CHAPITRE 1
Le nuancier du dédain : le mot et ses adjectifs
Le mot « dédain »
Le mot « dédain » vient du latin dignare, il est issu de la famille de « dignité, juger digne de ». « Dédaigner » (à l’origine desdein au XIIe siècle) est le contraire de « daigner ». « Dédaigner » est une forme active de refus.
Et « dégrigner » n’est pas loin, ce mot du patois parisien dont usent les gens de Marivaux et qui signifie « traiter de haut, mépriser » : « alle dégrignera votre homme, alle dira que c’est du fretin{12} ».
« Dédain = mépris exprimé par l’air, le ton, le maintien (antonyme : admiration, respect, estime) », dans le Dictionnaire Larousse universel de 1922. Pensée, attitude, sous-entendu, rétorsion, manœuvre ou didascalie, le dédain est partout. Même invisible. Il progresse par proximité, comme un virus.
Un mot bien commode qui ne déteste pas la parure des adjectifs. Nos dédains peuvent être profonds{13}, marqués, complets, fiers, orgueilleux, rogues, altiers, suprêmes, superbes, magnifiques, aristocratiques, souverains{14}, mordants, offensants, insolents, écrasants, affreux{15}, violents{16}, froids{17}, glaciaux{18} et même paisibles{19}, légers et bienveillants{20} ou souriants{21}. À l’inverse, ils peuvent apparaître affectés{22}, faux{23}, simulés{24} ou déplacés{25}. Par la parole de Cambronne, le dédain est « titanique{26} »... Contre les faussaires, il est « impérial{27} » et contre les prolétaires, il est « transcendantal{28} ». Pour caractériser le scepticisme, il est « transcendant{29} ». Par Paul Valéry, il est « souverain » :
« Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain{30}. »
Le dédain peut être « incommensurable » selon Maurice Barrès reçu le 17 janvier 1907 à l’Académie française{31}, au siège d’Heredia, par Leconte de Lisle : « Leconte de Lisle, debout dans le cercle étroit de ses hôtes, et laissant parfois tomber avec un dédain incommensurable son large monocle, nous donnait son exemple et quelques préceptes. » Il peut être « satanique » dans le feuilleton « Mystère » du Temps du 31 décembre 1910 de la part d’un méchant sauvé par un juste à l’encontre duquel il n’éprouve, au lieu de gratitude, qu’un « ironique dédain ».
Enfin, le feuilletoniste{32} nous offre un festival d’adjectifs pour couvrir le flegme du gendre vis-à-vis de la belle-mère qui exerce à l’encontre de celui-ci « son dédain sous toutes les formes imaginables. Le dédain direct, le dédain indirect, le dédain par implication, le dédain par sous-entendu – je supportais tout sans protester ».
Le dédain brille de tous ses feux, en toutes circonstances. Et jour et nuit.
Vous dormez ? Le sommeil ne vous dispense nullement de continuer à émettre du dédain. La nuit elle-même peut prendre une forme dédaigneuse comme le proviseur malheureux du Sang noir de Louis Guilloux pendant la Première Guerre mondiale qui « poussa un soupir, remua légèrement la tête, comme conscient de cet abandon, et ses lèvres esquissèrent une moue à laquelle le sommeil donna un caractère curieusement dédaigneux ».
La nuit, il mime involontairement le dédain. Mais au matin, nul n’échappe au réveil, il reprendra consciemment la figure du dédain.
Mais le dédain brille trop parce qu’il brûle tout sur son passage. Et les insolations par dédain sont légion. Il est malheureusement, par nature, aussi excessif qu’injuste. Quel que soit son ressort. Il est des dédains spontanés, innés, hérités qu’on se transmet de parent à enfant comme un patrimoine fondateur. Des dédains aussi variables, occasionnels et répétés, qui vont et viennent chez les sujets cyclothymiques balançant entre euphorie et dépression : la supérieure de La Religieuse ne cesse de passer d’un état à l’autre : « Elle est tantôt familière jusqu’à tutoyer, tantôt impérieuse et fière jusqu’au dédain{33}. »
Mais, le plus souvent, le dédain se révèle calculé, mimé, ou simplement artificieux, simulé, pour arriver à ses fins. Ainsi, l’orgueil conduit à affecter le dédain pour ne pas s’afficher demandeur, pour ne pas subir le classement officiel, comme Zaza, l’amie de jeunesse de lycée de Simone de Beauvoir (« je me classais d’ordinaire avant elle, même en français... mais je pensais qu’elle dédaignait la première place{34} ») ou, plus simplement, pour « faire monter les enchères » et ne pas paraître quémandeur, selon le vieux principe qu’il ne convient jamais de s’esbaudir sur l’objet convoité. Le dédain sert à différencier, distancier, déclasser, dénigrer, dévaluer, déréférencer. Il permet de cloisonner la vie de chacun, de dissimuler les intentions, en bloquant toute tentative d’empiétement sur la vie privée.
De même en affaires, l’acheteur ne manquera jamais de démontrer hautement son dédain pour l’objet qu’il a repéré. Il en soulignera les défauts, la banalité, mettra en exergue l’acte de bénévolence qu’il concéderait en acceptant de l’acquérir : il n’est qu’indifférence et hésitation affichées. Tout agent immobilier peut raconter la répétition par les clients de ces mises en scène de faux dédain qui annonce par ses fissures l’intérêt de l’acheteur et le début des négociations.
Le Grand Meaulnes{35} n’agit pas autrement pour tenter de se faire désigner par l’instituteur pour une randonnée scolaire dont rêvent tous les écoliers : « Ce petit voyage en voiture à âne serait devenu un événement plus important. [Meaulnes] le désirait aussi, mais il affectait de se taire dédaigneusement. » Pourtant, la manœuvre échouera et Meaulnes ne sera pas retenu.
Un mot accommodant qui ne refuse pas de s’allier au « déprisement » ou à la « despection{36} », à l’animadversion{37}, à la fierté{38}, à l’orgueil, à la prétention, à la suffisance, à la fatuité, à l’infatuation{39}, à la désinvolture, « ce qu’on appelait alors avoir un grand air{40} » (dans Bécassine des années 1920, la marquise de Grand-Air...), à l’air avantageux, à l’impertinence{41}, à l’arrogance, à la morgue{42}, à la hauteur, à la roideur{43}, à la distance, à la prévention, à la froideur, à la vanité{44}, à l’ironie, à la raillerie, au ridicule, au sarcasme, à l’oubli{45}.
Mais un mot accommodant distant des refus trop violents comme la vengeance, l’aversion, le dégoût{46} ou la haine.
Le dédain ne regarde jamais. Il toise. Et remet la masse indistincte à sa « juste » place : en bas.
Pour mesurer le mot, la comparaison avec l’allemand nous éclaire. Qu’il s’agisse de Verachtung, le contraire du respect ou de la considération, et de Geringschätzung, faible degré d’estime, les mots nous parlent : le dédain est négation (pour Verachtung) et minoration (pour Geringschätzung). Dans son livre de 2018 Sigmund Freud et Romain Rolland, Henri Vermorel interroge la souffrance de Freud vis-à-vis des échecs de son père dont il mesure les faiblesses : « Freud évoque [...] la “mésestime” de son père. Or le mot allemand Geringschätzung (“mésestime” ou “piètre estime”) a aussi le sens de dédain et de “mépris”. L’échec conduit-il au dédain du fils pour son père ? Et ce mot allemand suggère une échelle de valeurs dont le sommet serait l’adoration et le tréfonds, l’abandon. La mésestime étant posée, elle aussi, sur un des degrés les plus bas{47}. »
Les stratégies de dédain
De ce mot, souvent associé au tragique (« cette hauteur sereine qui annonce le contentement de soi et le dédain d’autrui et qui est la plus saisissante expression de l’orgueil{48} »), il est malvenu de dire du bien.
Quand bien même, il s’agirait d’un « digne » dédain, dédain du mal, de la mort{49}, dédain de la peur, du « convenu{50} », « dédain que l’on doit avoir pour le paraître{51} », dédain de la malveillance, des intrigues, de la compromission ou de la richesse et des millions{52}, le dédain porte toujours en lui quelque chose de flétrissant non seulement pour celui qui le subit mais aussi pour celui qui l’exerce. Or une belle ou noble cause sera mieux service par le refus ou, au moins, la maîtrise du dédain toujours prêt à sourdre. Car, là où le simple refus bénéficiera de l’aura de « celui qui a su dire non », le dédain, lui, risquera d’être lu comme fuite, faiblesse, ignorance ou même peur de l’affrontement.
Lutter contre le dédain ne signifie nullement tomber dans une naïve béatitude. Il ne s’agit pas de fuir les jugements et les préférences artistiques ou politiques. Au contraire. Ignorer le plasticien contemporain Jeff Koons n’est pas dédain mais conception personnelle de l’art et jugement sur les ballons de couleur et les bulles spéculatives. Le sens du dérisoire n’est pas dédain. Il est subjectif et peut être injuste mais il est inhérent à la dignité de l’homme libre. D’autant que certains artistes pratiquent eux-mêmes ce que Simone de Beauvo...