placĂ© en tĂȘte le Rassemblement national lors des Ă©lections europĂ©ennes, avec 28 % des voix, soit cinq points de plus qu’à l’échelle nationale. Il est loin le temps oĂč, lycĂ©ens, nous protestions le 23 avril 2002 contre Jean-Marie Le Pen, arrivĂ© au second tour de la prĂ©sidentielle. Quatre cents Ă©lĂšves dans les rues de la ville au cri de « LibertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ© », brandissant des pancartes rĂ©alisĂ©es avec les moyens du bord. Moi, poings levĂ©s, au premier plan de la manif, comme me l’a rappelĂ© une ancienne camarade en m’envoyant l’article publiĂ© Ă  l’époque par La Nouvelle RĂ©publique.
Quand j’ai abordĂ© le sujet avec Daniel, le chef d’entreprise retraitĂ©, qui se dĂ©crit comme...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Copyright
  3. Titre
  4. Prologue - Retour Ă  Romorantin
  5. Y arriver - Dans le Blanc-Argent
  6. La révolte - Caroline
  7. Nos belles années - Hamid
  8. On ne vous a jamais vue ici, madame - Avec les gilets jaunes
  9. Deux filles du quartier Saint-Marc - Najat et Karima
  10. Romo, c’est mort - Plus personne en centre-ville
  11. Monsieur le maire - Jeanny Lorgeoux, vers un septiÚme mandat
  12. L’invitation Ă  dĂ©jeuner - Femmes de mĂ©nage Ă  Center Parcs
  13. Lucia - Une revanche
  14. Otmane - La mémoire oubliée
  15. Matra - L’amie retrouvĂ©e
  16. Épilogue - Repartir
  17. Remerciements
  18. Achevé