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Laïcité et guerre des dieux
« La multitude des dieux antiques sortent de leurs tombes, sous la forme de puissances impersonnelles parce que dĂ©senchantĂ©es, et ils sâefforcent Ă nouveau de faire retomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes Ă©ternelles. DâoĂč les tourments de lâhomme moderne qui se rĂ©vĂšlent tout particuliĂšrement pĂ©nibles pour la jeune gĂ©nĂ©ration. »
Max Weber, Le Savant et le politique (1919), Paris, 10/18, 1963
Nous Ă©tions des enfants, des garçons ! Nos jeux Ă©taient souvent faits dâaffrontements. Quelquefois, les disputes tournaient Ă lâinsulte. Nous savions que les mots attaquant la famille, la race ou la religion Ă©taient la derniĂšre injure avant le coup de poing. Et lorsquâun mĂ©diateur, un pion ou un enseignant, tentait de nous raisonner, il en appelait au droit. « Tu nâas pas le droit de le traiter de sale Juif⊠», rappelait-il alors. « Pourquoi ? se rĂ©voltait lâautre, nous sommes en RĂ©publique ! » En ces temps, la RĂ©publique nâĂ©tait pas de contrainte mais de droits. Elle nâinterdisait pas, elle autorisait ; elle nâentravait pas, elle dĂ©liait. Il est vrai que nous nous aventurions aux limites de ces droits, poussant nos Ă©ducateurs dans leurs ultimes retranchements. Il nâen demeure pas moins que nous percevions la « RĂ©publique », cette entitĂ© que nous ne savions dĂ©finir, comme une sorte de divinitĂ© qui mettait sur le mĂȘme plan le riche et le pauvre, le fort et le faible, le chef et le sujet, le maĂźtre et lâĂ©lĂšve. NaĂŻvetĂ© dâenfants⊠Candeur dâun temps des possibles, aussi.
LâĂ©cole mâĂ©tait une terreur â elle lâest restĂ©e. Je percevais viscĂ©ralement sa volontĂ© de combattre les appartenances, de les tourner en dĂ©rision. Le principe en Ă©tait simple : il fallait que, Ă force de critiques, de quolibets, de dĂ©risions, on finisse par se sentir seul en sa judĂ©itĂ© â seul en son arabitĂ©, aussi sans doute, ou en son « auvergnatetĂ© » â et dĂ©sireux de venir se fondre dans la masse commune de la « laĂŻcitĂ© ». Alors on taisait sa singularitĂ©, souvent Ă©vidente, pourtant. On dissimulait. On dĂ©veloppait mĂȘme des comportements critiques, des « formations rĂ©actionnelles ». On se faisait plus français que les Français, plus laĂŻcs que la laĂŻcitĂ©. En ce temps-lĂ , on prononçait peu le mot « laĂŻcitĂ© », câest venu plus tardâŠ
Aujourdâhui, on le rĂ©pĂšte Ă lâenvi, comme si le sens en Ă©tait Ă©vident â mot ambigu, pourtant, dont lâanalyse rĂ©vĂšle une polysĂ©mie inattendue.
Le mot français « laĂŻc » provient du grec laos qui signifie « peuple ». Si lâon se rĂ©fĂšre Ă son Ă©tymologie, « laĂŻc » renverrait à « populaire », et donc à « commun ». Le sens nâest pas trĂšs Ă©loignĂ© du mot « vulgaire », qui, lui, dĂ©rive dâune racine latine, vulgus, la « foule » ou la « multitude ». « Vulgaire » est restĂ© proche de sa racine, dĂ©signant encore ce qui est du plus grand nombre et qui, par consĂ©quent, est « primaire ». « LaĂŻc », plus savant, a pris un sens particulier par son opposition à « clerc ». On comprend quâau Moyen Ăge « laĂŻc » signifiait « ignorant », non instruit en matiĂšre religieuse, le contraire dâun clerc qui, lui, Ă©tait un lettrĂ©, censĂ© connaĂźtre les Ăcritures. Il nous faut garder cette premiĂšre distinction Ă lâesprit â le laĂŻc, lâ« ignorant », opposĂ© au clerc, lâ« initiĂ© » â, on verra quâelle nâa pas totalement disparu !
Ă la suite des guerres de Religion qui ont dĂ©vastĂ© la France au XVIe siĂšcle, le mot a pris dâautres significations. « LaĂŻc » en est venu Ă dĂ©signer une rĂ©alitĂ© institutionnelle. Le mot impliquait non pas que tout Français devait ĂȘtre un laĂŻc (un ignorant du religieux), mais que lâĂtat, les lois du pays, leur philosophie et surtout lâenseignement devraient ĂȘtre libĂ©rĂ©s de toute influence religieuse. Cette signification, qui faisait de « laĂŻc » un adjectif sâappliquant aux organisations, cette signification pourtant robuste est contredite aujourdâhui par les glissements sĂ©mantiques que charrie la sociĂ©tĂ© qui vaâŠ
Ă lâorĂ©e du XXe siĂšcle, durant les grands moments de la IIIe RĂ©publique, lâĂtat rĂ©ussit pour la premiĂšre fois Ă unifier le pays en normalisant les Ăąmes par lâentremise de lâĂ©cole publique, laĂŻque et obligatoire. En lâespace dâune gĂ©nĂ©ration, on voit disparaĂźtre les langues rĂ©gionales et une grande partie des rituels paĂŻens qui survivaient dans les « pays », comme les cultes aux fontaines et les rituels aux morts. La RĂ©publique voit alors sâimposer une connotation plus agressive du mot « laĂŻc », qui se rapproche de plus en plus dâ« anticlĂ©rical ». DĂšs lors, un laĂŻc nâest plus seulement un ignorant en matiĂšre religieuse, plus seulement un militant de lâindĂ©pendance des institutions de lâĂtat, libĂ©rĂ©es de la tutelle de lâĂglise, il commence Ă devenir un « bouffeur de curĂ©s ». Reprenant Rabelais, on le dĂ©finira parfois comme un « papefigue », un « prĂȘtrophobe », mot du XVIe siĂšcle signifiant un homme ayant la « phobie » des prĂȘtres. « PrĂȘtrophobe »⊠On nâest pas loin de certains termes que lâon voit apparaĂźtre de nos jours lorsquâil sâagit de critiquer une attitude rĂ©pandue dans la population, comme « homophobe » ou « islamophobe ».
Plus encore, une notion implicite est venue se coller Ă cette laĂŻcitĂ© de combat Ă lâinsu des locuteurs, une sorte de double inconscient qui surgit avec la violence exacerbĂ©e dâavoir Ă©tĂ© longtemps contenue. Si, aprĂšs avoir combattu avec la sauvagerie que lâon sait les hĂ©rĂ©sies, les cathares, les Juifs et les sorciĂšres jusquâaux derniers moments de lâInquisition, puis dĂ©vastĂ© des rĂ©gions entiĂšres pour Ă©radiquer calvinistes et protestants⊠Si, aprĂšs avoir dĂ©ferlĂ© dans les campagnes durant la Terreur, dĂ©capitant, noyant, incendiant hommes, bĂȘtes et rĂ©coltes pour anĂ©antir nobliaux et ecclĂ©siastes⊠Si, aprĂšs tout cela, il a encore fallu que la RĂ©publique lĂ©gifĂšre, impose la paix sociale par la fameuse « sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat », câest que les forces Ă lâĆuvre, celles qui ont si souvent failli disloquer le pays, ne sont pas maĂźtrisables. En un sens, la loi de 1905 sur la laĂŻcitĂ© dĂ©coule dâun constat dâĂ©chec : la RĂ©publique ne peut pas â ne sait pas â laisser ces forces sâexprimer⊠Trop brutales, trop archaĂŻques, sans doute. La RĂ©publique ne peut se permettre de les laisser sâĂ©panouir, sâemparer des institutions et des appareils⊠Il ne lui reste quâĂ leur interdire toute intrusion dans les sphĂšres de pouvoir.
Mais ces forces ont un nom. On les connaĂźt depuis toujours : il sâagit des dieux â non pas des religions, mais des dieux ! Ce sont eux les vĂ©ritables acteurs. Et je parle de tous les dieux, tant des divinitĂ©s paĂŻennes que des dieux monothĂ©istes, chacun singulier dans ses exigences, du Dieu des catholiques, des protestants, des musulmans ou des juifs. Et lâon doit convenir que la loi de 1905 signe non seulement lâĂ©chec de la RĂ©publique, mais aussi la faillite des religions. Par cette loi, on prenait acte que les promesses de toutes ces religions de connaĂźtre leurs dieux, de contenir leurs humeurs et, de ce fait mĂȘme, de protĂ©ger les populations de leur violence, de leur goĂ»t pour le sang⊠que ces promesses nâĂ©taient pas crĂ©dibles. Toutes les religions avaient Ă©chouĂ© dans leurs tentatives de maĂźtriser leurs dieux.
Ainsi, tapie derriĂšre la notion de laĂŻcitĂ©, sommeille depuis les premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle son nĂ©gatif, ce contre quoi elle constitue une digue : lâincontrĂŽlable violence des dieux. Et ce sont ces mĂȘmes dieux qui rĂ©apparaissent aujourdâhui, rendus dâautant plus cruels quâils se trouvent, du fait de la mondialisation, du dĂ©placement accĂ©lĂ©rĂ© des populations, en concurrence directe les uns avec les autres.
Cette guerre suspendue, qui a dĂ©jĂ eu lieu bien des fois et qui ne demande quâĂ Ă©clater encore, il nous faut la dĂ©signer sous son vĂ©ritable nom : la « guerre des dieux ». Alors, lorsque les politiques annoncent que « nous sommes en guerre » sans lâavoir pourtant dĂ©clarĂ©e Ă quiconque, lorsque nous rencontrons des jeunes gens prĂȘts Ă en dĂ©coudre, cherchant comme des Ă©cervelĂ©s le lieu du combat, câest bien cette guerre innommĂ©e qui les anime.
Alors quâils semblent sâĂ©chapper de la laĂŻcitĂ©, on comprend ici que les jeunes gens radicalisĂ©s rĂ©activent son inverse, son double grimaçant. Il est inutile de les raisonner en leur rappelant les valeurs de la RĂ©publique, comme sâils ne les avaient pas comprises, ou comme sâils les avaient oubliĂ©es. Ils les habitent, au contraire, au point dâen explorer les fondements, au point de rĂ©activer les conditions de leur crĂ©ation. Ils cherchent Ă ĂȘtre initiĂ©s Ă cette part cachĂ©e de notre monde, cette guerre des dieux dont notre sociĂ©tĂ© a tentĂ© de se protĂ©ger, prĂ©cisĂ©ment par la laĂŻcitĂ©, et que leur engagement rĂ©vĂšle en pleine lumiĂšre.
Se poser la question des personnes, de leurs motivations individuelles, des problĂšmes quâils ont pu traverser dans leur enfance ou leur adolescence en ignorant les forces qui les investissent et qui, selon leur propre discours, littĂ©ralement, les possĂšdent, est une erreur intellectuelle, une mauvaise façon dâaborder la question, mais plus encore : une lĂąchetĂ©.
Lorsquâun jeune homme de vingt-cinq ans affronte la police et la gendarmerie rĂ©unies, offrant sa poitrine Ă leurs balles en hurlant Allahou Akbar (« Allah est le plus grand »), il inscrit dans le monde un surplus dâexistence divine. Il faut nommer correctement les choses. Lâeffroi que lâon Ă©prouve est dâordre mythologique. Dans cette sĂ©quence, la mort dâun homme qui se sacrifie en toute conscience renforce lâexistence de son dieu, selon un dĂ©compte inversĂ© : un homme en moins, de la divinitĂ© en plus. Il ne sâagit ni de suicide ni mĂȘme de promesse dâĂ©ternitĂ©, mais dâune imparable logique religieuse : la transmutation des vies humaines en puissance divine.
Les forces â les dieux â qui se sont emparĂ©es de ces jeunes gens, qui les ont capturĂ©s, soumis Ă leur service, nous entourent et, quelles que soient nos rĂ©actions, nous concernent. TĂŽt ou tard notre existence, notre vie sera Ă©galement en question â si ce nâest en tant que victime, au moins en tĂ©moins politiques, contraints de repenser nos institutions, mais aussi notre ĂȘtre au monde.
Certes, ces forces se manifestent aussi de maniĂšre plus concrĂšte, par lâexistence de groupes rĂ©els, constituĂ©s de militants, de combattants â plus matures, plus aguerris, plus actifs â, de recruteurs aussi, ciblant des fragilitĂ©s individuelles, se livrant Ă de vĂ©ritables rapts dâĂąmes, et dâactivistes politiques ayant des stratĂ©gies de type rĂ©volutionnaire, de dĂ©stabilisation de lâespace social et de prise de pouvoir⊠à ces ...