Chapitre 1
Qu'est-ce qu'un discours radical ?
La police attend que la société soit en danger pour s'alerter. Pour elle, est radical un individu qui s'apprête ou pourrait s'apprêter à passer à l'acte. Pour l'anthropologue et ancienne éducatrice que je suis, le curseur est en amont : est radical tout individu qui utilise la religion pour s'auto-exclure de la société ou en exclure les autres.
La religion comme lien ou comme rupture ?
Revenons aux définitions de base : religion a pour origine les mots latins relegere (« accueillir ») et religare (« relier »). Le croyant se ressource dans sa relation à Dieu pour aller vers les autres et trouver du sens à sa vie. Dès lors que la religion devient une barrière, même symbolique, entre les êtres humains, elle constitue à la fois un obstacle pour la socialisation de l'individu et un danger pour la cohésion sociale. De mon point de vue, on tombe alors dans un processus de dérive sectaire. Lorsqu'un discours religieux conduit l'individu à la rupture – sociale, sociétale, familiale, etc. – on peut parler d'effet sectaire. Le mot « secte » vient du verbe latin secare (« couper »), qui signifie aussi bien « suivre » que « séparer ». Historiquement, il désignait la dissidence d'un groupe religieux mais, aujourd'hui, on l'emploie pour caractériser toute association totalitaire qui vise, par des manœuvres de déstabilisation psychologique, à obtenir de ses adeptes une allégeance inconditionnelle, une diminution de l'esprit critique, une rupture avec les références communément admises – éthiques, scientifiques, civiques, éducatives –, entraînant des dangers pour les libertés individuelles, la santé, l'éducation, les institutions démocratiques{5}...
Lorsqu'un parent me contacte parce qu'il s'inquiète de l'attitude de son adolescent, lorsqu'un manager m'interroge sur le comportement de tel salarié, lorsqu'un élu me demande d'évaluer l'action de telle ou telle association, mon premier angle d'approche consiste à repérer si ces personnes continuent à se « mélanger aux autres » ou si elles ne fréquentent que « des gens comme elles ». La rupture familiale constitue mon indicateur d'alerte le plus fort. Tant que la communication avec la famille est préservée, je sais qu'il reste un espoir pour pouvoir « refaire du lien » avec celui qui est en train de basculer. Mais lorsqu'un jeune commence à prétendre que ses parents ne sont pas « dignes d'être parents », je sais par expérience que la radicalité est bien installée. Cette situation ne concerne pas uniquement des familles ayant vécu l'immigration et/ou de culture arabo-musulmane. Il faut tout de suite le souligner : je suis appelée par des parents de toute origine, et bon nombre d'entre eux sont dépourvus de trajectoire migratoire. En revanche, cela ne concerne que la tranche d'âge des seize-trente ans.
Les adultes qui demandent de l'aide se plaignent d'abord de la rupture du jeune avec le reste du monde. En Bretagne, des animateurs sportifs n'arrivent plus à communiquer avec la nageuse qui s'est entraînée cinq ans pour participer au prochain championnat, mais qui refuse dorénavant de se mettre en maillot de bain. À Paris, une éducatrice d'origine allemande s'aperçoit que son fils converti déchire les photos de famille, déclarant qu'il veut « tout effacer » avant sa « rencontre avec Dieu ». À Marseille, une femme m'explique que son frère jette la télévision par terre lorsque ses parents veulent regarder une chaîne occidentale. Si on ne peut parler de repli communautariste, car chaque jeune est solitaire et s'identifie d'abord à des « pairs virtuels » rencontrés sur internet, il s'agit bien en revanche d'une attitude de rupture totale avec l'extérieur.
Dans les débats, il arrive que certains sociologues m'opposent l'idée que, dans la religion chrétienne, on accepte qu'un croyant s'isole volontairement (dans un monastère, un couvent...) sans l'estimer pour autant sectaire ou radical. Ce constat est vrai, à la différence qu'il n'existe pas en islam de lien entre la spiritualité et l'isolement. Les mouvements les plus spirituels, comme le soufisme, ne se sont jamais retirés définitivement du monde. Des périodes de retrait (khalwat) sont recommandées afin de se libérer des liens matériels, mais elles sont toujours momentanées. Ce sont des moments de ressourcement pour se préparer à participer à la société avec plus de dévouement. L'ascétisme ne fait pas partie de la tradition musulmane, sauf pendant la période du ramadan, où il est effectivement demandé de « se priver » pour se rapprocher de Dieu{6}. Les commentaires des savants musulmans en font aussi une lecture sociale : il s'agit de se mettre « à la place d'un pauvre qui ne possède rien » à tous les niveaux : pas de parfum, pas de nourriture, pas de boisson, pas de cigarette, pas de partenaire amoureux, etc. C'est une sorte de rappel ponctuel destiné à faire apprécier au croyant la chance qu'il a de pouvoir manger, travailler, aimer. Une fois ce moment passé, le musulman doit reprendre ce que l'on appelle « la voix du juste milieu » : ni ascétisme ni superficialité. Il ne doit pas se priver du nécessaire mais pas non plus exhiber ses richesses le cas échéant, car « l'argent ne fait que passer pour être redistribué, il n'appartient à personne ». Cette exigence part du principe que le croyant vit au milieu de la cité. Dans la mesure où l'islam recherche la justice sociale, appartenir à la cité et participer à ses activités fait partie de l'éthique de tout musulman.
Tout passage par l'islam pour s'isoler durablement dans une bulle ne peut donc être banalisé. Il constitue forcément un symptôme. Mais de quoi ? Pas forcément de la radicalité : nous allons voir que la rupture constitue parfois une étape dans un parcours humain pour quantité de raisons. Mais lorsqu'un jeune associe sa rupture à une justification religieuse, il me semble que cela doit attirer l'attention, non pas de manière stigmatisante ou répressive, mais pédagogique : ce qui est présenté comme un principe de l'islam (ne pas se mélanger aux autres) doit être interrogé par les interlocuteurs et non appréhendé et validé comme une simple application de la religion.
Les différents degrés de rupture sociale
Quand je suis appelée sur le terrain pour évaluer le degré de radicalité d'un individu, je cherche en premier lieu à mesurer le maintien de ses liens avec son environnement précédent : est-il en rupture scolaire, professionnelle, amicale, familiale ? A-t-il cessé de voir ses anciens amis ou a-t-il gardé des liens ? Fréquente-t-il tous types de personnes ou uniquement « des musulmans comme lui » ? Une fois, une mère de famille catholique investie dans la vie de son église, épouse d'un militaire haut gradé, m'a contactée car elle était inquiète pour sa fille. Cette dernière s'était convertie assez rapidement, arborait un jilbab{7} beige très couvrant qui descendait jusqu'à sa poitrine et avait choisi de terminer et soutenir son master de sciences politiques en Égypte. En posant quelques questions, j'ai pu la rassurer rapidement. Sa fille écrivait régulièrement à toute la famille, revoyait ses amis dès qu'elle rentrait pour les vacances, partageait des séances de cinéma avec eux, commentait l'actualité politique devant BFM TV, etc. Elle n'était pas « en rupture » avec son ancien univers. Évacuant cette perspective de radicalité, cette mère de famille s'est ouverte à moi et m'a appris que sa fille avait été victime d'un abus sexuel à l'âge de cinq ans. Cela n'était pas la première fois que je faisais ce constat. Le discours radical a un certain succès auprès des « converties » qui ont subi une intrusion corporelle, dans la mesure où il propose la construction de frontières symboliques infranchissables avec le reste du monde. Dans ce cas précis, j'ai émis l'hypothèse que la jeune fille avait investi de manière momentanée son jilbab, uniquement pour passer le cap de jeune adulte au cours duquel sa sexualité émergeait. Elle avait probablement ressenti le besoin de se construire une enveloppe protectrice et le jilbab remplissait cette fonction à ses yeux. La frontière que la jeune fille instaurait avec son grand tissu n'était donc que physique, pas mentale : il n'y avait pas de rupture symbolique avec le reste du monde puisqu'elle communiquait sur les mêmes registres que précédemment. J'ai demandé à sa mère de surveiller attentivement le maintien des liens et de m'avertir s'il y avait la moindre régression. Six mois plus tard, celle-ci m'informait que sa fille avait réussi son master, rencontré un garçon et ôté son jilbab, ce qui ne l'avait pas empêchée de rester musulmane.
À l'inverse, le cas d'un garçon qui se met à arracher les rideaux de la chambre de ses parents, sous prétexte que le chameau qui y figure représente le diable, m'inquiète fortement. D'emblée, il est dans une démarche de rupture avec son environnement familial. À ce stade, il est difficile de rétablir le lien. Que les parents soient musulmans ou pas, le désarroi est le même : ils ont le sentiment d'avoir « perdu leur fils ». Il faut à ce moment éviter tout mouvement de rejet de leur part qui alimenterait la rupture... Ce n'est pas facile : la situation est tellement absurde que père et mère ont plutôt envie d'y mettre fin. Mon rôle consiste alors à les accompagner pour qu'ils maintiennent les liens, si possible par des émotions plutôt que par de grandes conversations. Nous verrons plus loin que le discours radical répète que « les ennemis de l'islam vont essayer de diviser pour mieux régner ». Toute discussion avec un jeune dans ce contexte est donc vouée à l'échec, même avec un imam qui voudrait rectifier le tir. Le radicalisé n'entend que ce qu'il a envie d'entendre. Mieux vaut passer par les affects : lui préparer son gâteau préféré, repasser son film adoré, afficher des photos de vacances, etc. L'objectif consiste à maintenir les liens coûte que coûte, pour contrer les radicaux qui s'efforcent de soustraire leurs proies à ceux qui ont participé à leur socialisation : enseignants, patrons, collègues, parents... Dans de nombreux cas, les groupuscules entraînent leurs membres à détruire ce qui pourrait rappeler leur passé (vêtements, parfum, albums photos...), voire à changer de nom. Effacer le passé permet de dénouer les attaches.
Le diagnostic des parents
Restons sur le dernier exemple : un garçon arrache les rideaux en prétendant que le dessin du chameau est haram (« illicite », « interdit par Dieu »), puisque c'est une « représentation »{8}. Si les parents ne connaissent pas la culture musulmane, ils ont bien du mal à évaluer s'il s'agit d'une croyance musulmane, telle que le prétend leur fils converti, ou s'il s'agit d'un signe de rupture. Ils ont entendu à la télévision que « la magnifique statue du Bouddha a été détruite par les musulmans » dans tel pays, ils savent que Charlie Hebdo et d'autres journaux ont été attaqués parce qu'ils avaient représenté le prophète Mohammed, ils ont constaté que les mosquées visitées lors de leurs voyages ne contiennent pas de reproductions de figures humaines... Si les parents connaissent la culture musulmane, ils savent qu'on ne dessine pas de figurines dans les mosquées en mémoire de la fondation de l'islam{9} mais que cela n'entraîne pas pour autant l'interdiction de dessiner des animaux. Il peut exister un débat sur le fait de dessiner des prophètes, mais pas des chameaux. Seuls les groupuscules radicaux prétendent que toute statue, tout dessin, toute représentation, qu'elle soit animale ou humaine, doit être détruite.
Les parents de référence musulmane ne s'y trompent pas : ils ont eux-mêmes grandi avec des représentations animales sur des tapis ou des rideaux... Lorsque leur fils les déchire un beau matin, ils n'ont besoin d'aucun psychologue ou historien pour diagnostiquer un dysfonctionnement. Toute justification religieuse à cet acte étant évacuée, il ne reste que la volonté de rupture, qu'ils perçoivent bien. Lorsqu'ils vivent en France, cette perspicacité ne les aide pas pour autant car leurs interlocuteurs, souvent pétris de représentations négatives sur l'islam, ne partagent pas leur appréhension : « Votre enfant pense que le chameau du rideau représente le diable ? Il est plus musulman que vous, poussez-le à mieux s'intégrer, nous ne pouvons rien faire... »
La rupture, symptôme de la radicalité
Cet indicateur du processus de rupture permet aussi de différencier les radicalisés des jeunes « tendance Frères musulmans » qui, eux, considèrent l'islam non comme une simple religion mais comme un programme social et politique qui peut régler tous les problèmes. En effet, les jeunes de cette mouvance ne se mettent jamais en rupture. Bien au contraire, ils se mélangent à la société, rencontrent de nombreuses personnes, discutent des heures entières, adhèrent à des associations diverses et variées, prennent des responsabilités, fréquentent des acteurs de tous bords de la justice sociale, y compris des marxistes athées, n'ont aucun souci pour s'asseoir autour de tables fournies en saucisson et bières, s'occupent volontiers de non-musulmans, puisque leur but est de faire comprendre que « l'islam a les solutions ».
À leurs yeux, être musulman passe par des actions concrètes de bonne citoyenneté : ramasser les papiers sales du quartier, porter les paquets de la vieille voisine, participer aux décisions d'intérêt général, etc. Ainsi, ils se disent que « le monde va comprendre à quel point l'islam est positif, peut tout gérer et apporter harmonie et paix ». Dans leur idée, si chacun adhère à l'islam, l'application de ses principes éliminera les injustices. Il n'est pas rare que ces jeunes s'affrontent avec les radicaux au moment des élections, les premiers estimant que c'est un devoir de musulmans de participer à la société dans laquelle ils vivent, les seconds estimant que c'est un péché de « voter pour un mécréant » et de participer à un débat qui ne les regarde pas (un peu en miroir de Michel Onfray qui lui aussi critique le président Hollande sur son intervention au Mali en estimant que « cela ne nous regarde pas car les musulmans maliens n'ont qu'à se débrouiller avec leur charia... »).
Inutile de préciser que j'ai toujours trouvé plus facile de désamorcer une vision « tendance Frères musulmans » qu'une vision radicale. Dans le premier cas, la personne est investie au sein de la société et discute volontiers. Dans le deuxième, un univers symbolique s'érige en frontière infranchissable.
L'apparence, un critère suffisant pour évaluer le degré de rupture ?
J'ai évoqué le foulard très couvrant d'une jeune fille qui faisait craindre une certaine radicalité. Nous reviendrons longuement sur la question du foulard en général{10}. Mais indiquons immédiatement que le port du niqab (visage caché) n'est prôné que par les mouvements radicaux. Toute leur stratégie repose d'ailleurs sur la volonté de faire croire que ce niqab est une simple application au pied de la lettre de l'islam. Ils prétendent que les musulmans se sont trompés depuis quatorze siècles en parlant de foulard et non de niqab. Pourtant, les premiers discours théologiques affirmant que les femmes doivent se cacher intégralement datent de 1930, époque de l'essor des mouvements dits salafistes{11}, dont certains vont tourner au radicalisme. Jusque-là, le port du niqab n'était qu'une tradition locale ancestrale apparue dans des tribus d'Afghanistan, à qui le Prophète avait d'ailleurs ordonné de se découvrir le visage s'ils voulaient faire le pèlerinage à La Mecque. Prôner le niqab « au nom de l'islam » est donc une création contemporaine et non un retour aux sources !
Le débat public ne fait pas toujours la différence entre le foulard et le niqab, estimant que ce n'est qu'une histoire de centimètres... Le rôle d'un attribut est néanmoins important. À la différence du foulard, la fonction du niqab est univoque : elle est clairement d'instaurer une frontière entre celle qui est sous le drap noir et le reste du monde. Le niqab broie physiquement les contours de celle qu'il couvre : elle n'est plus identifiée et identifiable. En ce sens, le niqab constitue à mes yeux d'ancienne éducatrice un signe évident de rupture et donc de radicalité.
Il n'est pas facile de se prononcer sur les habits couvrants masculins. On peut croiser un homme en kami (longue tunique claire) qui se dirige vers la mosquée. Il a mis des vêtements qui lui procurent un sentiment de propreté avant d'entrer en relation avec Dieu par sa prière. En revanche, si cet homme garde ces mêmes habits pour se rendre à son entreprise, cela m'interroge. Pourquoi veut-il se déma...