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Ceci est ma colĂšre.
Car vos dieux mâont chassĂ© de vos terres !
La BĂȘte
En France, depuis toujours, lâHistoire sâĂ©crit sans nous. Nous, les autistes. Notre voix est marginalisĂ©e, Ă©touffĂ©e et censurĂ©e. De nombreux organismes confisquent la parole autiste quand celle-ci trouble lâordre Ă©tabli et contrarie leurs intĂ©rĂȘts. Alors que notre identitĂ© nationale est un vase clos, lâidentitĂ© autistique devient un gaz explosif. On prĂ©fĂšre lâassimiler Ă un mal, une maladie, une Ă©pidĂ©mie, un handicap ou mĂȘme Ă un flĂ©au plutĂŽt que de lui accorder la considĂ©ration quâelle mĂ©rite et de lui attribuer la place qui lui revient.
La majoritĂ©, craignant de voir sa pensĂ©e dominante remise en cause par des courants alternatifs, dĂ©veloppe un mĂ©canisme dâautodĂ©fense et dâoppression des minoritĂ©s. Cet Ă©crasement dâune minoritĂ© susceptible de troubler le systĂšme, on pourrait lâappeler « autismophobie ». Dans un contexte aussi hostile, pour Ă©viter la stigmatisation et le rejet mais surtout par instinct de survie, il est souvent nĂ©cessaire de cacher son autisme.
Chez les peuplades dites primitives, le « fou », le diffĂ©rent qui se distinguait du groupe Ă©tait souvent vu comme lâenvoyĂ© des dieux, le porteur de leur message. Aujourdâhui, nous avons banni le fou de nos contrĂ©es. Hier libre de ses mouvements au milieu des autres, le voici enfermĂ© derriĂšre des murs. Parmi tant dâautres aliĂ©nĂ©s, toute personnalitĂ© pourvue de traits autistiques visibles est dĂ©crĂ©tĂ©e inapte Ă la citoyennetĂ©. AseptisĂ©e et uniforme, notre dĂ©mocratie sâorganise autour dâune valeur accessible au plus grand nombre : lâindiffĂ©rence. Un socle de connaissances et de compĂ©tences moyennes y suffit, assorti dâune culture gĂ©nĂ©rale dĂ©nuĂ©e de tout sens critique.
DĂšs le plus jeune Ăąge, un enfant que le goĂ»t du dĂ©tail ou le souci dâexactitude poussera Ă sâinterroger voire Ă remettre en question ce que lâinstitution tente de lui inculquer se verra bien souvent qualifiĂ© dâinsolent ou dâimpertinent. Il ne faut surtout pas « faire son intĂ©ressant » dans un monde oĂč « la curiositĂ© est un vilain dĂ©faut ».
Si cet enfant prĂ©fĂšre rester seul pour rĂ©flĂ©chir Ă la composition du systĂšme solaire plutĂŽt que de jouer au ballon avec les autres, sâil se balance un peu trop sur sa chaise ou prĂ©fĂšre analyser avec prĂ©cision chaque mot prononcĂ© ou, pire, sâil en sait plus que le professeur, lâinjonction de normalitĂ© le poussera vers la sortie, Ă destination dâun centre de rĂ©Ă©ducation, ou bien vers lâenfermement pour y ĂȘtre soumis Ă une mise en observation stĂ©rile.
Quand la norme est glorifiĂ©e et Ă©rigĂ©e en modĂšle unique, la dĂ©mesure autistique, qui se traduit, entre autres, par une insatiable curiositĂ© dans un domaine spĂ©cifique, est qualifiĂ©e dâobsession. Cette terminologie, couramment employĂ©e pour dĂ©crire diverses aptitudes pourtant supĂ©rieures Ă celles du commun des mortels, tĂ©moigne dâune profonde aversion gĂ©nĂ©ralisĂ©e pour tout ce qui touche Ă lâanormalitĂ©.
En toutes matiĂšres, compĂ©tences, savoirs et savoir-faire doivent ĂȘtre identiques dâun individu Ă lâautre. Sortant de ce cadre, lâautiste sera qualifiĂ© de prĂ©tentieux en cas dâexcĂšs de talent ou dâirrĂ©cupĂ©rable en cas de dĂ©ficit. Lâaptitude au travail ne se juge pas, hĂ©las, sur les compĂ©tences rĂ©elles du sujet mais sur ses qualitĂ©s supposĂ©es, Ă©valuĂ©es Ă lâaune de ses diplĂŽmes et selon lâindice de son capital de sympathie. VoilĂ oĂč nous en sommes, dans notre pays, en ce dĂ©but de XXIe siĂšcle.
Puisque la logique française valide ces rĂšgles, lâĂtat ne sait rien faire dâautre que dâattribuer des places spĂ©cifiques Ă ces sujets hors norme. Avec plus de 8 000 naissances dâenfants autistes par an, nos administrations, dĂ©bordĂ©es face Ă lâampleur du phĂ©nomĂšne, organisent Ă©galement lâexode de cette population dans des structures frontaliĂšres en Belgique. Combien de parents se rĂ©signent, le cĆur lourd, Ă envoyer loin de chez eux leurs petits dans ces centres spĂ©cialisĂ©s ? LâĂtat français, lui, finance sans sourciller le montant de ces prises en charge, et les transports, Ă hauteur de 90 000 euros par enfant chaque annĂ©e. MĂȘme le Conseil de lâEurope sâen Ă©meut ! Cet argent ne pourrait-il pas servir Ă lâaccueil de ces profils atypiques au sein de lâĂducation nationale, comme pour tout un chacun ?
Nous sommes Ă©galement le dernier pays qui, sous couvert dâessais cliniques mystĂ©rieusement poursuivis malgrĂ© leur absence de rĂ©sultats, justifiant des alertes rĂ©pĂ©tĂ©es de lâONU, cautionne une torture abandonnĂ©e partout ailleurs depuis des dĂ©cennies, nommĂ©e packing. Cette pratique consiste Ă envelopper intĂ©gralement et quotidiennement, durant quarante-cinq minutes, le sujet autiste, gĂ©nĂ©ralement un enfant, dans des linges humides sortis du congĂ©lateur. TempĂ©rature prĂ©conisĂ©e : 5 °C. But : lui faire prendre conscience de la rĂ©alitĂ© de son corps. Celui-ci nâen gardera que le traumatisme dâune maltraitance. Pourtant, certaines de nos universitĂ©s de psychologie, et non des moindres, proposent encore Ă leurs Ă©tudiants, soucieux dâapprĂ©hender lâautisme, des stages dâinitiation. On peut Ă©galement voir dans des Ă©missions nationales, parmi dâillustres invitĂ©s, les dĂ©fenseurs de ce que lâONU dĂ©nonce comme un « acte de maltraitance » faire la promotion de cette « psychiatrie humaine » pour les enfants autistes. Face Ă eux, des journalistes connus sourient bĂ©atement sans ĂȘtre capables de leur opposer la moindre contradiction.
Quelle que soit la façon dont le sujet autiste est apprĂ©hendĂ©, il est destinĂ© Ă la mise en quarantaine. Or, les troubles du comportement ne dĂ©finissent pas lâautisme mais dĂ©coulent plutĂŽt de la marginalisation et de la maltraitance qui lui sont systĂ©matiquement appliquĂ©es. Comment ne pas reconnaĂźtre que packing, camisoles chimiques, ghettoĂŻsation, « institutionnalisation » et exclusions sont les causes directes de morts prĂ©coces ?
LâespĂ©rance de vie moyenne dâune personne autiste en France nâest que de 54 ans, par privation dâaccĂšs aux soins Ă©lĂ©mentaires, aux activitĂ©s sportives et par exclusion sociale. DĂšs la maternelle, si lâenfant est Ă©tiquetĂ© « autiste » et sâil nâest pas dĂ©jĂ en institution, il sera placĂ© en classe spĂ©cialisĂ©e. Oh, non pas des cellules dâenseignement dâexcellence oĂč toutes ses qualitĂ©s seraient exploitĂ©es en vue dâĂȘtre dĂ©veloppĂ©es. Non ! Car le projet tend gĂ©nĂ©ralement Ă dresser lâautiste pour le faire se conformer aux codes standardisĂ©s ! Pourquoi chercher Ă cultiver ses compĂ©tences spĂ©cifiques puisquâelles ne sont que sales manies pudiquement qualifiĂ©es « dâintĂ©rĂȘts restreints » ? On lui dispensera juste un programme gĂ©nĂ©ral allĂ©gĂ©, protocole le relĂ©guant Ă un destin de citoyen de seconde zone et lui interdisant toute possibilitĂ© dâaccession au marchĂ© du travail. Il sâagit simplement dâĂ©pargner aux autres la vision de ce « flĂ©au ».
Le monde politique français, sous la pression des associations et des lobbies psychiatriques qui se disputent les subventions du placement en institut spĂ©cialisĂ©, nâapprĂ©hende la question autistique quâen termes de logique charitable dâassistanat. Ce lobby de lâinstitutionnalisation de ceux que lâon appelle encore aujourdâhui les « inadaptĂ©s » ou « incurables », voire mĂȘme les « irrĂ©cupĂ©rables » existe depuis lâaprĂšs-guerre. Ă la fin des annĂ©es 1940, lâĂtat français a dĂ©lĂ©guĂ© la question de ce que lâon nomme le « handicap » Ă des associations loi 1901 constituĂ©es de parents concernĂ©s, comme par exemple lâUNAPEI (Union nationale des associations de parents dâenfants inadaptĂ©s), fondĂ©e en 1960. Ă lâinstar de cette derniĂšre, qui compte aujourdâhui plus de 94 000 salariĂ©s et 3 000 Ă©tablissements spĂ©cialisĂ©s, ou de lâAssociation française de gestion de services et Ă©tablissements pour personnes autistes (AFG Autisme) ou encore dâAutisme France, ces organisations sont devenues un Ătat dans lâĂtat. Lâenveloppe dâargent public pour le fonctionnement de leurs institutions dĂ©diĂ©es Ă tous types de handicap ou dâatypisme sâĂ©lĂšve Ă environ 59 milliards dâeuros par an. Si elles ont toujours le statut dâassociations loi 1901, ce qui leur permet de recevoir dâimportantes subventions publiques, elles fonctionnent dans les faits comme des entreprises gestionnaires dâĂ©tablissements spĂ©cialisĂ©s tels les instituts mĂ©dico-Ă©ducatifs (IME) ou les centres mĂ©dico-psychologiques (CMP).
On croise souvent leurs reprĂ©sentants dans les couloirs des palais de la RĂ©publique, farouches opposants Ă toute forme de dĂ©sinstitutionnalisation, Ă©tape obligĂ©e pour accĂ©der Ă une sociĂ©tĂ© inclusive. Ăvidemment, puisquâĂ terme, cela entraĂźnerait leur disparition⊠Câest pourquoi elles font barrage Ă tout ce qui remettrait en cause leur existence et la pertinence de leur offre de services. Pourtant, un jour, elles seront contraintes de sâatteler au vaste chantier de la mise en valeur de ces intelligences atypiques plutĂŽt que de les garder indĂ©finiment sous leur lucrative tutelle.
Le temps est venu de renverser cette notion, inexacte et infamante, de dĂ©ficience mentale, quand on parle, comme le dĂ©montrent de rĂ©centes Ă©tudes scientifiques, dâune autre forme dâintelligence. Aussi dĂ©rangeante soit-elle, cette vĂ©ritĂ© Ă©merge et, soyons-en convaincus, la science et la technologie sauront bientĂŽt donner leurs lettres de noblesse Ă cette perception et Ă cette analyse du monde diffĂ©rentes.