PREMIER JOUR
3H, UN LUNDI DE NOVEMBRE
BURLIONCOURT (MOSELLE)
Le rĂ©veil, inutile, vient tirer Bruno Triquet des eaux noires oĂč sâagitent ses sombres pensĂ©es. Sa nuit a Ă©tĂ© scandĂ©e, tous les quarts dâheure, par la cloche de lâĂ©glise. Le sommeil ne venait pas.
« Câest dur ! Jâai dĂ» dormir deux heures. Le blues du dimanche soir et lâangoisse de ne pas me rĂ©veiller. Câest comme ça toutes les semaines. » Il est lĂ , dans sa cuisine, la mine fripĂ©e devant son cafĂ©, Thermos Ă portĂ©e de main, sans rien avaler dâautre que cet excitant. Sa femme, Chantal, est restĂ©e au lit.
Dans ce village de 180 habitants, Bruno est sans doute lâun des rares dâattaque Ă cette heure-ci. Olivier, son frĂšre cadet, routier lui aussi, a dĂ©collĂ© il y a une demi-heure. JĂ©rĂ©my, son neveu, sur les traces de ses aĂźnĂ©s, va suivre. Ils sont sept dans la famille Triquet à « tenir le cerceau ». Trois gĂ©nĂ©rations de camionneurs.
4H
Cueilli par la fraĂźcheur humide de lâautomne, Bruno, Ă©quipĂ© dâun sac Ă dos avec ses effets de rechange pour la semaine, se hisse dans son Volvo 500. Il ne sera de retour que vendredi soir. Ou samedi. Ă moins que la dĂ©veine de la route ne lâarraisonne sur un parking, loin de chez lui, pour le week-end. Comme tant dâautres.
Clef de contact. Le tableau de bord sâillumine. Bruno glisse sa carte personnelle, le mouchard portatif, dans la fente du chronotachygraphe. Le moteur sâallume, la cabine vibre, le temps dâinstaller ses affaires, de se caler sur le siĂšge. Inspection rapide pour vĂ©rifier lâĂ©tat gĂ©nĂ©ral de son outil de travail, jauger les pneumatiques, dĂ©tecter une fuite Ă©ventuelle dâeau, dâhuile, de gas-oil.
Pour Ă©pargner le moteur, Bruno traverse lentement son village natal. Blottis sous lâĂ©dredon, dans leur demi-sommeil, certains habitants doivent reconnaĂźtre ce bruit familier. Ils songent peut-ĂȘtre, sans connaĂźtre leur drĂŽle de vie, Ă ces enfants du pays qui partent on ne sait oĂč avec leur cargaison.
Bruno se tourne vers moi, son passager pour la semaine. « Vous voyez la loupiote bleue sous le tableau de bord ? Ă partir de maintenant, mon patron sait que je suis sur la route. Il peut me suivre Ă la trace, minute par minute, avec exactitude, vĂ©rifier le nombre de kilomĂštres que jâai avalĂ©s, et Ă quelle distance je me trouve de ma prochaine destination. »
Au loin, une voiture sort en marche arriĂšre dâun garage. « Câest JĂ©rĂ©my. Il part Ă son tour. » Appel de phares complice. Les feux de son neveu sâĂ©vanouissent au loin.
Bruno accroche sa remorque, stationnĂ©e le week-end en lisiĂšre de la commune. Espadrilles aux pieds pour conduire, il retraverse Burlioncourt avec son lourd chargement â 24 tonnes de conserves, qui sâajoutent aux 17 tonnes du tracteur â, quâil doit livrer Ă Ludres (Meurthe-et-Moselle), prĂšs de Nancy. Ă une heure de route.
PremiĂšres rafales de vent et de pluie. Les feuilles mortes virevoltent devant le pare-brise. Au-delĂ du ballet des essuie-glaces et de la trouĂ©e des phares, partout lâobscuritĂ©.
SecouĂ© mollement sur son siĂšge hydraulique, Bruno manĆuvre pour franchir la pĂ©nible sĂ©rie de ronds-points et de « gendarmes couchĂ©s » qui cassent lâallure aux carrefours et protĂšgent lâentrĂ©e des communes. Cette mise en jambes dĂ©verrouille les muscles de ses Ă©paules et de ses bras, sollicitĂ©s pour enrouler et dĂ©rouler le volant. Compas dans lâĆil et juste impulsion du pied pour freiner puis relancer, avec dĂ©jĂ dans les reins les obsessionnels coups de boutoir de la remorque qui encaisse chaque obstacle, Bruno se plaint de la dĂ©gradation des nationales, aux chaussĂ©es dĂ©foncĂ©es. « Depuis 2013, depuis que la charge des poids lourds est montĂ©e Ă 44 tonnes, les routes ont souffert. Les dĂ©partements nâont pas les moyens de les entretenir. »
5H
LUDRES (MEURTHE-ET-MOSELLE) â KM 50
Ponctuel, Bruno se prĂ©sente Ă lâentrĂ©e, gardĂ©e et surveillĂ©e, de lâun de ces entrepĂŽts gigantesques oĂč les poids lourds viennent charger et dĂ©charger.
Interphone. Une voix enregistrée répÚte mécaniquement que sa demande est prise en compte. La barriÚre tarde à lui céder le passage. Pas de contact humain.
Ă la rĂ©ception, derriĂšre leur guichet, deux employĂ©s, gilet de sĂ©curitĂ© sur les Ă©paules, ne lĂšvent pas les yeux de leur ordinateur. Ni bonjour ni sourire. Plusieurs chauffeurs poireautent. Personne ne se prĂ©occupe dâeux alors quâils viennent livrer ce qui a Ă©tĂ© commandĂ©.
Pendant ce temps, casque Ă©metteur sur les oreilles, des caristes exĂ©cutent les ordres quâune voix de synthĂšse numĂ©rique leur transmet. Ils glissent, avec la cargaison quâils amassent au fur et Ă mesure des indications, le long dâinterminables rangĂ©es de structures mĂ©talliques oĂč la marchandise sâĂ©tage jusquâĂ 20 mĂštres de haut. Ballet bien rĂ©glĂ©, ambiance de film Ă la Jacques Tati, ponctuĂ©e de bips intempestifs pour signaler le passage dâun chariot Ă©lĂ©vateur qui sâannonce par ses clignotants bleutĂ©s.
5H30
Le jour nâest pas levĂ©. Les chauffeurs attendent toujours. Aucune explication. Ils se regardent, haussent les Ă©paules. Ils ont renoncĂ© Ă toute forme de rĂ©volte ou dâĂ©nervement quâils savent contre-productive. ArmĂ©e dĂ©sordonnĂ©e de fantassins, soumis au bon vouloir des rĂ©ceptionnaires. Et au pouvoir tout-puissant des caristes qui, sans avoir Ă se justifier, dĂ©cident du moment et de lâheure oĂč ils entreront en action, sans tenir compte de la charge de travail des routiers ni mĂȘme leur accorder lâaumĂŽne dâun mot, dâune poignĂ©e de main.
Triste et saumĂątre spectacle dâune classe ouvriĂšre qui achĂšve elle-mĂȘme de briser la solidaritĂ© traditionnelle qui la liait et la rendait forte. Une hiĂ©rarchie absurde et sans fondement se met insidieusement en place, anonyme et fonctionnelle. Le capitalisme peut se frotter les mains. Il est parvenu Ă ses fins. La classe ouvriĂšre est dĂ©sormais fracturĂ©e, divisĂ©e, atomisĂ©e. Affaiblie, donc corvĂ©able Ă volontĂ©. Indispensables et nĂ©gligĂ©s, les routiers en sont lâun des meilleurs exemples.
5H40
Des employĂ©s et des caristes entrent et sortent du bureau, sans un regard pour les chauffeurs. Quarante minutes se sont Ă©coulĂ©es avant que lâun des rĂ©ceptionnaires ouvre enfin la fenĂȘtre de son guichet, papiers en main, et sâadresse Ă Bruno. « Tu vas quai 36 ! » Câest un tutoiement de supĂ©rioritĂ©, non dâĂ©galitĂ© ni de camaraderie. Partout, le routier est traitĂ© comme un moins-que-rien, par cette forme dĂ©tachĂ©e de routine impersonnelle.
6H
InstallĂ© Ă quai, Bruno enlĂšve les barres « stop fret » qui bloquent les palettes pour les empĂȘcher de bouger sur la route. Puis il attend de nouveau. Un cariste surgit soudain et sâengouffre dans la remorque. Il exĂ©cute le boulot sans un mot. Quand Bruno retourne Ă la rĂ©ception rĂ©cupĂ©rer sa « lettre de voiture » (son ordre de mission, avec le dĂ©tail de la cargaison, la preuve du lien de lâexpĂ©diteur au destinataire), il est cette fois Ă la merci dâune vĂ©rificatrice qui vient dâembaucher. Elle papote avec ses collĂšgues, prend son temps et disparaĂźt sans que Bruno sache si câest elle ou un autre qui va passer en revue sa livraison.
6H35
Une demi-heure plus tard, elle rĂ©apparaĂźt, toujours aussi fermĂ©e, pour transmettre des papiers quâun employĂ© parcourt des yeux. Signature, coup de tampon, glissement de la vitre. Pas un au revoir, pas un merci. Les documents sont rendus Ă Bruno. Sans un mot.
SaynĂšte ordinaire dans une plateforme logistique de la grande distribution. Ă ce petit jeu de lâindiffĂ©rence, pour quinze minutes de dĂ©chargement, Bruno a dĂ©jĂ perdu plus dâune heure et demie quâil ne pourra plus rattraper. Qui sâen soucie, dans ces bureaux oĂč lâon travaille Ă heures fixes ?
6H45
Bruno ressort de cette enceinte fortifiĂ©e, lâun des fleurons flambant neuf dâune grande compagnie de logistique, lâune des plus importantes de France. « Il faut prendre son mal en patience. On nâa pas le choix. MĂȘme quand on arrive au bout de notre amplitude et quâon les prĂ©vient de notre situation, ils nâen ont rien Ă foutre. Câest partout pareil. »
7H15
NEUVES-MAISONS, PRĂS DE NANCY â KM 60
Le Volvo 500 crapahute dans des orniĂšres noires et boueuses, au milieu dâun dĂ©cor du XIXe siĂšcle. Usines mĂ©tallurgiques aux vitres cassĂ©es, entassement de ferraille. Bruno vient charger onze bobines de fil machine pour du fer Ă bĂ©ton. Ă livrer demain matin avant le lever du jour, Ă lâautre bout du pays, Ă Pierre-BuffiĂšre, dans le Limousin.
Sous une pluie battante et glacée, il dégrafe la bùche, la fait glisser, enlÚve les planches latérales qui maintiennent la structure de la remorque et la cargaison, fait coulisser les poteaux de soutien. Il attend. Encore et toujours.
Un cariste finit par rappliquer. LâopĂ©ration est vite exĂ©cutĂ©e. Bruno doit maintenant sangler serrĂ©es ces lourdes bobines. Replacer les poteaux, fixer de nouveau les traverses latĂ©rales, refaire coulisser la bĂąche que la pluie alourdit. Quand il remonte dans sa cabine, il est trempĂ©. Pas le temps de se changer, il sĂ©chera en roulant.
8H
Bruno tire ses 44 tonnes hors de ce bourbier, passe sur un pont de pesage, descend faire signer ses papiers en quatre exemplaires, remonte, franchit plusieurs barriĂšres de sĂ©curitĂ© avant de pouvoir sâĂ©lancer sur la grand-route.
Il envoie un SMS Ă son patron pour confirmer quâil a chargĂ© et quâil met le cap sur Limoges.
Il a remis le compteur horaire Ă zĂ©ro. Tout routier a droit Ă deux fois 4 heures 30 de conduite. Avec une pause obligatoire de 45 minutes, quâil peut fractionner en chemin (dâabord 15, puis 30 minutes) ou prendre en une fois.
Au volant, pris dans lâengrenage du flux tendu, soldats du juste-Ă -temps, les routiers ne cessent de calculer temps de conduite, temps de pause, temps de mise Ă disposition, temps de travail ; de refaire leurs comptes, dâestimer ce quâil leur reste, dâimaginer, en tapotant sur leur Ă©cran de GPS, des trajets qui leur permettront de rabioter quelques minutes. Ils ont une Ă©pĂ©e de DamoclĂšs Ă portĂ©e de regard : le chronotachygraphe numĂ©rique, qui enregistre tout et stocke les donnĂ©es.
Sous surveillance, les routiers sont des calculatrices ambulantes.
8H20
ROCADE DE NANCY â KM 75
Mauvaise heure. Bruno se retrouve dâentrĂ©e piĂ©gĂ© dans les embouteillages. Pour occuper le temps, il appelle son frĂšre et son neveu. Conversation Ă trois pour comparer leurs positions, Ă©voquer leurs galĂšres, discutailler de tout et de rien, tromper lâennui, briser la solitude, Ă©valuer sâils ont une chance de se croiser.
8H45
Bruno avance Ă petits pas, Ă coups dâaccĂ©lĂ©ration et de freinage. Ăprouvante, stressante, cette partie de yoyo est troublĂ©e par les automobilistes pressĂ©s qui se faufilent en douce, sâinsinuent dans les angles morts, obligeant Bruno Ă piler en catastrophe son lourd convoi. Il ne proteste plus, nâenclenche plus sa puissante trompe de klaxon. « Ăa ne sert Ă rien, soupire-t-il. Ils nâont aucune conscience du risque quâils prennent, ni de nos contraintes. Ils forcent le passage. »
9H30
La perte de temps sâaccumule. Quand Bruno, au travail depuis 4 heures du matin, sâextrait enfin de ce magma, il sort Ă peine de Nancy.
Un routier a droit, calculĂ©e sur 24 heures, Ă une amplitude de 15 heures, suivie de 9 heures de repos obligatoire en continu. Et, deux fois par semaine, Ă 13 heures dâamplitude, avec 11 heures de repos en continu.
10H15
RN4, STRASBOURG-PARIS
Bruno, en apparence placide, qui contrĂŽle ses nerfs en toute circonstance, sur qui tout semble glisser, remarque tout, voit tout. Il parle peu mais ce quâil dit exprime la profondeur dâune introspection Ă laquelle le voue sa solitude au volant. « Jâadore conduire Ă lâautomne et au printemps, regarder les paysages, les c...