Chapitre 1
Le dos contre la porte, les mains dans la figure, ce n’est pas d’hier que je n’avais plus le contrôle sur ma vie. Je me rappelle très bien comment tout a débuté : vendre son âme n’est pas un évènement qu’on oublie de sitôt. Tout avait commencé par une mauvaise entrevue. En fait, par une série de mauvaises entrevues.
Pour faire une bonne entrevue, dit-on, il faut montrer à l’employeur que le meilleur choix, c’est nous. Ça aide quand c’est vrai. Malheureusement, mon DEC en études littéraires ne m’avait rendu compétent qu’en études littéraires. Et, comme je m’en étais vite rendu compte, aucun commerce n’avait de besoins criants en littérature.
— Monsieur Gagnon ? lança l’homme qui tenait mon CV entre ses mains.
Un jeune homme, devrais-je dire, puisqu’il devait être mon benjamin d’au moins quelques années. Luc – c’était ce que sa cocarde indiquait –, maigre, lunettes, cheveux courts, était le gérant du dépanneur depuis peu.
— Oui ?
— Vous avez quel âge ? reprit-il en jetant un petit coup d’œil sur la petite coupure que je m’étais faite en me rasant.
— C’est pertinent comme information ? rétorquai-je.
Ah oui, un autre conseil pour réussir une entrevue : essayez de ne pas mettre en doute la pertinence des questions de votre futur employeur.
— Vingt-sept ans, répondis-je, assis bien droit sur ma chaise, si l’on pouvait appeler ce bout de bois une chaise.
Bout de bois qui se tenait au milieu du bureau, si l’on pouvait appeler ce misérable local/entrepôt un bureau.
— Je vous croyais plus jeune, commenta-t-il du haut de son habit bleu.
— C’est ce que les gens disent.
— Donc, vous avez travaillé chez – il remit le papier devant ses yeux – au restaurant La Bonne bouffe pendant deux ans, c’est bien ça ?
Les jambes croisées, les bras dans la même position, j’ai bougé la tête à la verticale.
— Et dans vos temps libres, vous avez fait partie… Je lis bien ? D’une équipe masculine de nage synchronisée ?
— Vous lisez parfaitement : les Tritons de…
Il me coupa.
— De la nage synchronisée masculine, répéta-t-il. Vous ne trouvez pas ça un peu… vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui. Exigeant.
Luc continua à scruter mon CV.
— Et après avoir travaillé deux ans dans le monde de la restauration, quelles sont vos motivations pour venir travailler dans un dépanneur ?
— Eh bien, je crois que je suis mûr pour, comment dire, relever de nouveaux défis, lançai-je parce que ce sont des mots que les employeurs aiment entendre.
— De nouveaux défis, dans un Couche-Tard ?
Je le fixai alors le plus sérieusement du monde :
— Oui.
Désappointé par ma performance, je revins à la demeure familiale avec une défaite de plus. Les gens pouvaient croire ce qu’ils voulaient, j’avais bien vingt-sept ans. Vingt-sept ans, célibataire, père d’une petite fille de deux ans, mais toujours chez ma mère. Qu’est-ce que les autres savaient de la vie que j’ignorais ? Tout le monde semblait heureux au village, comme s’il suffisait d’y vivre pour l’être. Avec le recul, je ne pouvais pas blâmer mon ex d’avoir refusé une entente de garde partagée. Comment aurais-je pu m’occuper de notre fille ? Je n’arrivais même pas à m’occuper de moi-même.
Nous étions presque au milieu du mois de mai. L’été approchait à grands pas et s’annonçait beau et chaud. Alors que tous les gens de mon âge rêvaient de vacances, moi je souhaitais seulement travailler. En fait, je m’étais fixé deux objectifs : trouver un emploi et aider mon équipe à remporter la prestigieuse compétition de nage synchronisée masculine qui aura lieu le 18 août prochain. Je ne devais pas me faire d’illusion, c’était deux objectifs ambitieux ; d’ailleurs, je me préparais déjà à être déçu.
Je garai la voiture de ma mère dans son entrée. Une fois à l’intérieur, je rangeai les clés sur le porte-clé tout en prenant connaissance des lettres qui étaient étendues sur la table à café du salon. Deux d’entre elles m’étaient adressées : une de Mastercard et une autre de Visa. Je ne pris pas la peine de les ouvrir, puisque j’avais déjà une bonne idée du contenu : la Mastercard me demandait de payer le montant minimal d’une dette de 2064 $ et la Visa réclamait sensiblement la même chose. Ce n’était pas des sommes énormes, mais quand on n’a aucun revenu, le Mont-Royal prend des allures d’Everest. J’entendis alors les pas de ma mère se diriger vers le salon. L’approche de la soixantaine avait amoindri sa vision, grisaillé sa chevelure, mais n’avait eu aucun effet sur la vitesse de ses enjambées. Surtout quand c’était pour prendre de mes nouvelles.
— Puis, ton entrevue ? demanda-t-elle. J’ai fait une prière pour toi ce matin.
— Parle plus fort la prochaine fois, pour moi, Dieu l’a pas entendue, ironisai-je en m’installant confortablement sur le fauteuil rouge, télécommande à la main.
Ma mère s’assit à son tour sur l’autre sofa du salon, placé à quatre-vingt-dix degrés de là où j’étais.
— Dommage, je te voyais travailler là, répondit-elle, m’obligeant ainsi à poursuivre la conversation.
— Maman ! Tu me vois partout – j’étais maintenant debout. Tu me verrais travailler au bureau de poste, tu me verrais travailler à la garderie, tu me verrais travailler à la piscine du village. C’est plate que t’engages pas ! lançai-je, projetant injustement ma frustration sur celle qui m’épaulait depuis tant d’années.
— Bon, calme-toi. Il n’y a personne qui a dit que ça allait être facile. Moi, j’ai perdu mon mari et j’ai élevé un enfant toute seule. T’as deux bras et deux jambes : t’es capable de te trouver un emploi.
— T’as raison… excuse-moi.
— Qu’est-ce que t’as au cou ?
Ma mère pointa la cicatrice que j’avais sous le visage.
— J’ai été un peu trop rapide avec le rasoir ce matin, expliquai-je en tentant de cacher mon embarras.
Heureusement, la sonnette retentit.
— Sauvé par la cloche, Guillaume Gagnon, lança ma mère en se dirigeant vers la porte d’entrée.
L’inconfortable conversation était finie… Pour l’instant.
Je l’entendis ouvrir la porte alors qu’au même moment, je répondais au téléphone. Le ton enjoué de ma mère me permit de présager qu’il s’agissait de quelqu’un qu’elle connaissait bien ou, du moins, qu’elle était heureuse de revoir. Cette hypothèse se confirma lorsqu’elle amena le visiteur me rejoindre dans la cuisine. J’avais changé de pièce pour répondre à l’appel téléphonique, qui tirait à sa fin.
— Êtes-vous sérieuse ! ?… Demain matin ! ?… Oui, oui, c’est correct, je sais où… Oui, à demain… et merci !
— Une entrevue ? souhaita ma mère avec un gros sourire.
— Oui, mais réjouis-toi pas trop vite, avec ma chance, ça veut pas dire grand-chose, tempérai-je pour me convaincre, moi aussi, de ne pas trop en demander à la vie.
C’est alors que je vis que ce visiteur n’était nul autre qu’un de mes vieux amis d’enfance ! De grands yeux bruns entourés par des lunettes Gucci, des cheveux châtains courts soigneusement peignés sur le côté et un grand corps mince mis en valeur par une chemise ajustée. Sébastien ne sortait jamais sans porter une chemise.
— C’est quoi ça ? demanda-t-il en pointant la petite coupure sur mon cou.
— J’étais pressé à matin, le rasoir a… ah, c’est pas important.
— Guillaume, poursuivit mon ami. C’est dommage qu’il cherchait pas un gérant, t’aurais eu de l’expérience dans… les coupures.
— Ah, ah, très drôle, lançai-je.
— C’est pour qui ton entrevue ? questionna ma mère sur un ton plus sérieux.
— De quoi ? rétorquai-je en sortant deux bières du réfrigérateur.
La question de ma mère, pourtant évidente, m’avait pris par surprise.
— Ah oui, c’était – je me grattai la joue – l’Hôtel – maintenant, c’était le cou qui me piquait – des jeunes… Je veux dire la Maison, oui, c’est ça, la Maison des jeunes, dis-je, heureux de mon mensonge.
Je donnai ensuite une des deux bières à mon ancien camarade de classe. Sébastien l’ouvrit et, après avoir bu une gorgée, lança :
— La Maison des jeunes, je te vois là.
• • •
— Seb, j’ai vraiment plus d’options, constatai-je, la tête dans les mains.
— Arrête de faire ta drama queen, regarde : si tu bougeais ta tour ici ?
— T’es-tu fou ? Des plans pour que tu me mettes échec et mat en deux coups, répondis-je, découragé.
Je jouai une pièce… Peu importe laquelle, c’était perdu de toute manière. Mon ami examina le jeu un long moment et joua à son tour. C’était dans sa nature, même s’il gagnait déjà la partie, même si je n’avais aucune chance, il voulait être certain de faire le meilleur coup. Être le meilleur. Toujours. Dans tout. Je m’informai de son travail. C’était occupé, comme il aimait dire :
— C’est pas les fuckés qui manquent à Montréal, expliqua-t-il.
— Quand même. Psychologue, pis t’as mon âge, dis-je, un peu déprimé. Pis moi, je ne suis même pas capable d’obtenir une job chez Couche-Tard.
Sébastien ne faisait pas que bien jouer aux échecs, il était aussi le plus brillant de notre groupe d’amis. Nous étions quatre inséparables : Sébastien Dubois, Jean-Philippe Leblanc, qu’on appelait Jay-Pee, Yvon Lavoie et moi. Jean-Philippe et Sébastien avaient grandi sur la même rue que moi. Nous nous connaissions depuis que nous savions marcher. On racontait même que lors de ses premières visites chez moi, Sébastien portait encore une couche aux fesses !
L’ajout d’Yvon s’était fait plus graduellement. Il y a longtemps, notre trio le considérait davantage comme bouche-trou que comme membre de la gang : au hockey, on le mettait dans les buts ; aux cartes, il finissait trou de cul ; ...