Chapitre I
État des lieux
Ouvrir le chapitre de la politique est un exercice redoutable. C'est s'exposer, en effet, à ce que nombre de lecteurs ferment ce chapitre avant même de l'avoir lu. La politique ne les concerne pas. Ce réflexe en dit long sur l'état des relations entre « les gens » et les institutions qui sont censées les représenter. Comment en est-on arrivé là ?
Nous commencerons donc par un état des lieux des mécanismes et des fonctionnements qui contribuent à rendre la politique si « étrangère » aux préoccupations des personnes. Puis nous tenterons de comprendre ce qui s'est passé depuis une trentaine d'années dans notre pays. Enfin – sans nous boucher les yeux devant les conséquences de cette situation – nous nous poserons la question : cette situation ne serait-elle pas porteuse d'un sursaut possible ?
Faire un état des lieux, ce n'est pas seulement exercer son droit d'inventaire, c'est tenter de scruter ce que la situation présente peut contenir de potentialités nouvelles.
« On restera toujours les oubliés »
Elles sont amies depuis longtemps. Dix femmes d'un quartier populaire de Lille se rassemblent chaque mois, pour un temps de partage en Action catholique ouvrière (ACO). Toutes vivent seules avec un ou plusieurs enfants. La vie est « galère » pour chacune d'elles, entre les petits boulots et les multiples démarches pour obtenir les aides auxquelles leur situation leur donne droit. Plusieurs travaillent comme femmes de ménage dans les écoles ou pour des entreprises de nettoyage avec toutes les conséquences liées à ces emplois peu qualifiés : horaires élastiques, accumulation de travaux lourds, précarité de l'emploi... et, naturellement, très bas salaires. Toutes habitent la même cité HLM, dans un climat de promiscuité et d'insécurité permanente. Et pourtant l'amitié qui les lie les fait tenir debout ensemble. Littéralement, elles « s'entre-tiennent » !
En rencontre, elles parlent volontiers de leur vie, de leurs enfants, de leur travail. Parfois avec humour de leurs relations aux chefs, des démêlés avec le bailleur ou les institutions sociales. La dérision est, chez elles, une forme courante de résistance. Un seul sujet reste tabou : la politique ! C'est trop risqué. On évite les sujets qui divisent ! Or, ce jour-là, précisément, c'est dimanche d'élection ! Naturellement, la question arrive sur le tapis...
« Tu es allée voter ce matin ? » « Non, je ne suis même pas inscrite sur les listes. » En effet, sur les dix personnes présentes, trois seulement sont allées voter. « De toute façon, à quoi ça sert ? Ça ne change jamais rien pour nous. La vie est de plus en plus dure ! » « Et puis, que ce soit la droite ou la gauche, rien ne change. On restera toujours les oubliés ! »
Un déchaînement de poncifs et de jugements à l'emporte-pièce succède à ces premières réactions. Elles se contredisent, s'affrontent et finissent par toutes s'accorder sur un seul point : la politique, c'est l'horreur !
L'animateur de la rencontre se risque : « Vous qui n'êtes pas allées voter, si vous y étiez allées, qu'auriez-vous voté ? »... Silence ! On pouvait s'attendre au pire. L'ombre du vote d'extrême droite n'est pas loin. L'une d'elles prend la parole : « Moi, je n'aurais pas voté n'importe quoi... On est des ouvriers quand même ! » Ces femmes ont une conscience ouvrière. Elles ont connu l'ambiance de l'usine. Leurs parents ont participé aux luttes syndicales. Elles ont été mêlées à la vie commune et aux solidarités qui régnaient dans les courées... Tout cela est encore bien vivant dans leur mémoire. Mais pour leurs propres enfants, en sera-t-il de même ?
Une distance vertigineuse...
L'expérience que nous venons de décrire comporte presque tous les ingrédients qui ont rendu la politique si étrangère à la grande masse de nos contemporains. Pourtant ces femmes, dans leurs discussions habituelles, évoquent bien l'école, le logement, l'emploi, les entreprises, la sécurité, tout sujet bien inscrit au-dedans des préoccupations politiques. Comment se fait-il alors qu'il y ait d'un côté les problèmes politiques et de l'autre la politique elle-même, devenue si lointaine ? Le fait que cette séparation concerne les membres les plus fragilisés de notre société ne fait qu'accentuer les traits de ce divorce.
Tout se passe, au fil du temps, comme si une distance quasi infranchissable se creusait entre les habitants de nos quartiers et les institutions qui sont censées les représenter. La rupture est réelle, incontestable. Ce sera l'objet de bien des aspects traités dans les chapitres suivants. Toutefois, nous voulons d'entrée de jeu souligner quelques points de ruptures qui renvoient à la notion essentielle du vivre-ensemble.
Crise des institutions
Les institutions – qui ont fait référence, qui ont créé des attitudes communes, voire contextualisé un grand nombre d'avancées sociales et culturelles – sont en crise. Singulièrement les institutions politiques, mais cela est tout aussi vrai du syndicalisme, de l'école, de la famille ou des églises... Signifier que ces institutions sont en crise, cela renvoie au sens même du vivre-ensemble.
À cette crise des institutions s'ajoute une crise de l'autorité incontestable.
Qui peut encore se dire qu'il a autorité ? L'autorité qui « prescrit » a vécu ! Et si certains pensent qu'elle a encore de beaux jours devant elle, ils vont devoir rapidement déchanter. Mais, dans le même temps, on agite toujours cette autorité comme la panacée à restaurer de toute urgence... Il est vrai qu'elle connaît encore quelques refuges, notamment dans l'institution judiciaire. Les maires des communes s'amusent de s'entendre encore appeler pompeusement « autorité territoriale » du fait qu'ils sont à eux seuls l'exécutif !
Mondialisation subie ou acceptée ?
La crise sociale est amplifiée par la banalisation des distances et du temps. Nous appartenons au monde. Un volcan en Islande gêne la circulation des avions ? Cela devient un sujet de première actualité. Un ministre en campagne électorale en Alsace semonce vertement un « électeur » ? Les images sont diffusées en boucle et... stockées ! Les côtes de Vendée sont secouées par une tornade ? La désolation est montrée dans ses moindres détails.
Tout est dit en quelques secondes... et chacun devient spectateur. Mais cette mondialisation est-elle subie ou acceptée ?
Par ailleurs, est-on encore d'un territoire ? Le lieu de naissance est-il une référence, comme l'est la nature du sol pour la noble dégustation du vin ? Est-on « de souche » ou « étranger » ? Le débat avorté sur l'identité nationale, dans le quinquennat précédent, a montré l'ampleur de la mutation. Comment prendre du recul quand on se trouve, tout à la fois, habiter le quartier de Wazemmes ou de Moulins à Lille, de l'Alma à Roubaix ou de Bourgogne à Tourcoing, ou encore du Colbras à Halluin... et que l'on se sent, en même temps, Flamand, Marocain, Portugais, Espagnol, Européen ou Japonais ? Ce qui est indiqué ici est bien sûr généralisable à Strasbourg, Dijon, Lyon, Marseille, Paris ! De plus, nous sommes spectateurs, avec la Belgique voisine, d'un combat linguistique qui est mené tambour battant. Le Flamand doit parler néerlandais et obliger ceux qui s'adressent à lui à parler dans cette langue pour les démarches administratives (mais pas pour le commerce !) Wallons, Flamands... quelle situation bizarre ! Tandis que, chez nous, le Corse peut s'exprimer dans sa langue, les habitants du Sud peuvent afficher sur les panonceaux de leurs villes et de leurs villages la langue provençale, catalane, ou basque... et que le breton est enseigné.
Derrière cette question de langage se posent toutes celles de la communication, et aussi de la transmission. Transmission des cultures, des coutumes et de la mémoire des peuples. La France s'est construite à partir de ces réalités régionales, « populaires », créatrices de communautés d'appartenance. Si cela a encore du prix, c'est parce qu'il en reste des survivances, des traces ! Mais ne se considèrent-ils pas comme « résistants », ceux qui veulent faire vivre cet attachement au « terroir » passé... que d'aucuns, surtout jeunes et très jeunes, écartent indifféremment en utilisant leurs pouces pour adresser des messages « phonétiques » sur leurs téléphones ?
Il est évident aujourd'hui que l'appartenance à un territoire n'est plus une donnée de base de l'enracinement ! Une des actions menées par les maisons de l'emploi de la communauté urbaine de Lille, initiée par la maison de l'emploi de Lys-Tourcoing, c'est justement d'assurer l'envie de mobilité, notamment des jeunes, par la mise en place de stages longs à l'étranger.
Des « corps intermédiaires » non médiateurs
Pouvons-nous encore souligner avec force le caractère médiateur des organisations ? Organisations syndicales, associations dont le rôle est justement d'assurer la représentation des mandants dans des organismes où il est nécessaire de faire entendre leur voix. L'époque actuelle est symptomatique de leur perte de crédibilité, à tel point que l'enjeu politique majeur est désormais de savoir à quel niveau il y a lieu d'introduire la consultation et la participation de ces organisations.
Le paritarisme a souvent joué un grand rôle dans la vie sociale de la seconde moitié du XXe siècle. La participation aux conseils d'administration des entreprises apparaissait, pour les salariés, comme une avancée... Pourtant, lorsqu'il y a conflit aujourd'hui, les « mouvements spontanés » de riposte de ces mêmes salariés prennent le pas sur les mouvements d'organisation. En effet, la mobilisation émergeant « spontanément » est rapidement médiatisée et prend de l'ampleur. Des délégations sont alors reçues par les « autorités » et se trouvent ainsi légitimées. D'autre part, cette mobilisation, qui s'étend comme un feu de paille – et se résorbe parfois aussi vite – répond de moins en moins à des « mots d'ordre ».
Comment expliquer un tel discrédit jeté sur les structures de médiation ? Seule devient crédible « la base ». Et les délégués négocient sur toile de fond d'actions percutantes et médiatisées.
Ces phénomènes sont révélateurs d'une profonde angoisse. La disparition de la sidérurgie, la fermeture de sites pétroliers, l'abandon en rase campagne de sites de production financièrement à l'aise, etc. ont fini par discréditer les structures de médiation !
De nouvelles formes d'organisation apparaissent. De nombreuses actions de ce type sont menées par les jeunes eux-mêmes, quand des annonces de fermetures et de licenciements les atteignent avec violence. Ces jeunes, qui prennent alors une très grande place, participent à cette mutation profonde, avec la tenue de multiples assemblées générales et la recherche de coordinations. Comment faut-il considérer le fait qu'une nouvelle organisation syndicale n'a pas voulu mettre en place des instances fédérales et confédérales, fondant sa stratégie sur des sections locales et des coordinations ? Tout se passe comme s'il n'était plus nécessaire, dans ce monde marqué par l'individualisation des comportements, d'avoir recours à des organismes qui assurent l'intermédiation, dans la défense des individus ou la proposition de nouvelles réponses.
Nos institutions avaient essentiellement pour fonction de permettre la structuration du besoin exprimé de vivre-ensemble, avec des enjeux forts de tranquillité et de sécurité, valeurs qui recouvrent l'essentiel des demandes sociales : sécurité de l'emploi, sécurité des personnes, sécurité des biens, sécurité sociale, sécurité des revenus, sécurité des « frontières ».... Mais la sécurité n'est plus ce qu'elle était !
Que nous est-il donc arrivé ?
Quelle rupture s'est donc produite dans la transmission ? Les tentatives pour expliquer les phénomènes que nous venons de décrire sont multiples. Essayons de nous donner quelques clés de compréhension...
Un libéralisme sans partage
Une première explication de cette rupture est à chercher du côté des bouleversements socio-économiques. Les règles du jeu, définies par des organismes influents, le Fonds monétaire international, l'Organisation internationale du commerce, et autres, organisent l'émergence de l'idéologie libérale. Celle-ci fixe la loi. Elle s'appuie sur les mécanismes du seul marché, en lui donnant une fonction prépondérante. De la sorte, elle amoindrit sans discontinuer le rôle des garde-fous qui essaient de limiter les dégâts.
Il est devenu courant de dire que le libéralisme financier se comporte comme une véritable « bombe à fragmentation{5} »... faisant exploser sur son passage toutes les « sécurités sociales » que les peuples se sont données et ont conquises de longue lutte, pour garantir leur vivre-ensemble. Cette logique prédatrice place tous les individus, quels qu'ils soient, sous le règne d'une mise en compétition généralisée. Tous et chacun contre tous les autres ! Les uns – trop faibles – sont rapidement mis hors jeu... tandis que les autres – plus performants – sont poussés à mort dans la course aux résultats ! Au total, chacun est renvoyé à l'isolement le plus mortifère ! Et tous sont réduits à l'état d'objets malléables à merci !
Comment survivre ? Dans ce contexte de déchirement du tissu social, puisqu'il y a compétition sans merci, le « gagnant-gagnant » est devenu une doctrine de la pensée unique. Ainsi, dans le cadre des relations sociales, l'individu, où qu'il soit, est renvoyé à lui-même, il est tenu de se donner du crédit à lui-même, il s'oblige lui-même... quand, récemment encore, grâce aux multiples organisations, puissantes et socialisantes, il se faisait accompagner par celles et ceux qui donnaient du sens à la valeur « solidarité ». Dorénavant, l'individu estime que son jugement, ou sa faculté de discernement, l'autorise à être, à penser, à agir selon sa convenance. « C'est mon choix ! »
De l'analyse au sondage d'opinion
Pourquoi entrer dans un collectif quand il n'y a plus de questions à se poser, quand le sondage d'opinion remplace l'analyse, quand la vie politique est rythmée par des statistiques et des chiffres ? Tout est « déjà fait » par l'opinion. Elle est omniprésente. On dit même qu'elle est publique. La multiplication des sondages le confirme. Les instituts constituent des panels, mis au point à partir de la méthode des quotas. La sensibilité recueillie par les réponses aux questions posées donne des pourcentages qui reflètent, comme une photographie, la réalité à l'instant où le sondage est effectué. Les marges d'incertitude sont appréciées de manière vraiment très faible. L'« opinion » – formule impersonnelle qui prétend faire s'exprimer des millions d'individus autour d'une réponse simple à une question simpliste – dessine alors le paysage de la représentation. Un millier de « je » fabrique une tendance. Et la dictature du prêt-à-porter supplée aux analyses. Il y a une réelle dépossession du débat collectif.
Quand il s'agit d'élections, on attend que l'addition des votes exprime la vérité du sondage. Qu'est-ce que cela engendre ? Manifestement, un véritable détachement. Est-il encore nécessaire de s'exprimer, de se déplacer, de donner son point de vue, de s'exposer... quand il nous est dit : « voilà l'état de la question, et c'est la vérité de l'opinion publique » ? La « parole » du sondage réduit les effets des influences. Il y a des sondages sur tout, tout le temps. L'individu, « panélisé », devient seulement référence, casé dans des catégories socioprofessionnelles, alors qu'auparavant sa situation, son appartenance, ses coutumes, ses modes de vie le manifestaient dans son authenticité.
Il y a des signes qui ne trompent pas et, parmi ceux-ci, il en est un qui se détache avec force et constance : il s'...