Chapitre XI
Hermaphrodite ?
Son portrait par Sébastien Bourdon, Christine le fait accrocher au palais Farnèse, au milieu d’une multitude de toiles de maîtres. « Je ne me suis jamais fait peindre qu’à mi-corps » disait-elle. Ce corps – petit (1m50) et assez disgracieux – Christine, comme tout un chacun, l’a subi pendant un peu plus d’une soixantaine d’années, de 1626, sa naissance à Stockholm, à 1689, son dernier soupir à Rome. Ce corps de la reine de Suède a intrigué ses contemporains et passionné ses biographes. Il faut bien le reconnaître, il est à l’origine de tous ces questionnements car elle écrit elle-même dans ses Mémoires qu’à sa naissance les sages-femmes l’auraient d’abord prise pour un garçon ? Il y aurait eu une période de flottement, Gustave-Adophe attendant un fils et c’est sa sœur, la princesse Catherine, qui s’est vue contrainte de lui dire que ce fils tant attendu n’était qu’une fille, d’où la déception de Marie-Eléonore qui l’aurait rejetée pour cette raison-là, comme si Christine était responsable de son sexe. Ensuite Christine n’a cessé d’encourager ces questionnements car, destinée à régner, elle a eu, dit-elle, une « éducation virile », pratiquant l’équitation et la chasse à l’ours. Mais c’est vrai pour nombre de jeunes filles nées au sein de la noblesse européenne. Louise de La Vallière en témoigne, elle, qui pouvait tuer un sanglier d’un coup de pieu depuis son cheval à l’âge de vingt ans. Lui a-t-on appris l’escrime comme on le lit parfois ? Nous avons trouvé ses gouverneur, sous-gouverneur, professeurs et maîtres de grec ou de théologie, mais point d’arts martiaux ni d’escrime. À partir de l’adolescence, Christine aime souvent s’habiller en homme mais elle est souvent à cheval ; néanmoins, au cours de sa vie, elle monte toujours « en amazone », c’est-à-dire en femme, lors des cérémonies officielles, notamment en faisant son entrée dans les villes, à Paris par exemple.
Si Christine caracole ou galope jeune fille souvent en tenue « de cavalière », il n’en reste pas moins qu’elle remercie toujours Dieu de l’avoir fait naître fille. Il semble donc y avoir moins d’ambiguïté sur elle que sur un chevalier d’Éon. Adulte, Christine continue cependant à engendrer des polémiques historiographiques de par son refus catégorique du mariage : « Mon humeur est ennemie mortelle de cet horrible joug (le mariage), auquel je ne consentirai pas pour l’Empire du monde » écrit-elle avant d’ajouter : « Dieu m’ayant fait naître libre, je ne saurois me résoudre à me donner un Maître (= un mari) et puisque je suis née pour commander, il n’y a pas moyen que je puisse me résoudre à obéir ». Ce refus du mariage est ancré chez Christine depuis sa jeunesse. Déjà à Stockholm, jouant elle-même dans son premier ballet à l’époque de la mort de l’épouse d’Axel Oxenstierna, elle était déguisée en Diane, déesse de la virginité qui « se rit de l’humeur des amours transis » et elle y résiste à une autre « comédienne » et « danseuse » son amie Ebba Sparre, déguisée en Vénus, malgré Cupidon auquel Diane arrache les ailes. Christine à vie étonne l’Europe par ses propos contre le mariage au point que Madeleine de Scudéry (restée aussi « demoiselle ») dans son roman à clefs Artamène ou le Grand Cyrus fait apparaître Christine sous le nom de Cléobuline qui tient des propos violents contre le mariage considéré comme une vraie tyrannie. Christine emploie les mêmes mots que Sappho qui critique la place de la femme dans la société et qui déclare que le mariage est « un long esclavage » car les maris sont des maîtres qui peuvent devenir des tyrans. (La petite-fille de Mme de Sévigné (1626-1696) par exemple fut mise au couvent par son époux, le marquis de Simiane, en raison de ses dépenses excessives. Mme de Sévigné, elle, eut la chance d’être une jeune veuve fortunée).
Peur d’avoir à obéir chez Christine ? Oui. Peur de ne pouvoir enfanter comme le disent les prophéties qui circulent en Suède dès 1650 qui prétendent qu’elle ne pourrait avoir d’enfants, alors qu’elle dira le contraire à la Pologne à l’âge de 41 ans en 1667 ? Peut-être. Ou peur aussi d’accoucher d’un monstre ? « Il peut naître de moi un Néron aussi bien qu’un Auguste », aurait-elle dit. À sa décharge, elle n’a pas été la seule souveraine à rejeter l’idée de mariage. Élisabeth Ire en Angleterre au XVIe siècle, Catherine II en Russie au XVIIIe siècle ont voulu garder leur indépendance afin de gouverner seules en qualité de célibataire pour la première et d’éternelle veuve libre (et libérée) pour la seconde. Chez Christine toutefois, le sentiment qu’elle exprime vis-à-vis d’une union matrimoniale n’est pas du seul ressort du refus du partage du pouvoir, ni d’un vrai refus de domination masculine. Chez elle, le mariage entraîne un véritable sentiment de répulsion qui dépasse largement ce qui serait une simple rébellion contre un système patriarcal. « Il faut admirer le courage de ceux qui se marient », écrit-elle, ou encore : « il faut plus de cœur (= courage) pour le mariage que pour la guerre ». À l’égard du mariage, dans sa propre Autobiographie elle s’adresse ainsi à son Créateur et justifie son célibat : « Mon tempérament ardent et impétueux ne m’a pas donné moins de penchant à l’amour que pour l’ambition. En quel malheur ne m’en eût pas précipité un si terrible penchant, si Votre Grâce n’eût pas employé mes défauts mêmes pour m’en corriger. Mon ambition, ma fierté, incapable de se soumettre à personne et mon orgueil, méprisant tout, m’ont servi de merveilleux préservatifs et, par Votre Grâce, Vous y avez ajouté une délicatesse si fine, par laquelle Vous m’avez garantie d’un penchant si périlleux pour votre Gloire et mon Bonheur, et quelque proche que j’aie été du précipice, Votre puissante main m’en a retirée. Vous savez, quoi qu’en puisse dire la médisance, que je suis innocente de toutes les impostures dont elle a voulu noircir ma vie. J’avoue que, si je ne fusse née fille, le penchant de mon tempérament m’aurait entraînée peut-être en de terribles désordres. Mais Vous m’avez fait aimer toute ma vie la gloire et l’honneur plus qu’aucun plaisir, Vous m’avez préservée des malheurs où les occasions, la licence de ma condition et l’ardeur de mon tempérament m’auroient précipitée. Je me serois sans doute mariée si je n’eusse reconnu en moi la force que vous m’avez donnée de me passer des plaisirs de l’amour. Je savois trop bien le monde pour ignorer qu’une fille, qui a dessein de se divertir, a besoin d’un mari : surtout une fille de ma qualité, qui n’épouse un mari que pour se faire un sujet, ou plutôt un esclave de ses volontés et de ses caprices. J’étois née d’une condition et dans une fortune telle que je pouvois choisir entre tous les hommes celui qui auroit été le plus à mon gré car il n’y en avoit pas dans le monde qui se crût heureux, si j’eusse voulu lui donner ma main. Je connoissois trop bien tous mes avantages pour n’avoir pas à l’esprit de m’en servir. Si j’eusse senti en moi quelque foiblesse, j’aurois su, comme tant d’autres, me marier pour me divertir et jouir de tous mes avantages et je n’aurois pas eu cette invincible aversion (dont j’ai donné tant d’éclatantes marques) pour le mariage, s’il m’eût été si nécessaire ».
Cette aversion va jusqu’à l’inciter à créer un curieux ordre de chevalerie, l’ordre d’Amarante dont l’affiliation nécessite pour sa quinzaine de membres, hommes et f...